ROME, Jeudi 28 février 2008 (ZENIT.org) – L’Europe se trouve dans une phase de « relativisme agressif », estime le professeur Massimo Introvigne, auteur du livre « Il segreto dell’Europa. Guida alla riscoperta delle radici cristiani », (Le secret de l’Europe. Guide à la redécouverte des racines chrétiennes) publié aux éditions Sugarco.
« Et les nouveaux relativistes agressifs veulent que le relativisme devienne une loi officielle de l’Etat », affirme dans cet entretien à ZENIT le dirigeant de l’Alliance catholique, fondateur et directeur du CESNUR, le Centre d’études sur les nouvelles religions.
Zenit – L’Europe vit-elle une crise d’identité ?
M. Introvigne – A deux reprises, le pape (dans son discours à la curie romaine lors de la présentation des vœux de Noël, le 22 décembre 2006 et, à l’occasion du cinquantenaire des Traités de Rome, le 24 mars 2007) a utilisé une expression forte, affirmant que l’Europe semblait vouloir « prendre congé de l’histoire ».
« Prendre congé de l’histoire » signifie baisser le rideau, saluer les spectateurs et admettre que la représentation est finie. Que cela a été beau sur le moment mais que maintenant c’est fini. Est-ce possible ? Certainement : contrairement aux êtres humains, les civilisations n’ont pas une âme immortelle. Elles ont, dans l’histoire, un début et une fin, et l’Europe n’échappe pas à la règle. Est-ce à cela que nous assistons ? Beaucoup d’hommes politiques le nieraient.
Toutefois, Benoît XVI a mis en lumière trois aspects, d’ailleurs cités tels quels dans les deux discours que je viens de mentionner, se rapportant à des faits très difficilement contestables.
Le premier est la « forme d’apostasie d’elle-même » de l’Europe, le refus de reconnaître ses propres racines, et sa propre histoire, qui conduit ensuite à une faiblesse et à un manque d’identité vis-à-vis de toute attaque ou d’acharnement extérieur. Que l’Europe ne parvient pas à parler d’une seule voix nous le voyons encore ces jours-ci à propos du Kosovo.
Le deuxième aspect est cette séparation entre les lois et la morale. Pas un simple éloignement de la part de la politique, ou de tout homme politique, par rapport à la morale privée et publique, qui n’est un problème ni récent ni purement européen, mais qui traverse toute l’histoire humaine. Non : il s’agit de l’autonomie, d’abord théorisée et puis fatalement pratiquée, des lois de la morale. De l’éthique, non de la religion, si bien que les critiques d’« ingérence » à l’encontre de l’Eglise n’ont à leur tour aucun sens, s’agissant ici de la morale naturelle et de ces règles d’un jeu que l’on appelle société – le pape parle de « grammaire de la vie sociale » – qui ne sont en soi ni chrétiennes, ni athées ou bouddhistes et que tout le monde devrait partager.
Zenit – Et cette grammaire de la vie sociale n’est pas respectée ?
M. Introvigne – Disons qu’aujourd’hui en Europe on affirme que ces règles du jeu n’existent pas, et que le législateur doit se limiter à jouer les notaires et à officialiser tout ce qui se passe déjà dans la société (ou les médias lui font croire que c’est ce qui se passe). Il y a des couples homosexuels ? Le législateur en prend acte et les assimile aux familles. Il y a des musulmans qui vivent en polygamie ? Le législateur les régularise, allant même jusqu’à appliquer la sharia comme le voudraient certaines personnes en Europe, voire même certaines personnalités. Dans les hôpitaux on pratique l’euthanasie ? L’Etat-notaire la fait passer sous forme de loi, comme cela vient d’être le cas au Luxembourg.
Le troisième aspect est la crise démographique, le fait dramatique qu’en Europe naissent toujours moins d’enfants : sur ce point, les faits refusent obstinément de coopérer avec les théories de ceux qui disent que l’Europe n’est pas en crise, et les résultats apparemment en contre tendance de certains pays dérivent souvent des nouvelles normes sur la citoyenneté, qui calculent le nombre de naissances en y insérant également les enfants des immigrés.
Zenit – Laïcisme agressif et antichrétien, relativisme. Nous traversons une bien sombre époque ?
M.Introvigne – Un intellectuel non catholique, communiste, comme Antonio Gramsci disait que quand il fait mauvais on a tendance à s’en prendre au baromètre, alors que « ce n’est pas en enlevant le baromètre que l’on chassera le mauvais temps ».
En Europe, aujourd’hui, nous assistons à ce phénomène : du moment que Benoît XVI est le seul, ou presque, à dénoncer la situation dramatique de crise sur les trois aspects que je viens d’évoquer – certes, peut-être aussi parce qu’il n’a pas à se présenter à des élections, où les électeurs généralement ne récompensent pas les porteurs de mauvaises nouvelles -, dans l’imaginaire d’un certain laïcisme européen, il finit par être le baromètre de Gramsci.
Mais ce n’est pas en empêchant le pape de parler, – comme cela a été le cas à l’université « La Sapienza » de Rome -, que les problèmes disparaissent. Et puis il y en a d’autres qui pensent que les problèmes dénoncés par le pape sont en réalité des ressources : que la crise de la famille traditionnelle, l’avortement, l’euthanasie, la négation du concept de loi naturelle, le multiculturalisme effréné et selon lequel ne pas accepter de légaliser la polygamie dans une société où les musulmans sont nombreux constitue une forme de racisme, sont autant de phénomènes positifs à promouvoir qui nous porterons à une société moins conflictuelle.
Tous ceux-là prétendent que le conflit naît de la prétention de celui qui pense qu’il existe une vérité ; et que là où il convient que la vérité n’existe pas le conflit disparaît.
Cette utopie a si souvent été démentie par l’histoire que la soutenir aujourd’hui devrait être embarrassant : or il n’en est pas ainsi.
La où les sociétés sont complexes, – et l’Europe d’aujourd’hui l’est -, il n’y a pas d’issue possible : ou bien l’on trouve entre les personnes qui ont une culture et une religion différentes, une « grammaire de la vie commune », des règles communes qui permettent de cohabiter, lesquelles peuvent seulement dériver de la raison et d’une loi naturelle que la raison peut connaître, ou bien l’on se réduit au conflit de tous contre tous.
Ou bien on résout les questions conflictuelles en se référant à un droit naturel valable pour tous ou bien on se résout à tout résoudre par la violence et par les bombes.
Zenit – Vous parlez de différentes phases de relativisme. Ou en sommes-nous aujourd’hui ?
M. Introvigne – Nous nous trouvons dans la phase du relativisme agressif. Les relativistes d’autrefois, même s’ils ne le pratiquaient pas toujours, théorisaient la maxime de Voltaire selon laquelle « je ne partage pas ton idée mais je suis disposé à donner ma vie pour que tu puisses la soutenir librement ».
Nous le savons, Voltaire était le premier à ne pas mettre en pratique cette maxime quand il s’agissait de l’Eglise catholique.
Toutefois, il y avait, et il y a encore, d’anciens voltairiens qui croient vraiment à ce qu’ils disent et qui, tout en étant des relativistes, ne demandent pas à l’Etat de punir ceux qui ne le sont pas.
En revanche, les nouveaux relativistes agressifs veulent que le relativisme devienne une loi officielle de l’Etat, prévoyant dans le même temps une répression pénale à l’encontre des non relativistes. Un simple exemple : les relativistes d’autrefois affirmaient que « la chambre à coucher d’un homosexuel est son château » (adaptant cette affirmation à une vieille maxime anglaise: le château est un lieu dans lequel même le roi, avec ses lois, ne peut entrer), que l’Etat doit ignorer et où les homosexuels, ni plus n
i moins que les hétérosexuels, doivent être laissés libres de faire ce qu’ils veulent.
Le nouveau relativiste prétend au contraire que l’Etat construise à l’homosexuel les murs de son château et procède à l’arrestation de tous ceux qui s’en approcheraient ou, tout simplement, exprimeraient une quelconque opinion critique. Tel est le sens des lois sur l’homophobie, qui ne punissent absolument pas ceux qui malmènent ou insultent trivialement les homosexuels (pour cela il y a déjà naturellement les lois ordinaires) mais répriment, selon la formule de la loi proposée par le gouvernement italien aujourd’hui démissionnaire, ceux qui expriment des « jugements de supériorité », autrement dit qui considèrent l’union hétérosexuelle supérieure par rapport à l’union homosexuelle, ou qui pensent, comme le fait l’Eglise, que cette dernière est intrinsèquement désordonnée.
Zenit – Alors, quel est le secret de l’Europe ?
M. Introvigne – Le secret de l’Europe est son histoire millénaire, dans laquelle viennent se greffer évidemment d’autres éléments – par exemple, on ne peut ignorer l’apport des communautés juives – mais qui, dans son itinéraire de fond, est une histoire chrétienne. Bien que recouverte des détritus de cet énorme feu de barrage ouvert par le laïcisme, les valeurs de cette histoire sont encore vivantes et présentes.
Certes, elles le sont plus dans certains pays que dans d’autres : par exemple, à propos de l’Italie, Benoît XVI a dit au congrès ecclésial de Vérone, le 19 octobre 2006, que « l’Eglise y est une réalité très vivante, – et nous le voyons! -, qu’elle est encore très présente au milieu des gens de tous âges et de toutes conditions » et que « les traditions chrétiennes y sont encore bien ancrées et continuent de produire leurs fruits ».
On pourrait alors dire que Benoît XVI parle d’un côté d’une Europe « prête à prendre congé de l’histoire », et qu’il voit de l’autre (au moins en Italie, mais il ne s’agit certes pas du seul et unique pays pour qui vaut ce genre de considérations et à qui le pape, dans son discours, adressait ses propositions) des « traditions chrétiennes encore enracinées » : serait-ce une contradiction ? La réponse est non.
En parlant de la crise de l’Europe, le pape ne nous invite pas à des funérailles, mais au chevet d’un malade. Un malade grave, auquel il est inutile de cacher la gravité de son état. Mais un malade qui possède encore en lui, cachées quelque part, toutes les potentialités pour guérir.
En bon médecin, Benoît XVI, sans cacher les risques que ce mal devienne mortel, scrute avec attention et valorise systématiquement chaque petit signe d’amélioration, chaque petit signe de guérison.
Si une petite plante se met à pousser dans le désert, on ne la déracine pas, on la cultive pour qu’elle devienne demain un arbre et après-demain une forêt. Mais pour cultiver cette petite plante il faut l’irriguer, et l’enthousiasme ne suffit pas : lorsqu’il s’agit du pape, de ses interventions, cet enthousiasme est toujours un bon point de départ. Mais il faut l’eau pure de la doctrine et du magistère.
L’ouvrage « Le secret de l’Europe » est le fruit de mes 35 années d’expérience vécue au sein de l’Alliance catholique, une agence de laïcs catholiques qui a pour objectif principal d’étudier, de diffuser et d’appliquer l’enseignement du magistère pontifical.
Jamais comme en ce moment – et je le dis absolument sans mépris pour celui qui, dans l’Eglise, aurait une autre vocation ou d’autres méthodes de travail -, je n’ai trouvé l’œuvre de diffusion des enseignements du pape (je pense par exemple à la magnifique fresque de l’histoire profane et de l’histoire du salut dans la « Spe salvi », qui comme toujours a disparu du radar des moyens de communication de masse quelques jours à peine après sa publication) aussi indispensable et urgente.
Miriam Díez i Bosch
Traduit de l’italien par Isabelle Cousturié