Résumé des épisodes précédents* : Saint Irénée (1) nous dit que cette théiosis-déification (2) ne peut être que progressive pour les Hommes que nous sommes. Dieu serait-il donc incapable de donner à l’Homme dès le commencement le parfait et l’achevé?
C’est la question que posent les détracteurs d’Irénée. Celui-ci leur répond :
« Ici, l’on objectera peut-être : Eh quoi ? Dieu n’eût-il pu faire l’homme parfait (achevé) dès le commencement ?
-Qu’on sache donc que pour Dieu, qui est depuis toujours identique à Lui-même et qui est incréé, tout est possible, à ne considérer que Lui. Mais les êtres créés, du fait qu’ils reçoivent leur commencement d’existence, sont nécessairement inférieurs à leur Auteur. (…) (3)
Dans la lignée des prophètes d’Israël et du Christ, saintIrénée donne un mâschâl , une image, une parabole, pour aider ses interlocuteurs à comprendre, il poursuit : Du fait qu’ils sont nouvellement venus à l’existence, ils sont de petits enfants, et, du fait qu’ils sont de petits enfants, ils ne sont ni accoutumés ni exercés à la conduite parfaite. De même, en effet, qu’une mère n’est pas impuissante à donner une nourriture adulte et parfaite à son nouveau-né, mais que celui-ci est encore incapable de recevoir une nourriture au-dessus de son âge, ainsi Dieu pouvait quant à Lui, donner dès le commencement à l’Homme le parfait et l’achevé , mais l’Homme était incapable de la recevoir, car il n’était qu’un petit enfant.(…)
C’est pourquoi Paul dit aux Corinthiens : «je vous ai donné du lait, mais pas encore de la nourriture solide, car vous ne pouviez pas encore la supporter ».
On voit comment saint Irénée, s’appuyant sur Saint Paul et sur l’Ecriture, a réussi à comprendre clairement à quel point la Création n’est pas « fixiste », mais qu’elle est réalisée par étapes. Non que Dieu soit impuissant à « aller plus vite », mais parce que le Créateur respecte avec bienveillance les étapes de Sa Création. Selon saint Irénée, dans sa réfutation des différentes théories gnostiques, il est temps d’abandonner les caricatures de Dieu. Le Créateur n’agit pas comme une sorte de magicien qui tirerait de son chapeau des choses ou des êtres tout faits, d’un coup, en claquant des doigts comme dans certains mythes archaïques, mais il pose avec patience des étapes progressives de maturation.
Non pas qu’il soit impuissant à procéder autrement, mais par respect pour Sa création, comme la maman qui donne à son enfant la nourriture qui lui convient selon le rythme de sa croissance. Et assurément Dieu procède ainsi par amour (agapé).
Quoiqu’il en soit, cette lecture qui appartient à la grande Tradition de l’Eglise indivise(4) reste compatible avec une des découvertes scientifiques les plus révolutionnaires pour la pensée et la compréhension du Monde : nous ne sommes pas dans un Univers fixiste, tout fait, mais en progression (évolution et entropie). Nous nous étions crus dans un Cosmos, nous sommes en réalité dans une Cosmogénèse ! D’ailleurs Pape Benoît XVI a invité les catholiques à en tenir compte en précisant : « La Création n’est pas encore achevée… » (12 septembre 2008 Collège des Bernardins).
Cette incroyable découverte du début du XX° siècle allait alors contre toutes les philosophies et religions, c’est pourquoi elle a eu du mal à être accueillie sereinement. Alors qu’elle est bien davantage compatible avec le judéo-christianisme qu’avec les différents athéismes, idéalismes et panthéismes (5), Nous verrons comment elle est encore suspecte dans certains milieux religieux car l’athéisme a réussi à s’en emparer pour en faire son fer de lance philosophique, sous une apparence (blouse blanche) scientifique.
En attendant, cette intuition géniale des étapes n’étant pas partagée par tous les contemporains de saint Irénée, encore moins par les gnostiques avec qui il était engagé dans un grand débat-combat (voir ses cinq grands livres « Contre les hérésies »), l’évêque de Lyon énonce des arguments et une pensée qui franchissent les siècles et s’avèrent être d’une étonnante actualité. Il poursuit, en insistant sur les étapes de croissance à respecter :
Selon cet ordre, ce rythme, et cette direction (pédagogie), l’Homme créé et façonné devient un être à l’image et à la ressemblance du Dieu incréé. (6)
(…) L’Homme progressant petit à petit et s’élevant lentement vers l’achèvement et la perfection, c’est à dire, s’approchant de l’incréé.
Il s’agit bien d’une montée, d’une progression vers Dieu et vers la théiosis qui est notre vocation, notre appel. Par conséquent, Saint Irénée nous invite à accueillir avec gratitude notre condition d’Homme inachevé :
(…) Ils sont donc déraisonnables de toute façon, ceux qui n’attendent pas le temps de la croissance, et reprochent à Dieu l’infirmité de leur nature. Ne reconnaissant ni Dieu, ni eux-mêmes, insatiables et ingrats, ne voulant pas être D’ABORD ce qu’ils ont été faits, des hommes capables de passions; mais enjambant la loi du genre humain, et avant de devenir des hommes, ils veulent déjà être semblables au Dieu créateur, et ils veulent qu’il n’y ait aucune différence entre Dieu incréé et l’Homme qui vient d’être créé; ils sont plus déraisonnables que les bêtes muettes. Celles-ci, en effet n’imputent pas à Dieu qu’il ne les ait pas faites des hommes; mais chacune, à la place où elle a été créée, rend grâces.
Et nous, nous lui faisons reproche parce que nous n’avons pas été dès le commencement faits dieux,
mais D’ABORD hommes, ensuite seulement dieux.
Et cependant Dieu, selon sa bonté, a fait les choses ainsi en sorte que nul ne pense qu’Il est jaloux ou incapable. « Moi, dit-Il, je l’ai dit : vous êtes des dieux et des fils du très haut, tous !» (7)
Quant à nous, nous n’étions pas capables de porter la puissance de la divinité.
Il fallait que D’ABORD apparaisse la nature, et qu’ensuite ce qui est mortel soit vaincu et absorbé par l’immortalité; et que l’Homme devienne à l’image et à la ressemblance de Dieu, ayant reçu la connaissance du bon et du mauvais.» (8)
(A suivre…) Nous poursuivrons la lecture des intuitions de saint Irénée la semaine prochaine.
Brunor
*Retrouvez les épisodes précédents sur www.brunor.fr ou sur le site de Zenit http://www.zenit.org/fr/googlesearch?q=les%20indices%20pensables
(1) Saint Irénée, évêque de Lyon, né en 120, mort martyr en 202.
(2) Voir les chroniques 39 et 40.
(3) Irénée, Adversus Haereses, IV, 38
(4) A la fin du II° siècle, l’Eglise était encore « indivise », avant les grandes divisions, entre Catholicisme et Orthodoxie, puis Réforme…
(5) Voir le nouvel album des indices pensables : L’Être et le néant sont dans un bateau.
(6) Irénée, Aversus Haeresis, IV, 38-3
(7) Psaume 81,6 cité dans la chronique 40
(8) Irénée, Adversus Haereses, IV, 38-4