«Nous devons prouver que nous sommes capables de sanctifier Jérusalem par la paix dans ses murs et de l’ouvrir » : dans une méditation spirituelle, le cardinal Etchegaray lance un « cri » pour la paix, pour que l’Occident n’oublie pas « Jérusalem ».
Le cardinal français Roger Etchegaray, 92 ans, vice-doyen du collège des cardinaux, est intervenu devant le pape François et les cardinaux réunis en consistoire, lundi 20 octobre, sur la situation des chrétiens d’Orient et l’aide à leur apporter.
Cardinal des missions délicates pendant le pontificat de Jean-Paul II – en Chine ou au Proche Orient -, il a notamment été son envoyé spécial en Irak, dans une tentative d’empêcher l’offensive américaine de 2003.
Voici le texte intégral de son discours, publié par Radio Vatican :
A.B.
« Si je t’oublie, Jérusalem » … (Ps 137,6)
Père François, Frères et Sœurs,
Je n’ai qu’un cri à vous lancer, ce cri c’est le mien ! Il vient, avec quelque saveur pimentée, se faufiler parmi les échos d’un Synode dont la vigueur a ravi un vieux cardinal. Mon cri partage l’analyse du cardinal Parolin sur le Moyen-Orient qui a un besoin dramatique et urgent de définir son propre avenir.
Dans le puzzle des conflits, le meilleur stratège a du mal à se retrouver. Jérusalem, c’est la terre résumant la vocation et le destin de l’humanité, Jérusalem, la terre trois fois sainte, à des titres divers, pour les fils d’Abraham, juifs, chrétiens et musulmans. Comprendre Jérusalem, c’est prendre en mains la clef d’interprétation de toute l’histoire de Dieu parmi les hommes. D’elle, chacun de nous peut dire, avec le psalmiste: « Voilà ma mère, en toi tout homme est né » (Ps. 87).
Mais quelle distance, culturelle encore plus que géographique entre Occident et Orient ! À Jérusalem, les forces en faveur de la paix sont plus pressantes que partout ailleurs parce que nourries d’une vision messianique décrite par Isaïe. Tout chercheur de paix doit être un prophète, un pionnier lucide et intrépide qui va jusqu’au bout d’une marche tortueuse vers la paix. A Jérusalem, la responsabilité des Églises est plus grande que partout ailleurs, parce qu’illuminés par la mémoire glorieuse du Christ qui, en mourant sur la croix, comme dit Saint Paul, a détruit le mur de la haine et a créé dans sa propre chair, à partir des frères ennemis, un seul homme tout neuf (Ep 2,11-17).
A chaque pèlerinage, j’ai célébré la messe dans le sanctuaire du « Dominus flevit » face à la cité avec ses remparts, comme Jésus l’a contemplée si souvent depuis le mont des Oliviers au point de verser des larmes par amour pour ses habitants. Ah, ces larmes : « Jérusalem, Jérusalem, combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants à la manière dont une poule rassemble ses poussins » (Mt 23,37-40). Maintenant j’ai devant moi une ville encore plus complexe qu’il y a deux mille ans avec les trois familles issues de notre père commun. Toutes peuvent se réclamer de Jérusalem, mais aucune ne peut la réclamer en excluant les autres. Elle n’est pas un lieu qu’on possède, mais un lieu qui nous possède ; elle est une cité où chacun doit se dévêtir de ses allégeances humaines pour être tout entier à la seule allégeance qui compte, celle de Dieu.
Ce drame du Proche-Orient ne peut avoir d’autre issue que spirituelle. Faire le compte des violences réciproques serait vain. Nous devons dépasser les solidarités opposées qui parfois nous divisent jusqu’à la haine. Après 66 ans de tâtonnements et de malentendus, il est grand temps qu’Israéliens et Palestiniens se reconnaissent pleinement et s’acheminent vers une paix dont Jérusalem porte le nom. Abraham, qui fonde notre commune lignée religieuse, risque parfois d’estomper ce qui nous distingue les uns des autres dans l’adoration d’un Dieu unique. Cette convivance à Jérusalem, plus difficile que celle qui fait vivre diverses générations sous un seul toit, exige d’abord la paix à l’intérieur même de chacune des trois familles. Nous devons prouver que nous sommes capables de sanctifier Jérusalem par la paix dans ses murs et de l’ouvrir.
Père François, comme le Bienheureux Paul VI, vous avez osé regarder le monde en lui-même, non plus seulement à partir de l’Église, mais comme le monde se voit lui-même, avec ses audaces, ses risques et ses chances. Qu’on relise son discours tout frémissant à la clôture du Concile : « Je ferme les yeux sur cette terre des hommes, douloureuse, dramatique et magnifique ».
Tout Paul VI est dans cette phrase qui figure à la fin de son testament.
† Card. Roger ETCHEGARAY
Rome, le 20 octobre 2014