Card. Cantalamessa, première prédication de carême © Vatican Media

Card. Cantalamessa, première prédication de carême 2022 © Vatican Media

Carême: « La présence réelle de Jésus dans l’eucharistie », par le card. Cantalamessa (4/5)

« Considérez, frères, l’humilité de Dieu »

Share this Entry

« La présence réelle de Jésus dans l’eucharistie »: c’est le thème de la quatrième prédication de carême, donnée par le cardinal Raniero Canalamessa, ce vendredi 1er avril 2022, dans la Salle Paul VI du Vatican.

Rappelons que le thème général de ce carême est: « Prenez, mangez : ceci est mon corps » – Une catéchèse mystagogique sur l’Eucharistie ».

La cinquième et dernière prédication de Carême aura lieu vendredi prochain, 8 avril 2022. La prédication de la Passion, le vendredi Saint, est aussi confiée par le pape au prédicateur de la Maison pontificale.

Les trois vendredis précédents, le cardinal Raniero Cantalamessa s’était penché sur la liturgie de la parole, la consécration, puis la communion.

«La foi en la Présence réelle est une chose merveilleuse, mais elle ne suffit pas», a notamment fait remarquer le cardinal capucin: il a évoqué les différentes tradition eucharistiques, latine, orthodoxe, protestante.

Il a fait observer que même si l’on se fait une idée exacte théologiquement de la Présence réelle du Christ dans l’Eucharistie, il faut aller plus loin: « De nombreux théologiens savent tout du mystère, mais ils ne connaissent pas la Présence réelle. En termes bibliques, on ne ‘connaît’ quelque chose que lorsqu’on en a fait l’expérience (…). Pour connaître le feu, il faut avoir été, au moins une fois, si près d’une flamme qu’on risque de s’y brûler. »

Il évoque l’alliance de la foi et du sentiment dans la perception de la Présence réelle, d’où «doit jaillir spontanément la révérence et, même, un sentiment de tendresse pour Jésus dans le Sacrement». C’est là «un sentiment si délicat et si personnel que même les mots pourraient le détruire».

Il a recommandé non seulement les grands chantres de l’Eucharistie – Augustin, Ambroise, Thomas d’Aquin – mais aussi  son saint patron et celui du pape: saint François d’Assise qui débordait d’amour devant Jésus Eucharistie, tout comme il était ému devant l’Enfant de Bethléem, le voyant« si impuissant, si confié à l’humanité, si humble ».

Dans sa Lettre à tous les frères, saint François écrit: « Que le ciel exulte quand le Christ, le Fils du Dieu vivant, est sur l’autel entre les mains du prêtre.»

Saint François rappelle comment le « Seigneur de l’univers », « Dieu et Fils de Dieu », « s’abaisse tellement que, pour notre salut, il se cache sous un morceau de pain. (…) Considérez, frères, l’humilité de Dieu (…). Epanchez vos cœurs devant Lui, et soyez humbles pour être élevés par Lui ».

« Ne retenez donc rien pour vous-mêmes, afin que vous reçoive entièrement Celui qui se donne entièrement à vous », dit encore saint François à ses frères.

La première prédication, sur la liturgie de la Parole, se trouve ici.

La deuxième prédication ici.

La troisième prédication ici.

Voici la traduction officielle en français (par Cathy Brenti) de la 4e prédication du cardinal Cantalamessa.

Raniero Card. Cantalamessa, ofmcap

LA PRESENCE RÉELLE DE JÉSUS DANS L’EUCHARISTIE

Quatrième prédication, Carême 2022

 

Après nos catéchèses mystagogiques sur les trois parties de la Messe –la liturgie de la Parole, la consécration et la communion – méditons aujourd’hui sur l’Eucharistie comme « présence réelle » du Christ dans son Eglise.

Comment affronter un mystère si élevé, inaccessible ? Il nous vient aussitôt à l’esprit le nombre incalcu­lable de théories et de discussions à ce sujet, les divergences entre catholiques et protestants, entre latins et orthodoxes, qui remplissaient les livres où nous – qui avons un certain âge – avons étudié la théologie ? Nous sommes enclins à penser à l’impossibilité d’ajouter quoi que ce soit à ce mystère qui puisse faire grandir notre foi et réchauffer notre cœur, sans glisser inévitable­ment dans la polémique entre les diverses confessions chrétiennes.

Mais c’est exactement ce en quoi consiste l’œuvre merveilleuse que l’Esprit Saint est en train d’accomplir, de nos jours, entre tous les chrétiens. Il nous pousse à reconnaître combien, dans nos discussions sur l’Eucharistie, il y avait de présomption humaine de pouvoir en­fermer le mystère dans une théorie ou même dans une parole, comme aussi la volonté de l’emporter sur l’adversaire. L’Esprit nous pousse au repentir, car nous avons réduit le gage suprême de l’amour et de l’unité que le Seigneur nous a laissé jusqu’à en faire l’objet privilégié de nos querelles.

Le moyen de nous acheminer sur cette voie de l’œcuménisme eucharistique, c’est la recon­naissance mutuelle, la voie chrétienne de l’agapé, du partage réciproque. Il ne s’agit pas de passer outre les divergences réelles ou de faillir, en quoi que ce soit, à l’authentique doc­trine catholique ; il s’agit plutôt de mettre en commun les aspects positifs et les valeurs au­thentiques qu’il y a dans chacune des trois grandes traditions chrétiennes, de manière à construire une « masse » de vérité commune, qui nous entraîne vers une unité toujours plus pleine.

Il est étonnant de voir combien certaines positions catholiques, orthodoxes et protestantes autour de la présence réelle divergent les unes des autres et sont destructrices, si on les oppose et si on les voit alternativement entre elles, alors qu’elles apparaissent, au contraire, merveilleusement convergentes, si on les maintient ensemble en équilibre. C’est la synthèse qu’il faut commencer à faire ; il faut passer les grandes traditions chrétiennes comme au tamis, pour retenir de chacune, comme nous l’exhorte l’Apôtre, « ce qui est bien » (cf. 1 Th 5, 21).

 

La tradition latine : une présence réelle, mais cachée

 

Dans cet esprit, prenons le temps de regar­der d’un peu plus près les trois principales tra­ditions eucharistiques : latine, orthodoxe et pro­testante, pour nous inciter à bâtir sur les richesses de chacune et à les réunir toutes dans le trésor commun de l’Eglise. L’idée que nous aurons, à la fin, du mystère de la présence réel­le n’en sera que plus riche et plus vivant.

Dans la théologie et la liturgie latines, le centre indiscuté de l’ac­tion eucharistique d’où jaillit la présence réelle du Christ, c’est le moment de la consécration. C’est là que Jésus agit et parle à la première personne. Saint Ambroise, par exemple, écrit :

Ce pain est du pain avant les paroles sacramentelles ; mais, quand intervient la consécration, le pain devient chair du Christ… Par quelles paroles s’opère la con­sécration ? Et de qui sont-elles ? Du Seigneur Jésus ! Toutes les prières qui sont prononcées avant ce moment, le sont par le prêtre qui loue Dieu, prie pour le peuple, ceux qui le gouver­nent et pour les autres ; mais quand vient le moment où se réalise le saint sacrement, le prêtre ne se sert plus de ses propres paroles, mais de celles du Christ. C’est donc la parole qui opère (conficit) le sacrement… Vois-tu combien est efficace (operatorius) la parole du Christ ? Avant la consécration, il n’y avait pas le corps du Christ, mais après la consécration, je te le dis, désormais le corps du Christ est là. C’est lui qui a parlé et cela arriva ; lui qui a commandé et cela exista (cf. Ps 33, 9)[1].

Dans la vision latine, nous pouvons parler d’un réalisme christologique. « Christologique », car l’attention est tout entière tournée vers le Christ, considéré aussi bien dans son existence historique et incarnée que comme Ressuscité. Le Christ est tout autant l’objet que le sujet de l’Eucharistie : celui qui est réalisé dans l’Eucharistie et celui qui réalise l’Eucharistie- « Réalisme », car on ne voit pas Jésus présent sur l’autel simplement dans un signe ou un symbole, mais en vérité et avec sa propre réalité. Pour donner un exemple d’un tel réalisme, prenons le cantique « Ave verum » : « Salut, corps véritable, né de la Vierge Marie, toi qui as réellement souffert et qui fus immolé sur la croix pour les hommes, du côté transpercé duquel ont jailli du sang et de l’eau… »

Par la suite, le Concile de Trente a apporté plus de précisions sur la manière de concevoir la présence réelle, en utilisant trois adverbes : vere, realiter, substantialiter ; Jésus est présent véritablement, pas seulement en image ou en figure ; il est réellement présent et pas seule­ment subjectivement, à cause de la foi des croyants ; il est présent substantiellement, c’est-à-dire selon sa réalité profonde qui est in­visible aux sens, et non selon les apparences qui restent du pain et du vin.

Il y avait, c’est vrai, un danger possible, celui de tomber dans un réalisme « cru », ou excessif, mais ce danger trouve son remède dans la tradition même. Saint Augustin a clarifié la chose, une fois pour toutes : la présence de Jésus dans 1’Eucharistie advient « in sacramento », autre­ment dit, ce n’est pas une présence physique mais sacramentelle, par l’intermédiaire de signes qui sont, précisément, le pain et le vin. Dans ce cas pourtant, le signe n’exclut pas la réalité, mais la rend présente dans un mode unique, à savoir qu’une réalité spirituelle – ce qu’est le corps du Christ ressuscité – peut se rendre présente pour nous, tant que nous vivons encore dans cette vie.

Saint Thomas d’Aquin – l’autre grand maître de la spiritualité eucharistique latine, avec saint Ambroise et saint Augustin – tient le même discours quand il parle d’une présence du Christ « selon la substance » sous les espèces du pain et du vin[2]. Dire, en effet, que Jésus se rend pré­sent avec sa substance dans l’Eucharistie, revient à dire qu’il se rend présent dans sa réa­lité véritable et profonde qu’on ne peut atteindre que moyennant la foi : « La vue, le toucher, le goût : tout ici faillit ; ne reste que la foi dans ta parole », chante-t-on dans l’hymne « Adoro Te devote » qui reflète entièrement la pensée eucharistique de St. Thomas : « Visus, tactus, gustus in te fallitur – sed auditui solo tuto creditur ».

Jésus est donc présent dans l’Eucharistie d’une manière unique qu’on ne rencontre nulle part ailleurs ; aucun adjectif ne suffit, à lui seul, à qualifier cette présence ; pas même l’adjectif « réel ». Réel vient de res (chose) et signifie : à la manière d’une chose ou d’un objet ; et Jésus n’est pas présent dans l’Eucharistie comme une « chose » ou un objet, mais comme une per­sonne. Si l’on tient à dénommer cette présence, il vaut mieux simplement l’appeler présen­ce « eucharistique », car elle ne se réalise que dans l’Eucharistie.

 

 La tradition orthodoxe : l’action de l’Esprit Saint

 

La théologie latine offre bien des richesses, mais n’épuise pas le mystère – ni ne pourrait le faire. Il lui a manqué, au moins dans le passé, de donner à l’Esprit Saint l’importance qui lui est due, et qui est essentielle pour comprendre l’Eucharistie. Alors nous nous tournons vers l’Orient pour interroger la tradition orthodoxe, d’un cœur tout autrement disposé que naguère : nous ne sommes plus inquiets de la différence, mais heureux du complément qu’elle apporte à notre vision latine.

La tradi­tion orthodoxe met, de fait, l’action de l’Esprit Saint en pleine lumière au cours de la célé­bration eucharistique. Ces confrontations ont déjà porté leurs fruits, du reste, depuis le Concile Vatican II. Jusqu’alors dans le canon romain de la messe, il n’y avait qu’une seule mention de l’Esprit Saint, en incise, dans la doxologie finale : « Per ipsum, et cum ipso et in ipso… in unitate Spiritus Sancti… ». Mais, à présent, tous les nouveaux canons font une double invocation à l’Esprit Saint : la première, sur les offrandes avant la consécration et, l’autre, sur l’Eglise, après la consécration.

Les liturgies orientales ont toujours attribué la réalisation de la présence réelle du Christ sur l’autel à une intervention spéciale de l’Esprit Saint. Dans l’anaphore dite de saint Jacques en usage dans l’Eglise d’Antioche, l’Esprit Saint est invoqué en ces termes :

Envoie sur nous et sur ces dons sacrés qui te sont présentés, ton Esprit de sainteté, Seigneur, et qui donne la vie, qui siège avec toi, Dieu et Père, et avec ton Fils Unique. Il règne, consubstantiel et coéternel ; il a parlé par la Loi, les prophètes et le Nouveau Testament ; sous la forme d’une colombe, il est descendu sur notre Seigneur Jésus Christ dans le Jour­dain et il a reposé sur lui ; il est descendu, sous la forme de langues de feu, sur les apôtres, le jour de Pentecôte. Envoie, Seigneur, sur nous-mêmes et sur ces offrandes saintes qui te sont présentées, ton Esprit trois fois saint afin que, par sa venue sainte, bonne et glorieuse, il sanctifie ce pain et en fasse le corps sacré du Christ (Amen), qu’il sanctifie ce calice et en fasse le sang précieux du Christ.

Il y a ici, bien plus qu’un simple ajout de l’invocation à l’Esprit Saint ; il y a un vaste regard qui embrasse toute l’histoire du salut et permet de découvrir une nouvelle dimen­sion du mystère eucharistique. A partir des paroles du symbole de Nicée-Constantinople, qui définissent le Saint-Esprit « Seigneur » et « Auteur de la vie », « qui a parlé par les pro­phètes », la perspective s’élargit jusqu’à tracer une véritable « histoire » de l’action de l’Esprit Saint.

L’Eucharistie porte à son achèvement cette série d’interventions prodigieuses : l’Esprit Saint qui, à Pâques, fit irruption dans le sé­pulcre et, « touchant » le corps inanimé de Jésus, le fit revivre, réitère ce prodige dans l’Eucharistie. Il vient sur le pain et sur le vin qui sont des éléments morts et leur donne la vie, il en fait le corps et le sang vivants du Rédempteur. Vraiment – Jésus lui-même le disait, en parlant de l’Eucharistie – « c’est l’Esprit qui donne la vie » (Jn 6, 63). Théodore de Mopsueste, qui représente admirablement la tradition eucharistique orientale, écrit :

Grâce à l’action liturgique, notre Seigneur est comme ressuscité des morts et répand sur nous tous sa grâce, par la venue de l’Esprit Saint… Quand le pontife déclare que ce pain et ce vin sont le Corps et le Sang du Christ, il affirme qu’ils le sont devenus au contact de l’Esprit Saint. Il en va comme du corps naturel du Christ, quand il reçut l’Esprit Saint et son onction. A ce mo­ment où survient l’Esprit Saint, nous le croyons, le pain et le vin reçoivent une sorte d’onction de grâce. Et dès lors, nous le croyons, ils sont le corps et le sang du Christ, immortels, incorrup­tibles, impassibles et immuables par nature, comme le corps même du Christ dans la Résurrection[3].

Toutefois, il est une précision dont il faut tenir compte et qui montre que la tradition latine a, elle aussi, quelque chose à offrir aux frères orthodoxes. L’Esprit Saint n’agit pas séparément de Jésus, mais dans la parole de Jésus. Jésus dit à son sujet : « Ce qu’il dira ne viendra pas de lui-même : mais ce qu’il aura entendu, il le dira. […] Lui me glorifiera, car il recevra ce qui vient de moi pour vous le faire connaître ». (Jn 16, 13-14) Voilà pourquoi il ne faut pas séparer les paroles de Jésus (« Ceci est mon corps ») et celles de l’épiclèse (« Que l’Esprit Saint fasse de ce pain le corps du Christ »).

L’appel à l’unité entre frères catho­liques et orthodoxes monte des profondeurs même du mystère eucharistique. Même si, par la force des choses, le souvenir de l’institution et l’invocation de l’Esprit se produisent à des moments distincts (impossible à l’homme d’exprimer le mystère en un seul instant), tou­tefois leur action est conjointe. L’efficacité vient sans aucun doute de l’Esprit (et non pas du prêtre, ni de l’Église), mais cette efficacité s’exerce à l’intérieur de la parole du Christ et à travers elle.

L’efficacité qui actualise la présence de Jésus sur l’autel – je l’ai dit – ne vient pas de l’Église, mais – et je l’ajoute – elle n’advient pas sans l’Église. L’Église est l’instrument vivant qui sert de canal à l’Esprit Saint pour une œuvre commune. Il en est de la venue de Jésus sur l’autel comme de son dernier retour dans la gloire : L’Esprit et l’Epouse [l’Eglise !] disent à Jésus dans la Messe : Viens ! Et, lui, vient (cf. Ap 22,17).

 

La spiritualité protestante, ou l’importance de la foi

 

La tradition latine a mis en lumière « qui » est présent dans l’Eucharistie : le Christ ; la tradition orthodoxe a manifesté « par qui » est opé­rée sa présence, par l’Esprit Saint ; la théologie protestante éclaire « sur qui » cette présence opère ; autrement dit : à quelles conditions le sacrement opère, de fait, en celui qui le reçoit, ce qu’il signifie. Ces conditions sont diverses mais se résument en un seul mot : la foi.

Ne nous attardons pas subitement aux conséquences négatives qu’à certaines époques on a tiré du principe protestant selon lequel les sacrements ne sont que des « signes de la foi » ; dépassons les malentendus et la polémique, et alors nous trouvons bien salutaire cet éner­gique rappel à la foi pour sauver le sacrement et pour ne pas le réduire à l’une des « bonnes œuvres » ou à quelque chose qui agit mécaniquement et par magie, presque à l’insu de l’homme. En fin de compte, il s’agit de découvrir le sens profond de l’exclamation liturgique qui retentit à la fin de la consécration ; et qui, jadis, nous nous en souvenons, était bien insérée au cœur même de la for­mule consécratoire, comme pour souligner que la foi est partie essentielle du mystère : « Mysterium fidei », Mystère de la foi !

La foi ne « fait » pas le sacrement, elle ne fait que le « recevoir » ; seule, la parole du Christ, reprise par l’Église et rendue efficace par l’Esprit Saint, « fait » le sacrement. Mais quelle serait l’utilité d’un sacrement s’il n’était pas « reçu » ? Au sujet de l’Incarnation, des hommes comme Origène, saint Augustin, saint Bernard ont dit : « A quoi bon pour moi que le Christ soit né, jadis, de Marie, à Bethléem, s’il ne naît pas aussi dans mon cœur, par la foi ? » On doit tenir le même langage à propos de l’Eucharistie : à quoi bon le Christ est-il ré­ellement présent sur l’autel, s’il n’est pas présent pour moi ? Du temps où Jésus était présent dans son corps sur la terre, déjà la foi était nécessaire ; autrement – comme il le répète si souvent lui-même dans l’Evan­gile – sa présence n’était d’aucune utilité, sinon pour la condamnation : « Malheur à toi, Corazine, malheur à toi, Bethsaïde ! »

Il faut la foi pour que la présence de Jésus dans l’Eucharistie soit « réelle », certes, mais aussi « personnelle », c’est-à-dire de personne à personne. C’est une chose en effet « d’être là », autre chose « d’être présent ». La présence suppose quelqu’un qui est présent et quelqu’un devant qui il est présent ; elle suppose une com­munication mutuelle, l’échange entre deux sujets libres qui prennent conscience l’un de l’autre. C’est donc beaucoup plus que le simple fait de se trouver dans un lieu donné.

Cette dimension subjective et existentielle de la présence eucharistique n’annule pas la présence objective qui précède la foi de l’hom­me, bien plus elle la suppose et la valorise, tant il est vrai que Luther lui-même, qui a tant exal­té le rôle de la foi, a pu prononcer l’extraordinaire profession de foi dans la présence réelle que voici :

Je ne peux pas comprendre les mots « ceci est mon corps » autrement que ce qu’ils disent. Aux autres, donc, de prouver que là où la parole dit : « Ceci est mon corps », le corps du Christ n’y est pas. Je ne veux pas prêter l’oreille aux explications fondées sur la raison. Face à des paroles si claires, je n’admets pas de questions ; je repousse le bon sens et la saine raison humaine. Preuves matérielles, argumen­tations géométriques… je repousse tout en bloc. Dieu est bien au-dessus de toute espèce de mathématique ; il n’est besoin que d’adorer, dans un très grand étonnement, la parole de Dieu[4].

Nous avons jeté rapidement un regard sur la richesse des diverses traditions chrétiennes, suffisamment pour nous faire entrevoir quel don s’ouvre à l’Eglise, quand les diverses confessions chrétiennes décident la mise en commun de leurs biens spirituels, à la manière des premiers chrétiens dont il est dit qu’« ils avaient tout en commun » (Ac 2, 44). C’est cela l’agapé la plus grande, aux dimensions de l’Eglise tout entière ; le Seigneur met dans notre cœur le désir de la rechercher, pour la joie de notre Père com­mun et le raffermissement de son Eglise.

 

Sentiment de la présence

 

Au cours du bref pèlerinage eucharistique que nous venons de faire parmi les différentes confessions chrétiennes, nous avons recueilli nous aussi dans des corbeilles les restes de la grande multiplication des pains qui s’est pro­duite dans l’Eglise. Mais nous ne pouvons pas nous arrêter là dans notre méditation sur le mystère de la présence réelle ; cela reviendrait à ne pas manger les restes que nous avons recueillis. La foi en la présence réelle est une grande chose, mais elle ne nous suffit pas ; du moins la foi comprise d’une certaine manière. Il n’est pas suffisant d’avoir une idée théologiquement parfaite et œcuméniquement ouverte de la présence réelle de Jésus dans l’Eucharistie. Parmi les théologiens, il en est beaucoup qui savent tout sur ce mystère, mais ils ne connaissent pas la présence réelle. Parce que, au sens biblique du terme, ne « connaît » une chose que celui qui en a fait l’expérience. Ne connaît vraiment le feu que celui qui a été, une fois au moins, touché par une flamme et qui a dû reculer rapidement pour ne pas se brûler.

Saint Grégoire de Nysse nous a laissé une très belle expression pour préciser ce niveau le plus élevé de la foi. Il parle d’un « sentiment de présence » (aisthesis parousias)[5] que peut éprouver quelqu’un qui est surpris par la présence de Dieu et a une certaine per­ception (non seulement une idée) de sa présen­ce. Il ne s agit pas d’une perception naturelle mais du fruit d’une grâce qui opère comme une rupture de niveau, un saut de qualité.

Il y a une analogie très forte avec ce qui se produisait après la Résurrection, quand Jésus se donnait à reconnaître à quelqu’un. C’était l’imprévu qui, tout à coup, changeait de fond en comble la manière d’être d’une per­sonne. Un jour, après la Résurrection, les apôtres sont occupés à pêcher sur le lac ; un homme paraît sur le rivage, un dia­logue à distance s’établit : « N’avez-vous rien à manger ? » Non ! répondent-ils ; mais voici que dans le cœur de Jean jaillit une étincelle, il se met à crier : C’est le Seigneur ! Tout change alors et ils se hâtent de gagner la rive (cf. Jn 21, 4). Les disciples d’Emmaüs ont connu la même aventure : Jésus faisait route avec eux, mais leurs yeux étaient incapables de le reconnaître ; à la fin, quand Jésus fit le geste de rompre le pain, alors leurs yeux s ’ouvrirent et ils le reconnurent (Lc 24, 31). Voilà ! C’est exactement ce qui se produit le jour où un chrétien – qui a reçu tant et tant de fois Jésus dans l’Eucharistie – par un don de sa grâce – finit par le « reconnaître ».

De notre foi et du « sentiment » de la présen­ce réelle doit naître une révérence spontanée envers Jésus dans le Saint-Sacrement, et même de la tendresse. C’est un sentiment si délicat et si personnel qu’on risque de l’altérer rien qu’en en parlant. Saint François d’Assise avait le cœur rempli de tels sentiments envers Jésus dans l’Eucharistie. Il se tient devant Jésus dans le sacrement, comme à Greccio il se tenait devant l’Enfant de Bethléem ; il le voit abandonné entre nos mains, si impuissant, si humble. Dans sa « Lettre à tout l’Ordre », il écrit de mots de feu que nous voulons écouter comme adressés maintenant à nous, à conclusion de notre méditation sur la présence réelle de Jésus dans l’Eucharistie:

Voyez votre dignité, frères prêtres, et soyez saints parce qu’il est saint… Grande misère et misérable faiblesse si, le tenant ainsi présent entre vos mains, vous vous occupez de quelque autre chose qui soit au monde !  Que tout homme craigne, que le monde entier tremble, et que le ciel exulte, quand le Christ, Fils du Dieu vivant, est sur l’autel entre les mains du prêtre !  Ô admirable grandeur et stupéfiante bonté ! Ô humilité sublime, ô humble sublimité ! Le maître de l’univers, Dieu et Fils de Dieu, s’humilie pour notre salut, au point de se cacher sous une petite hostie de pain !  Voyez, frères, l’humilité de Dieu, et faites-lui l’hommage de vos cœurs. Humiliez-vous, vous aussi, pour pouvoir être exaltés par lui. Ne gardez pour vous rien de vous, afin que vous reçoive tout entiers Celui qui se donne à vous tout entier.

Traduit par Cathy Brenti de la Communauté des Béatitudes

 

NOTES

[1] S. Ambroise, De sacramentis, IV, 14-16.

[2] Cf. Somme théologique IIIa, q.75, a.4.

[3] Homélies catéch. XVI, 11 s.

[4] Colloque de Marbourg, 1529.

[5] In Cant. XI, 5, 2

 

 

 

 

Share this Entry

Anita Bourdin

Journaliste française accréditée près le Saint-Siège depuis 1995. Rédactrice en chef de fr.zenit.org. Elle a lancé le service français Zenit en janvier 1999. Master en journalisme (Bruxelles). Maîtrise en lettres classiques (Paris). Habilitation au doctorat en théologie biblique (Rome). Correspondante à Rome de Radio Espérance.

FAIRE UN DON

Si cet article vous a plu, vous pouvez soutenir ZENIT grâce à un don ponctuel