Propos recueillis par Séverine Jahan
ROME, vendredi 21 septembre 2012 (ZENIT.org) – Les Alagados, ou encore « les marécages », est une favela qui s’est développée dans les années 1930 à Salvador de Bahia, au Brésil. Terre de marécages hostiles, oubliée des hommes, elle accueille désormais 25 000 habitants sur une terre remblayée de leurs propres mains à l’aide de terre et de détritus couvrant la baie.
Cette paroisse est devenue célèbre dès lors qu’elle fut inaugurée et consacrée par le pape Jean-Paul II en juillet 1980. En 1979, Mère Teresa y séjourna également à plusieurs reprises pour préparer la venue du pape, ainsi que la Bienheureuse Soeur Dulce qui se consacra pendant 50 ans à la lutte contre la pauvreté au Brésil, en commençant par les Alagados.
A partir de 1994, le P. Dominique You o.p., aujourd’hui évêque en Amazonie, fut curé de cette paroisse. Depuis 2008, c’est la communauté de l’Emmanuel qui en a la charge. En juillet dernier, nous avons rencontré le P. Etienne Kern dans sa paroisse, prêtre de la communauté de l’Emmanuel, curé des Alagados, en mission pour trois ans à Salvador de Bahia.
Zenit – Vous étiez vicaire pendant six ans à Asnières et Bois-Colombes en région parisienne et désormais, vous êtes curé des Alagados au Brésil, pouvez-vous décrire les réalités auxquelles vous êtes confronté dans votre mission pastorale, en quoi consiste-telle ?
P. Etienne Kern – Comme tout curé, j’ai la même mission que les trois mousquetaires : « tous pour un et un pour tous ». C’est-à-dire que j’ai à cœur de promouvoir l’unité des paroissiens et des différents groupes qui composent la paroisse (« tous pour un ») et le zèle apostolique (« un pour tous »). La spécificité vient du mode d’organisation de la vie paroissiale et du contexte d’extrême misère des habitants du quartier.
En effet, La paroisse est constituée de groupes aux charismes variés. Ma préoccupation est de promouvoir une paroisse « arc-en-ciel»et non en « noir et blanc », où chaque charisme s’exprime et enrichit la vie paroissiale, sans pour autant tomber dans l’anarchie ou la simple juxtaposition des groupes. L’Eglise me demande de vivre cette mission dans le charisme particulier de la Communauté de l’Emmanuel, ce qui n’écrase pas les autres réalités ecclésiales mais cela me permet au contraire d’être à leur écoute et de les encourager.
Par ailleurs, la plupart des habitants vivent dans une profonde misère économique mais surtout humaine et familiale. Le quartier est touché par le fléau de la drogue et ses conséquences funestes: violence, insécurité généralisée, assassinat, prostitution féminine et masculine, vol, et déstructuration familiale. Aussi, l’annonce de l’Evangile est inséparable du développement humain. Nous ne vivons pas ici les oppositions idéologiques qui menacent si souvent la vie de l’Eglise en Occident. Au nom de l’évangélisation, la paroisse a crée des œuvres sociales bien insérées dans le quartier : la pastorale des enfants, qui assure le suivi alimentaire de 300 enfants entre 0 à 6 ans ; la distribution de la soupe populaire deux fois par mois dans le quartier le plus pauvre de la paroisse ; le soutien scolaire qui accueille 60 enfants pour la plupart laissés à eux-mêmes ; un centre de professionnalisation qui proposent des cours de cuisine, de couture et d’esthétique pour quelque 60 femmes par an ; le projet Sonho de mãe (littéralement « rêve de maman ») qui accompagne une cinquantaine d’adolescentes enceintes. La formation à la vie sexuelle et affective est un défi qui s’ajoute à l’éducation dans la vie de foi et de prière. De ce point de vue, nous sommes proches des problématiques auxquelles j’étais confronté avec les jeunes à Asnières.
Quelles sont les aides humaines, sociales et financières sur lesquelles vous pouvez compter pour mener à bien cette mission ?
Ces projets sont portés à la fois par les paroissiens et des volontaires de Fidesco, une ONG fondée par la Communauté de l’Emmanuel. Ainsi le soutien scolaire a pour directeur un jeune de Fidesco, mais emploie également une pédagogue, qui est paroissienne et mère de famille, et bénéficie de l’aide fidèle d’une quinzaine de jeunes volontaires du quartier. Le centre de professionnalisation et Sonho de Mãe s’appuient également sur la présence de volontaires Fidesco, en lien avec une équipe de paroissiens. Toutefois L’objectif est que tous nos projets soient peu à peu pris en charge localement.
Du point de vue financier, nous dépendons encore largement du soutien de l’Europe, notamment l’Italie, la France et l’Allemagne. Néanmoins, nous travaillons à obtenir des dons brésiliens. Ainsi, le soutien scolaire a reçu cette année un don important de l’un des plus grands cabinets d’avocats d’Amérique latine, grâce aux contacts d’un volontaire Fidesco. Par ailleurs, de nombreuses personnes nous soutiennent directement. Je remercie à ce propos M. Arthur Say, ancien paroissien d’Asnières, qui sert de contact pour d’éventuels donateurs (arthsay@gmail.com).
Le Brésil est la sixième puissance économique mondiale, comment expliquez-vous l’indifférence des pouvoirs publics face à la prolifération des bidonvilles ?
Reconnaissons que les favelas ne sont pas un problème simple à résoudre. Il est facile de constater les problèmes, mais plus ardus de les résoudre. La difficulté n’est pas seulement économique mais aussi sociale et culturelle. Toutefois, il est indéniable qu’il manque une volonté politique claire. Ainsi, le métro est en travaux depuis 12 ans … mais toujours pas opérationnel. La circulation est un vrai chaos, les hôpitaux publics sont abandonnés, et le système scolaire peine à se remettre de plus de 3 mois de grève des professeurs de l’enseignement public. Par contre, le stade de foot Fonte Nova, entièrement reconstruit pour le Mondial de 2014 est presque achevé. Question de priorité ! Panem et circenses est une recette qui marche depuis l’Antiquité.
Malheureusement, le développement économique du Brésil ne s’est pas accompagné d’une amélioration de la vie politique et sociale. La notion de bien commun est quasi-absente. Les principes fondamentaux de la doctrine sociale de l’Eglise sont inconnus. Salvador est une ville de 3 millions de personnes. Pourtant, il n’y a qu’une quarantaine d’élus, sans aucune représentation locale. A titre de comparaison, le conseil municipal de Bois-Colombes, ville de 28.000 habitants où j’habitais auparavant, compte 35 conseillers municipaux et un maire. Sans compter les élus départementaux et régionaux. Tant que les élus n’auront pas à rendre compte de leur action, ou de leur inaction, à la portion de la population qui les a élus, il ne faut guère attendre de changement.
Une bonne partie de l’argent public va donc dans la propagande politique qui se fait plus intense en ces mois précédant les élections d’octobre. La tentation est grande d’acheter les voix, et de s’en tenir à dénoncer et faire de belles promesses. Il est bien difficile de lutter contre la corruption, mais les systèmes mis en place ces dernières années.
Comment vous ressourcez-vous face à la pauvreté, l’insécurité et le bruit ambiant dans la favela ?
Pour lutter contre le bruit, je mets des boules Quies ! Plus sérieusement, les chrétiens sont une force sociale qui s’ignore souvent. Aussi ai-je déjà invité les paroissiens à s’unir pour promouvoir le respect du bien être de tous, notamment en luttant contre la pollution sonore. Quant à l’insécurité, je ne me sens pas personnellement menacé, car le col ro
main m’identifie aisément comme homme d’Eglise, ce qui attire une vraie protection. On ne touche pas au padre comme ça. Toutefois, je ne vous conseille pas de venir vous promener la bouche en cœur, « déguisé » en européen … Enfin, je suis confronté directement à la pauvreté puisque je vis au cœur du quartier. Il faut accepter de se prendre parfois la misère des gens « en pleine gueule », de ne pas avoir de solutions à apporter et d’être renvoyé à ses propres égoïsmes et pauvretés. Tout cela ne laisse pas indemne…
Pour vivre tout cela, l’appui sur le Seigneur est vital. J’apprends à « faire silence dans le bruit ». La louange, l’heure d’adoration et l’eucharistie quotidiennes sont le moteur intime du don de moi-même. Seul, je ne pourrai tenir. Aux Alagados, nous avons la grâce d’avoir une vingtaine de paroissiens qui sont rentrés dans la Communauté de l’Emmanuel. Je vis la mission avec eux, ainsi qu’avec le P. Xavier Bizard, également membre de la Communauté, une laïque consacrée et des volontaires Fidesco.
Avec la venue de 3 bienheureux, le pape Jean-Paul II, de Mère Teresa et Sœur Dulce dans cette paroisse ouverte sur le monde, les Alagados semblent dans le cœur de Dieu : quel message d’espérance adressez-vous aux chrétiens et quelles sont les attentes de votre communauté ?
Jean-Paul II est venu fonder la paroisse le 7 juillet 1980. A cette occasion, l’Eglise a été construite en 3 mois (un record pour la Bahia !). Depuis, nous commémorons tous les ans Notre Dame des Alagados à cette date. Cette année, Mgr Gilson, l’évêque auxiliaire de Salvador, venu célébrer cette solennité a eu cette parole qui a touché plus d’un paroissien : « vous avez été beaucoup visité … visitez beaucoup à votre tour. » Cette exhortation à la mission directe touche du doigt le charisme profond de notre paroisse. Depuis, nous avons réparti les différentes rues de la paroisse entre les groupes paroissiaux pour les visiter au cours du mois de la mission, en octobre.
Benoît XVI parle souvent de la joie d’être chrétien et de l’annoncer. Ici, cette joie est palpable et communicative. Elle peut renouveler les chrétiens trop habitués que nous sommes devenus dans la vieille Europe. Par ailleurs, Dieu est présent au quotidien. Combien de personnes ont ainsi conclus leur confidence, après une liste écrasante de souffrances physiques, morales et familiales : « Vous avez vu, mon père, comme Dieu est bon ! Sans lui, je ne pourrais jamais tenir ! » Alors que, chez nous, l’expérience de la souffrance mène à l’athéisme – « comment Dieu peut-il exister avec tous ces malheurs » – elle ouvre les brésiliens à l’action de grâce et à l’Espérance. C’est bouleversant. Oui, les pauvres en sont témoins : Dieu est l’Emmanuel, « Dieu avec nous » présent à leurs côtés, eux les pauvres, abandonnés des hommes mais chéris de son cœur de Père …
Envisagez-vous de participer à la JMJ de Rio en 2013 avec les jeunes de votre paroisse ?
Les JMJ à Rio représente une occasion unique pour l’Eglise au Brésil de déployer sa pastorale auprès des jeunes brésiliens, mais aussi de partage au reste du monde le dynamisme et la joie qui caractérise ce pays. L’archidiocèse de Salvador accueillera 20.000 jeunes dans le cadre de la semaine missionnaire, avant d’aller à Rio. La paroisse et la Communauté de l’Emmanuel locale se préparent depuis maintenant 6 mois à accueillir environ 150 jeunes étrangers pendant ces 5 jours, ce qui est un vrai défi pour une favela. Par ailleurs, un groupe d’une cinquantaine de paroissiens envisage d’aller à Rio. Pour eux aussi, c’est une occasion en or d’aller à la cidade maravilhosa, la ville merveilleuse. Le Christ rédempteur nous ouvre grands les bras.