La journaliste Valentina Alazraki, Rencontre sur la protection des mineurs, 23 février 2019 © Vatican Media

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Interview de Valentina Alazraki (1): le pape François déplore la violence contre les femmes

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« Je viens de lire le livre de Nadia Murad»

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Le pape François a accordé un entretien à la journaliste Valentina Alazraki, correspondante au Vatican de la télévision mexicaine, Televisa. Ce long entretien, en espagnol, publié ce 28 mai 2019, s’ouvre et s’achève sur la question de la situation de la femme, des féminicides, avec en arrière-fond les femmes assassinées au Mexique. Le pape y cite notamment le livre de Nadia Murad, jeune femme yézidie, prix Nobel de la paix en 2018, qu’il a lu en italien « L’ultima ragazza » (en français: « Pour que je sois la dernière » (Fayard).
VA – En parlant de violence, il y a un sujet auquel je consacre beaucoup, à savoir celui de la violence à l’égard des femmes, des féminicides. Cette petite chaîne m’a été offerte par une femme dont le mari a été tué devant elle, alors qu’elle était enceinte. Voilà un T-shirt qu’elle m’a demandé de vous remettre : elle appartenait à une femme qui a été tuée devant son fils. Et ils m’ont demandé de vous le confier et de penser à toutes ces femmes victimes de violence, au Mexique et dans le monde. Elle s’appelait Rocio.
Pape François – Rocio, là, c’est une vie brisée, une histoire conclue par la violence, l’injustice, la douleur.
VA – Savez-vous ce qui se passe? Nous parlons de statistiques, mais celle-ci s’appelle Rocío, une autre s’appelle Grecia, celle-là s’appelle Miroslava, en somme ce sont des noms. Ce sont des noms. Ce sont des noms de personnes en chair et en os. Et on ne voit pas pourquoi cette violence de genre est née contre les femmes, tous les jours, en Italie, en Espagne et dans le monde entier. Au Mexique. Ce ne sont pas des statistiques, ce sont des femmes. Selon vous, quelle est la raison de cette haine envers la femme qui conduit à tant de féminicides?
Pape François – Je ne pourrais pas donner d’explication sociologique aujourd’hui. Mais j’ose dire que la femme est toujours au second plan. Lors d’un voyage en avion, je vous ai raconté comment les bijoux pour femmes ont commencé. Te souviens-tu? Eh bien, à partir de cet âge préhistorique, que ce soit vrai ou non, nous le verrons, la femme est là. Et cela dans l’imaginaire collectif. Si peut-être la femme occupe une place importante, de grande influence, nous en venons à connaître le cas de femmes brillantes. Mais dans l’imaginaire collectif, il est dit: regardez, une femme a réussi! Elle a réussi à obtenir un prix Nobel! Incroyable. Regardez comment le génie littéraire s’exprime dans ces choses. C’est la femme en second plan. Et du second plan à être un objet d’esclavage, il y a peu. Il suffit d’aller à la gare de Termini, dans les rues de Rome. Et ce sont des femmes en Europe, dans la Rome cultivée. Il y a des femmes esclaves. Parce que c’est cela. Eh bien, d’ici à les tuer… Lorsque j’ai visité un centre d’intégration pour jeunes filles pendant l’Année de la Miséricorde, une d’entre elles avait l’oreille tranchée, car elle n’avait pas rapporté assez d’argent. Ils ont un contrôle spécial des clients, donc si la fille ne fait pas son « devoir », ils la battent ou la punissent comme c’est arrivé à celle-là. Femmes esclaves.
Je viens de lire le livre de Nadia Murad : quand elle est venue ici, elle me l’a donné en italien. Si vous ne l’avez pas lu, je vous le recommande. Tout ce que le monde pense des femmes y est concentré, même dans une culture particulière. Le monde sans femmes ne fonctionne pas. Non pas parce que c’est la femme qui porte les enfants, mettons la procréation de côté. Une maison sans femme ne fonctionne pas. Il y a un mot qui est sur le point de sortir du vocabulaire, car il fait peur à tout le monde: la tendresse. C’est le patrimoine de la femme. Maintenant, d’ici au féminicide, à l’esclavage, il n’y a qu’un pas. Ce qu’est la haine, je ne saurais pas l’expliquer. Peut-être qu’un anthropologue pourrait le faire mieux. Et comment cette haine se crée, tuer des femmes serait-elle une aventure? Je ne peux pas l’expliquer. Mais il est clair que la femme reste au second plan et l’expression de surprise quand une femme a du succès le montre bien.
VA – Vous avez également vécu tout cela en Amérique latine. Je suis en train d’écrire un livre qui aura pour titre : « Grecia y las otras » (« Grecia et les autres »), qui parle des femmes victimes, d’une façon ou d’une autre, de la violence. J’ai été frappée par le courage des femmes mexicaines et latino-américaines. Elles font tout. Elles font les mères, et très souvent ce sont des mères grand-mères, qui prennent soin de leurs enfants, font tout marcher, parce que les maris ou ont été tués ou sont alcooliques ou ont des problèmes. Ce sont des héroïnes. Je le vois comme ça.
Pape François – Ecoute, la femme a toujours tendance à cacher sa faiblesse, à sauver la vie. Il y a une image qui m’a particulièrement impressionné: la file de mères ou des épouses que je vois toujours quand j’arrive dans une prison, à attendre pour voir leurs fils ou leurs maris prisonniers. Et toutes les humiliations qu’elles doivent endurer pour pouvoir le faire. Elles sont dans la rue. Les bus passent, les gens les voient. Mais elles ne s’en occupent pas. « Mon amour est à l’intérieur », pensent-elles. Elles ont beaucoup de courage.
VA – Fantastiques. Fantastiques et des lutteuses. Je me souviens toujours du cas de l’Uruguay. Elles ont été les femmes les plus glorieuses de l’Amérique, car elles sont restées à 8 contre 1 après une guerre injuste : elles ont défendu leur patrie, leur culture, leur foi et leur langue. Sans se prostituer et en continuant à avoir des enfants. Fantastique!
A la fin de l’entretien, le pape revient spontanément à la question de la femme, de Rocio.
Pape François – Merci, merci beaucoup. Je voudrais terminer en parlant de Rocio. Cette femme n’a pas pu voir ses enfants, elle ne les a pas vus grandir, et voici son T-shirt. Je voudrais dire à ceux qui nous suivent que plus qu’un T-shirt, c’est un drapeau, un drapeau de la souffrance de tant de femmes qui donnent la vie et donnent la vie, et qui passent sans un nom. Nous connaissons le nom de Rocio, et aussi de Grecia, mais beaucoup d’autres, non. Elles passent sans laisser de nom mais laissent une semence. Le sang de Rocio et de tant de femmes tuées, utilisées, vendues, exploitées, je pense que cela doit être la semence d’une prise de conscience de tout cela. Je voudrais demander à ceux qui nous voient de faire un instant silence dans leur cœur en pensant à Rocio, pour lui donner un visage, pour penser aux femmes comme elle. Et si vous priez, priez, si vous avez des désirs, exprimez-les et que le Seigneur vous donne la grâce de pleurer. Pleurez contre toute cette injustice, contre tout ce monde sauvage et cruel, où la culture semble être juste une question d’encyclopédie. Je voudrais conclure avec ce souvenir et avec le nom de Rocio.
 
 

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Anita Bourdin

Journaliste française accréditée près le Saint-Siège depuis 1995. Rédactrice en chef de fr.zenit.org. Elle a lancé le service français Zenit en janvier 1999. Master en journalisme (Bruxelles). Maîtrise en lettres classiques (Paris). Habilitation au doctorat en théologie biblique (Rome). Correspondante à Rome de Radio Espérance.

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