Traduction d'Hélène Ginabat

ROME, mardi 29 mai 2012 (ZENIT.org) – « Que juifs et chrétiens, comme l'unique peuple de Dieu, témoignent de la paix et de la réconciliation dans le monde non réconcilié d'aujourd'hui et qu’ils puissent être ainsi une bénédiction non seulement les uns pour les autres, mais aussi ensemble pour l'humanité » : tel est le vœu que forme le cardinal Kurt Koch, dans ce dernier volet de sa conférence, donnée à Rome, à l’Angelicum, le 16 mai dernier, dans le cadre d’une « Berrie Lecture » (cf. Zenit des 15, 17, 21, 22, 23, 24 et 27 mai 2012).

6. Questions théologiques ouvertes dans le dialogue judéo-catholique

La Déclaration du Concile Vatican II sur le judaïsme, qui est le quatrième article de « Nostra Aetate », était située, comme on le voit sans doute clairement maintenant, dans un cadre résolument théologique. Cela ne signifie pas que toutes les questions théologiques qui se posent dans la relation entre le christianisme et le judaïsme ont été résolues. Elles y ont reçu un stimulus prometteur, mais elles nécessitent une réflexion théologique plus approfondie. C’est également manifesté par le fait que, contrairement à tous les autres textes du Concile Vatican II, ce document du Concile ne pouvait pas, dans ses notes, renvoyer à des documents et décisions doctrinaux antérieurs émanant de conciles précédents. Bien sûr, il y avait eu auparavant des textes du magistère qui mettaient l'accent sur le judaïsme, mais «Nostra Aetate» fournit le premier aperçu théologique de la relation de l'Eglise catholique avec les juifs.


C'était une telle nouveauté qu’il n’est pas rare que le texte du Concile soit sur-interprété, et on lui fait dire ce qu’il ne contient pas en réalité. Pour donner un exemple important, le fait que l’Alliance, que Dieu a conclue avec son peuple Israël, persiste et n'est jamais invalidée - bien que cette confession soit vraie - ne se trouve pas dans « Nostra Aetate ». Cette déclaration a été faite pour la première fois très clairement par le pape Jean-Paul II quand il a dit, lors d'une réunion avec des représentants juifs à Mayence, le 17 novembre 1980, que l'ancienne Alliance n'avait jamais été révoquée par Dieu : « La première dimension de ce dialogue, à savoir la rencontre entre le peuple de Dieu de l'Ancienne Alliance, qui n'a jamais été révoquée par Dieu, et celui de la Nouvelle Alliance est en même temps un dialogue à l’intérieur de notre Eglise, en quelque sorte entre le premier et le second livre de sa Bible »[1].


Cette déclaration aussi a donné lieu à des malentendus, impliquant, par exemple, que si les juifs restent dans une relation d'Alliance valide avec Dieu, il doit y avoir deux modes différents de salut, à savoir le chemin du salut juif sans le Christ et le chemin du salut pour tous les autres, à travers Jésus-Christ. Cette réponse semble évidente à première vue ; mais elle n'est pas en mesure de résoudre de manière satisfaisante la question théologique très complexe qui est la suivante : comment la foi chrétienne en la signification salvifique universelle de Jésus-Christ peut-elle être conjuguée de manière conceptuelle en cohérence avec la conviction tout aussi claire de la foi dans l'Alliance jamais-révoquée de Dieu avec Israël [2] ? Le fait que l'Eglise et le judaïsme ne peuvent pas être présentés comme «deux voies de salut parallèles », mais que l'Église doit « témoigner du Christ rédempteur auprès de tous » a été déjà établi en 1985 dans le second document publié par la Commission du Saint-Siège pour les relations religieuses avec les juifs. La foi chrétienne se maintient ou disparaît selon que l’on confesse ou non que Dieu veut amener tous les hommes au salut, qu'il suit cette voie en Jésus-Christ comme médiateur universel du salut, et qu'il n'y a pas « sous le ciel d'autre nom donné aux hommes, par lequel nous devions être sauvés » (Ac 4, 12). Le concept de deux voies parallèles de salut mettrait en cause, ou même en danger, la compréhension fondamentale du Concile Vatican II selon laquelle les juifs et les chrétiens n’appartiennent pas à deux peuples de Dieu différents, mais forment un seul peuple de Dieu.


D'une part, dans la confession de foi chrétienne, il ne peut y avoir qu'un seul chemin de salut. D'autre part, cependant, il ne s'ensuit pas nécessairement que les juifs sont exclus du salut de Dieu parce qu'ils ne croient pas en Jésus-Christ comme le Messie d'Israël et le Fils de Dieu. Une telle affirmation ne trouverait pas de justification dans la compréhension sotériologique de saint Paul qui, dans la Lettre aux Romains, apporte définitivement une réponse négative à la question, qu’il avait lui-même posée, de savoir si Dieu avait répudié son propre peuple : « Car les dons et l'appel de Dieu sont sans repentance » (Rm 11, 29). Le fait que les juifs ont part au salut de Dieu est théologiquement incontestable, mais comment cela est-il possible sans confesser le Christ explicitement ? C’est et cela demeure un mystère insondable de Dieu. Ce n'est donc pas par hasard si les réflexions sotériologiques de Paul (cf. Romains 9-11), sur le rachat irrévocable d'Israël dans le contexte du mystère du Christ, culminent dans une doxologie mystérieuse : « O abîme de la richesse, de la sagesse et de la science de Dieu ! Que ses décrets sont insondables et ses voies impénétrables ! » (Rm 11, 33). Ce n’est pas non plus un hasard si, dans la deuxième partie de son livre sur « Jésus de Nazareth », le pape Benoît XVI fait dire à Bernard de Clairvaux, en référence au problème auquel nous sommes confrontés, que pour les juifs « un point déterminé dans le temps a été fixé, qui ne peut pas être anticipé » [3].


Cette complexité est également attestée par la reformulation de la prière du Vendredi saint pour les juifs dans la forme extraordinaire du rite romain, publiée en février 2008. Bien que la nouvelle prière du Vendredi saint confesse, sous la forme d'une supplication à Dieu, l'universalité du salut en Jésus-Christ dans un horizon eschatologique (« la plénitude des nations étant entrée dans ton Eglise») [4], elle a été vigoureusement critiquée par des juifs - et bien sûr aussi par des chrétiens – et interprétée à tort comme un appel à la mission explicite en direction des juifs [5]. Il est facile de comprendre que l’expression « mission en direction des juifs » est une question très délicate et sensible pour les juifs, car, pour eux, il s'agit de l'existence même d'Israël. D'un autre côté cependant, cette question se révèle aussi être difficile pour nous, chrétiens, parce que, pour nous, la signification salvifique universelle de Jésus-Christ, et par conséquent la mission universelle de l'église, sont d'une importance fondamentale. L'Eglise chrétienne est naturellement obligée de percevoir sa tâche d'évangélisation des juifs, qui croient dans le Dieu unique, différemment de celle des nations. En termes concrets, cela signifie que - contrairement à plusieurs mouvements fondamentalistes et évangéliques - L'Eglise catholique ne mène ni ne soutient aucune mission institutionnelle spécifiquement orientée vers les juifs. Dans son examen détaillé de la question d’une mission envers les juifs, le cardinal Karl Lehmann a discerné à juste titre qu’après une étude plus approfondie, on ne trouve « pour ainsi dire pas de mission institutionnelle envers les juifs dans l'histoire de la mission catholique ». "Nous avons notre part de responsabilité dans d'autres formes d'attitudes inappropriées envers les juifs et, par conséquent nous n’avons pas le droit de nous élever au-dessus des autres. Mais en ce qui concerne une ‘ mission’ spécifique et exclusive ‘en direction des juifs’, il ne doit y avoir ni fausse consternation ni auto-accusation injustifiée à cet égard [6]. Le rejet de principe d'une mission institutionnelle en direction des juifs n’exclut pas, par ailleurs que les chrétiens témoignent auprès de ceux-ci de leur foi en Jésus-Christ, mais ils devraient le faire modestement et humblement, compte tenu en particulier de la grande tragédie de la Shoah.


7. Perspectives

Dans le cadre de cette conférence, il n'est bien évidemment pas possible de plonger plus profondément dans ces questions théologiques ouvertes. Un effort plus grand encore dans la réflexion théologique est nécessaire ; c’est ce qu’affirme également le projet publié en 2011, « Jésus-Christ et le peuple juif aujourd'hui », une initiative de la Commission du Saint-Siège pour les relations religieuses avec les juifs, lancée de manière informelle par un groupe international de théologiens chrétiens, à laquelle des experts et des amis juifs ont été invités individuellement à participer en tant qu'observateurs critiques [7]. Peu importent les résultats de  cette tentative d'examiner de nouveau la question spécifique de savoir comment concilier la confession chrétienne de la signification sotériologique universelle de Jésus-Christ avec la conviction de foi également chrétienne que Dieu maintient fermement son alliance avec Israël avec une fidélité historico-sotériologique ; le cardinal Walter Kasper indique avec réalisme dans sa préface que même cette discussion n'est pas du tout encore  parvenue à une conclusion : « Nous ne sommes qu’au seuil d'un nouveau commencement. Beaucoup de questions exégétiques, historiques et systématiques sont encore ouvertes et il y aura sans doute toujours de telles questions ».


Le dialogue judéo-catholique ne sera donc jamais inactif, en particulier au niveau universitaire, d’autant plus que cette nouvelle voie historique concernant la relation entre juifs et chrétiens, tracée par le Concile Vatican II, est naturellement sans cesse mise à l'épreuve. D'une part, le fléau de l'antisémitisme semble être indéracinable dans le monde d'aujourd'hui et, même dans la théologie chrétienne, marcionisme et antijudaïsme séculaires reviennent sans cesse avec force, et cela non seulement du côté des traditionalistes, mais aussi parmi les tendances libérales de la théologie actuelle. Compte tenu de ces évolutions, l'Église catholique est contrainte de dénoncer l'antijudaïsme et le marcionisme comme une trahison de sa propre foi chrétienne, et de rappeler que la fraternité spirituelle entre les juifs et les chrétiens a son solide et éternel fondement dans l'Ecriture Sainte. D'autre part, il faut continuer d’accorder l’attention requise par le Concile Vatican II pour favoriser la compréhension mutuelle et le respect entre juifs et chrétiens. C'est la condition sine qua non pour garantir que l’éloignement dangereux entre chrétiens et juifs ne se reproduira pas mais pour qu'ils demeurent, au contraire, conscients de leur parenté spirituelle. Nous serons donc reconnaissants pour toutes les contributions apportées ici en vue d’élargir le dialogue avec le judaïsme sur le fondement de "Nostra Aetate" et d’arriver à une meilleure compréhension entre les juifs et les chrétiens afin que juifs et chrétiens, comme l'unique peuple de Dieu, témoignent de la paix et de la réconciliation dans le monde non réconcilié d'aujourd'hui et qu’ils puissent être ainsi une bénédiction non seulement les uns pour les autres, mais aussi ensemble pour l'humanité.

Traduction de ZENIT [Hélène Ginabat]

NOTES:

[1] Jean-Paul II, « La richesse de l’héritage commun nous ouvre au dialogue et à la collaboration. Rencontre avec les représentants de la communauté juive à Mayence, le 17 novembre 1980 », in : Enseignements de Jean-Paul II, III, 2 1980 (Cité du Vatican 1980) 1272-1276, cit. 1274.

[2] Cf. L’étude différenciée de T. Söding :  « Erwählung – Verstockung – Errettung. Zur Dialektik der paulinischen Israeltheologie in Röm 9-11 », in : Communio. Internationale katholische Zeitschrift 39 (2010) 382-417.

[3] J. Ratzinger-Benoît XVI, « Jésus de Nazareth, la Semaine Sainte : De l’entrée à Jérusalem à la résurrection » (éd. Du Rocher, 2011).

[4] Le pape Benoît XVI a expliqué qu’il avait modifié la prière du Vendredi saint de manière à « exprimer notre foi que le Christ est le Sauveur pour tous, qu’il n’y a pas deux voies de salut, de sorte que le Christ est aussi le rédempteur des Juifs, et pas seulement des Gentils. Mais la nouvelle formulation oriente la prière d’une demande directe pour la conversion des juifs, dans un sens missionnaire, à une requête pour que le Seigneur hâte l’heure de l’histoire où nous pourrons être tous unis ». Benoît XVI, « Lumière du monde. Le pape, l’Eglise et les signes des temps. Conversation avec Peter Seewald »,  (éd. Bayard, 2011).

[5] Vgl. W. Homolka / E. Zenger (Hrsg.), … « Damit sie Jesus Christus erkennen. Die neue Karfreitagsfürbitte für di Juden » (Freiburg i. Br. 2008).

[6] K. Cardinal Lehmann, „Judenmission“. Hermeneutische und theologische Überlegungen zu einer Problemanzeige im jüdisch–christlichen Gespräch, in: H. Frankemölle / J. Wohlmuth (Eds.), Das Heil der Anderen. Problemfeld „Judenmission“ (Freiburg i. Br. 2010) 142–167, cit. 165.

[7] P.A. Cunningham, J. Sievers, M. C. Boys, H. H. Hendrix & J. Svartvik ed., “Christ Jesus and the Jewish People Today. New Explorations of Theological Interrelationships” (Cambridge 2011).