« Quelle est la première question que nous devons nous poser avec ce pape ? Celle-ci : « Qu’est-ce que Dieu nous demande de changer dans notre vie à travers le ministère du pape François ? » », estime Guzmán Carriquiry, son ami de longue date, secrétaire de la Commission pontificale pour l’Amérique latine (cf. Zenit du 21 avril pour la première partie de l’entretien).
Le chercheur péruvien Marcelo Gullo, a écrit qu’il faut situer le pape Bergoglio « dans le berceau du nationalisme populaire latino-américain qui plonge ses racines les plus profondes dans la vision de Manuel Ugarte, Josè Vasconcelos, Juan Domingo Peron et Alberto Methol Ferré ».
Peron ? Ce serait très réducteur de parler du pape comme d’un « péroniste » ! Jamais, jamais dans sa vie Jorge Mario Bergoglio ne s’est déclaré péroniste. Mais il faut bien comprendre que le péronisme, qui a envahi l’Argentine des années 30 aux années 50, et même bien au-delà, a été un phénomène national et populaire d’une telle portée que tous les Argentins en ont été profondément marqués. D’une certaine façon, ils sont tous « péronistes », même ceux qui l’ont combattu…
Ils ont tous respiré le même air des « sans-chemises » (« descaminados »)…
Oui, ils ont respiré cet air, qui n’avait certainement rien à voir avec le fascisme italien, mais qui trouvait au contraire une forte inspiration dans l’humanisme chrétien, dans la doctrine sociale de l’Église. Moi aussi, je peux dire que j’ai ressenti les effets de l’influence de ce grand mouvement national et populaire du Rio de la Plata. Mais ce serait une erreur de classer politiquement Bergoglio dans le péronisme : ce serait un geste injustifié qu’on ne retrouve pas dans la réalité vécue par le nouveau pape.
Le P. Antonio Spadaro, directeur de « La Civiltà Cattolica », a rappelé récemment que le pape « ouvre des chantiers qu’il ne referme pas ». Dans le monde catholique, certains considèrent qu’ouvrir des chantiers sans les refermer crée une certaine insécurité identitaire, dans un monde déjà caractérisé par un déracinement de la personne…
Mais que veulent-ils ? Une Église qui se referme dans une auto-référence ecclésiale, qui se réfugie dans la répétition de ses principes sans se confronter à la réalité à évangéliser ? Pour réaffirmer notre identité, ne suffit-il pas d’avoir l’Évangile médité et partagé tous les jours, la catéchèse sur les sacrements de l’Église, l’exhortation apostolique « Evangelii gaudium »… toutes choses qui nous renvoient à la grande tradition de l’Église ? Le pape nous appelle tous à une conversion personnelle, pastorale et missionnaire. Conversion signifie changer de vie, la revoir pour la conformer à la présence du Christ, et aussi revoir les structures de l’Église pour éviter qu’elles ne se fossilisent par inertie, en examinant dans quelle mesure elles sont au service du Royaume de Dieu. C’est une conversion missionnaire, il faut sortir, sortir… aller à la rencontre ! Certes, cela peut donner le vertige à ceux qui sont un peu trop assis…
Pourtant, ils ont envie de combattre « hic et nunc », ici et maintenant…
Le fait est que beaucoup d’entre eux, beaucoup d’entre nous, nous réagissons parfois comme le frère aîné de la parabole du fils prodigue : « Mais comment… mais moi… qui suis toujours resté ici… ». Nous avons un pape missionnaire, qui va chercher les 99 brebis qui se sont enfuies et il va les bras ouverts à la rencontre de ceux qui sont loin, comme l’a fait Jésus. Et il fait une fête avec la brebis retrouvée et il se dévoue à elle… Quelle est la première question que nous devons nous poser avec ce pape ? Celle-ci : « Qu’est-ce que Dieu nous demande de changer dans notre vie à travers le ministère du pape François ? »
Il y a un autre sujet de perplexité, parmi certains catholiques, sur l’attitude du pape Bergoglio : il n’intervient pas de front à propos des valeurs non négociables…
Toute comparaison entre les papes est l’œuvre du Malin qui sème le mensonge et la division ! Si les chantiers sont ouverts, ils le sont sur la base d’une solide adhésion à la grande tradition de l’Église catholique dont le pape et le témoin et le ministre. Au cours de ces derniers mois, le pape a parlé avec de plus en plus de force de ces valeurs fondamentales, essentielles à l’intérieur de l’enseignement moral de l’Église. Le pape préfère les appeler « valeurs essentielles » pour la raison et pour la foi, et non « valeurs non négociables », expression qui paraît claire mais qui, en réalité, ne l’est pas tellement. Au corps diplomatique, aux représentants de tous les États, il a parlé de « l’horreur de l’avortement ». Le communiqué de presse, après la rencontre avec Obama, nous dit qu’ils ont traité des thèmes comme la défense de la vie, l’objection de conscience, le mariage et la famille… n’est-ce pas là une manière de parler concrète et circonstanciée, ou bien faut-il penser que c’est Obama qui a voulu aborder ces questions ?
Non, évidemment…
Le fait est que le pape ne veut pas être l’otage de continuelles interventions ponctuelles à propos de ces valeurs, parce qu’il devrait le faire tous les jours et en direction de plusieurs États. Les Italiens lui demanderaient de le faire à propos de toutes les déclarations législatives ou de la magistrature et de tous les projets de loi. Et il en serait de même pour les Américains, les Argentins, les Français, un peu tout le monde. Le pape a déjà dit qu’il faisait confiance aux épiscopats nationaux pour qu’ils élèvent leur voix prophétique contre toute cette barbarie qui met en jeu des questions de civilisation fondamentales, et pas simplement les valeurs chrétiennes. Il a déjà expliqué lui-même qu’il ne veut pas rester enfermé dans une sorte de disproportion d’attitudes et de discours que, dans un certain sens, nous avons vécue précédemment ; le pape veut que l’on mette tout de suite clairement en évidence la vérité et la beauté du caractère central de l’Annonce… de ce que veut dire être chrétien à la lumière de l’incarnation, de la mort et de la résurrection du Christ…
C’était déjà présent aussi dans les pontificats antérieurs à celui du pape François…
Évidemment ! Mais parfois, dans beaucoup de communautés et de groupes chrétiens, on centre son attention de manière prioritaire et un peu obsessionnelle sur certaines questions uniquement. C’était aussi compréhensible parce que, sur ces thèmes, on réagissait contre les agressions quotidiennes contre la vie, le mariage et la famille. Mais, ce faisant, il y avait parfois un risque de réduire l’événement chrétien à une morale. Je considère que le pape a voulu, d’une certaine façon, rompre ce cercle qui s’était créé entre agressions et réactions, mais sans renoncer à faire référence à ces valeurs, au contraire, en le faisant de plus en plus, comme cela s’est vu ces derniers mois, et en particulier ces derniers jours. Mais tout en gardant bien présent à l’esprit le fait que c’est Dieu qui surprend et qui attire à lui – l’évangélisation procède de l’attraction – certainement beaucoup plus que nos batailles culturelles et politiques pour défendre les principes moraux, en se battant souvent contre un mur, même si elles restent nécessaires. Et en tenant aussi compte du fait que ces valeurs paraissent de plus en plus confuses dans le relativisme dominant, toujours plus difficiles à communiquer dans leur sagesse, sans leur fondement dans l’Église catholique.
Les deux prochains synodes de 2014 et de 2015 devront permettre de photographier la situation et de faire des propositions…
Il est vr
ai que nous sommes désormais engagés dans un cheminement synodal, au cours duquel les cardinaux et les autres pères participant aux assises s’interrogeront aussi sur les questions que vous m’avez posées, dans le cadre de ce grand débat, vrai, sincère et profond sur l’évangélisation du mariage et de la famille, voulu par le pape tel qu’il est, comme un chantier ouvert.
Traduction d’Hélène Ginabat