« Le sacrifice qui nous réconcilie »
Avant d’aller plus loin, offrons-nous une vue panoramique sur la Prière III. Elle ressemble à un territoire dans lequel deux vallées sont séparées par une chaîne de montagne. Heureusement, la « nature » a ménagé un col qui permet le franchissement d’un versant à l’autre. L’accès est malaisé et l’altitude du col, élevée. Mais c’est le seul.
Sur le premier versant, se trouvent la Préface et le Sanctus, où les anges et l’univers entier chantent la gloire de Dieu. La Prière se poursuit en le louant, Lui, « Dieu de l’univers », qui mérite une offrande pure, « partout dans le monde ».
Mais il faut s’engager dans la montagne. Une vallée se présente : c’est la communauté des fidèles. Le col, l’unique passage, c’est la Pâque du Seigneur, dont il a confié le mémorial à son Eglise. Au départ du second versant, les trois prières qui suivent l’anamnèse expriment l’adhésion des fidèles à cette Pâque glorieuse qui a déjà porté des fruits de sainteté.
L’horizon s’élargit de nouveau en redescendant, par les prières d’intercession : pour le monde, pour l’Eglise, pour l’unité, pour les défunts. Mais l’acclamation finale rappelle que toute la Prière n’a de consistance que grâce au Christ, « par lui, avec lui et en lui ».
Le même schéma pourrait s’énoncer en termes de cinéma, avec un cadrage qui se concentrerait progressivement sur un unique personnage avant de s’élargir de nouveau. Et, sur la dernière image, apparaît le mot « Fin ».
Un mot cher à saint Paul : la « réconciliation »
La traduction française accentue le tournant que prend la Prière III dans sa deuxième partie en introduisant les prières d’intercession par « Et maintenant… ». Les intercessions auprès du Père se justifient par « le sacrifice qui nous réconcilie avec toi ». C’est l’idée du « sacrifice qui nous a rétablis dans ton Alliance », exprimée peu avant. Mais le texte liturgique français, parfaitement orthodoxe, était assez éloigné de l’original latin : le mot « alliance » n’y était pas. Ici, au contraire, il est bien question de « réconciliation ».
Le vocabulaire de la réconciliation est employé, à un préfixe près, dans quatre épîtres de saint Paul. Il existait déjà dans un livre tardif de l’Ancien Testament, dans un sens spécifiquement religieux.
« Si, étant ennemis, nous fûmes réconciliés à Dieu par la mort de son Fils, combien plus, une fois réconciliés, serons-nous sauvés par sa vie… Dès à présent, nous avons obtenu la réconciliation » (Romains 5, 10-11). Où il apparaît, incidemment, que le « salut » est plus qu’un simple sauvetage.
Aux Corinthiens en proie aux divisions, saint Paul prêche la réconciliation. Il ne s’appuie pas sur un impératif moral, réalisable avec un peu de bonne volonté : la réconciliation est oeuvre de Dieu, dont Paul et Timothée sont les ministres.
Dieu nous a réconciliés avec lui par le Christ
et nous a confié le ministère de la réconciliation.
Car c’était Dieu qui, dans le Christ, se réconciliait le monde,
ne tenant plus compte des fautes des hommes,
et mettant en nous la parole de réconciliation…
Nous vous en supplions au nom du Christ :
laissez-vous réconcilier avec Dieu.
2 Corinthiens 5, 18-20
Ces phrases nous empêchent d’oublier que l’initiative vient toujours du Père. Quant à la « parole de réconciliation », elle ne s’énonce pas seulement en mots, mais en actes, l’acte récapitulatif étant la Passion dont l’Eucharistie est le mémorial. S’ils se laissent réconcilier avec Dieu, ils ne pourront pas ne pas se réconcilier entre eux.
Quelques années plus tard, la vision de Paul s’élargit. Il avait déjà écrit aux Romains que la Croix du Christ avait réconcilié les païens avec Dieu (11, 15). Maintenant, il voit dans la Croix la source de la réconciliation, en un seul Corps, des juifs et des païens (« Israël » et les « nations », dans le vocabulaire biblique). « En sa personne, le Christ Jésus a tué la haine. Il est venu proclamer la paix, paix pour vous qui étiez loin, paix pour ceux qui étaient proches. Par lui nous avons, tous deux en un seul Esprit, libre accès auprès du Père » (Ephésiens 2, 16-18). Le texte est trinitaire, comme toutes les Prières eucharistiques.
L’épître aux Colossiens, qui est, paraît-il, à peu près contemporaine de la lettre aux Ephésiens, va encore plus loin. Par son Fils bien-aimé, « Premier-Né d’entre les morts », Dieu « s’est plu à réconcilier tous les êtres pour lui, aussi bien sur la terre que dans les cieux, en faisant la paix par le sang de sa croix » (Colossiens 1, 18-20). Nous y reviendrons.
Une réconciliation indivisible
Les deux autres usages du vocabulaire de la réconciliation dans le Nouveau Testament sont instructifs. Toujours aux Corinthiens, champions de la querelle, Paul conseille que, si une femme a été séparée de son mari, si possible, elle se réconcilie avec lui (1 Corinthiens 7, 11). « Si possible » : saint Paul est réaliste.
L’autre exemple vient des évangiles et touche encore de plus près l’Eucharistie. « Quand tu présentes ton offrande à l’autel, si là tu te souvins que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande, devant l’autel, et va d’abord te réconcilier avec ton frère ; puis reviens, et alors présente ton offrande » (Matthieu 5, 23-24). C’est pourquoi, dans certaines liturgies, l’échange de la paix se situait avant l’entrée dans la Prière eucharistique. Il se pourrait que cet usage soit, à l’avenir, non imposé, mais autorisé.
Dans sa sobriété, le texte latin primitif de la Prière III laisse ouvertes toutes les dimensions de la réconciliation. « Notre réconciliation », dit-elle : avec Dieu, avec les autres, avec nous-même, avec le monde ? Tout cela ensemble, ont dû penser les rédacteurs, en s’abstenant de préciser.