Formule latine amendée de la prière pour les juifs : « Dialogue et profession de foi »

Par le P. Michel Remaud

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ROME, Mardi 26 février 2008 (ZENIT.org) – Dans cette réflexion documentée intitulée « Dialogue et profession de foi », le P. Michel Remaud revient sur la formule latine amendée de la prière pour les juifs le Vendredi saint, selon le rituel exceptionnel, en latin, selon le rite de Jean XXIII, de l’Office de la Passion. Cette réflexion a été publiée en ligne le 19 février 2008 dans « Un Echo d’Israël ». Les intertitres sont de la rédaction.

Rappelons que le P. Michel Remaud est directeur de l’Institut chrétien d’Etudes juives et de littérature rabbinique.

Dialogue et profession de foi

La récente polémique au sujet de la prière pour les juifs le vendredi saint a laissé de côté, me semble-t-il, l’essentiel de la question : le chrétien qui exprime sa foi en faisant siennes les formules du Nouveau Testament doit-il être soupçonné d’une volonté de conversion lorsqu’il dialogue avec les juifs ?

Avant de risquer une réponse à cette question, il est nécessaire de donner quelques précisions préliminaires sur des sujets où les moyens d’information ont introduit moins de lumière que de confusion.

Question de rituel

Pour désigner le rituel antérieur à la réforme de 1969, les chroniqueurs de presse ont créé l’expression, commode, mais inadéquate, de « messe en latin ». En réalité, ce qui distingue l’ancien rituel de l’actuel n’est pas l’usage du latin, puisque le missel promulgué en application de la réforme conciliaire est lui-même rédigé en langue latine et qu’il est aujourd’hui utilisé concurremment avec ses traductions dans les langues vivantes. Les différences entre l’ancien rituel et l’actuel portent sur des détails que la plupart des journalistes seraient incapables d’expliquer, et dont on peut penser qu’ils ne les passionnent guère. Disons seulement, puisque beaucoup l’ignorent, que la célébration sous la forme actuelle n’est qu’un retour à l’usage de l’antiquité tel qu’il est décrit par les pères de l’Église, et qu’elle est beaucoup plus proche des origines que ne l’était la liturgie d’il y a cinquante ans. La « tradition » n’est pas à confondre avec les souvenirs d’enfance de ceux qui ont toujours ce mot à la bouche, ou avec ceux de leurs grands-parents.

On ne célèbre pas de « messe » le vendredi saint, pas plus en latin que dans une autre langue. L’office propre à ce jour contient une longue série d’oraisons dans lesquelles sont recommandées à Dieu toutes les catégories de croyants et d’incroyants qui constituent l’humanité. Jusqu’en 1959, on priait, entre autres intentions (en latin), « pro perfidis judæis ». Il n’y a pas lieu de reproduire ici les explications données sur ce sujet dans un précédent article (cf. La prière pour les juifs dans la liturgie du vendredi saint). Même après la suppression par Jean XXIII de l’adjectif « perfidis », l’oraison continuait à employer des formules que l’on pouvait considérer comme blessantes pour les juifs.

Cette formule est tombée en désuétude quelques années plus tard avec la promulgation du missel dit de Paul VI. L’autorisation accordée récemment à certains groupes de sensibilité traditionaliste de revenir à l’ancien missel allait la remettre en usage lors de la prochaine semaine sainte. C’est ce qu’a voulu empêcher la récente modification interdisant, même à ceux qui utilisent, à titre exceptionnel, le missel antérieur au concile de reprendre désormais ces expressions. Paradoxalement, c’est donc la décision de corriger une formule jugée inacceptable et utilisée par un nombre très restreint de catholiques qui a suscité toute cette indignation.

Pour que l’on sache bien de quoi on parle, et au risque d’être fastidieux, il est nécessaire de comparer les deux formules, ou plutôt leurs traductions.

Ancienne formulation

(après correction par Jean XXIII)

Prions aussi pour les juifs. Que notre Dieu et Seigneur retire le voile de leurs cœurs, pour qu’eux aussi reconnaissent Jésus Christ notre Seigneur.

Prions.

Fléchissons les genoux.

Levez-vous.

Dieu éternel et tout-puissant, qui n’écartes pas même les juifs de ta miséricorde, exauce nos prières, que nous te présentons pour ce peuple aveuglé (littéralement : pour l’aveuglement de ce peuple), afin que, ayant reconnu la vérité de ta lumière, qui est le Christ, ils soient arrachés à leurs ténèbres. Par ce même Jésus-Christ notre Seigneur.

Amen.

Formulation de 2008

Prions aussi pour les juifs.

Que notre Dieu et Seigneur illumine leurs cœurs, pour qu’ils reconnaissent Jésus Christ comme sauveur de tous les hommes.

Prions.

Fléchissons les genoux.

Levez-vous.

Dieu éternel et tout-puissant, qui veux que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité, accorde, dans ta bonté, que, la plénitude des nations étant entrée dans ton Église, tout Israël soit sauvé. Par le Christ notre Seigneur.

Amen.

Dialoguer sans arrière-pensée

Cette prière, répétons-le, n’est pas celle qui est utilisée normalement dans les églises, mais la formulation amendée imposée aux fidèles qui, par dérogation, sont autorisés à maintenir l’usage de l’ancien rite. On remarquera que tout le débat suscité par cette décision s’est concentré sur un mot qui ne figure pas dans le texte, celui de « conversion ». Demander à Dieu d’illuminer les cœurs est une chose et faire pression sur les gens pour tenter de les convaincre en est une autre. La différence est plus qu’une nuance, et les organes de presse auraient peut-être été mieux inspirés en citant le texte lui-même au lieu de faire des titres, des sous-titres et des commentaires sur ce que le texte ne disait pas, mais qu’on pouvait le soupçonner de vouloir dire.

Venons-en enfin au sujet. Il n’entre pas dans mon propos de savoir s’il était opportun de concéder l’usage de l’ancien missel aux fidèles qui en font la demande. La question qui nous intéresse maintenant est beaucoup plus fondamentale : si le chrétien considère Jésus comme « le sauveur de tous les hommes », et qu’il exprime cette conviction dans la liturgie, peut-il dialoguer sans arrière-pensée avec ceux qui ne partagent pas sa foi ?

Une première remarque s’impose : le Nouveau Testament, d’où sont tirées les formules qui ont soulevé l’émotion (comme d’ailleurs l’allusion au voile posé sur le cœur, qui est empruntée à la seconde épître aux Corinthiens, 3,15), est librement accessible dans les librairies et les bibliothèques et il n’est au pouvoir d’aucun chrétien de le censurer. Il n’est donc pas question de nier ou de dissimuler ce que tout le monde peut constater à la simple lecture des textes. La première étape du dialogue, qu’on n’a jamais fini de franchir, est que chacun des interlocuteurs soit informé loyalement de ce que l’autre croit ou pense. On peut citer ici ce qu’écrivait en 1973 le Comité épiscopal français pour les relations avec le judaïsme : « … que, dans les rencontres entre chrétiens et juifs, soit reconnu le droit de chacun de rendre pleinement témoignage de sa foi sans être pour autant soupçonné de vouloir détacher de manière déloyale une personne de sa communauté pour l’attacher à la sienne propre. » En bref, le juif a le droit de savoir ce que croit le chrétien.

Connaissance du Messie, naïveté du chrétien

Or, c’est là, précisément, que les difficultés commencent. Par nature, en effet, le christianisme est une prise de parti sur une question interne au judaïsme : le chrétien dit pouvoir nommer le messie d’Israël. Proclamer que Jésus est le Christ, mettre un trait d’union entre les mots « Jésus » et « Chri
st », c’est énoncer une affirmation que le juif – à juste titre si l’on prend la peine de se situer de son point de vue – ne peut considérer que comme une ingérence dans les affaires intérieures d’Israël. On ne le répètera jamais assez : il n’y aurait jamais eu de christianisme ni d’Église si des juifs n’avaient dit un jour à d’autres juifs : « Celui dont Moïse a parlé dans la Loi, ainsi que les Prophètes, nous l’avons trouvé : c’est Jésus, fils de Joseph, de Nazareth. » (Jn 1,45). Même si, dès l’antiquité, le groupe des disciples juifs de Jésus a été rapidement submergé par l’afflux des païens, au point que l’Église est devenue dans les faits une Église des nations, la communauté chrétienne n’aurait ni existence ni raison d’être, et sa profession de foi serait vide de contenu, hors de cette référence à l’origine juive.

Pendant tout son pontificat, Jean-Paul II a répété que nous, les chrétiens, avons avec le judaïsme « des rapports que nous n’avons avec aucune autre religion ». Il faut reconnaître que les choses seraient beaucoup plus simples si judaïsme et christianisme étaient deux religions extérieures l’une à l’autre et suivaient des voies parallèles. Le dialogue pourrait alors se limiter à une information mutuelle visant à enrichir la culture générale de chacun de deux interlocuteurs (1). Hypothèse malheureusement impossible : sans la profession de foi « Jésus est le messie d’Israël », il n’y aurait pas de christianisme. Et, il faut oser le dire, il n’y a rien de surprenant pour le chrétien en ce que des juifs, aujourd’hui encore, puissent faire pour leur propre compte l’expérience des premiers disciples et en tirer les conséquences. On peut du moins souhaiter que le chrétien, qui est bien placé pour savoir ce qu’éprouvent des croyants lorsqu’ils voient l’un des leurs s’agréger à un autre groupe religieux que celui de leur origine, accueille ces démarches personnelles sans triomphalisme, mais au contraire avec la retenue qu’impose la plus élémentaire décence, puisque chaque passage de ce genre ravive la déchirure dont est née l’Église.

La situation est-elle donc sans issue ? Le chrétien qui rencontre le juif n’aurait-il le choix qu’entre deux attitudes, un prosélytisme militant ou le double langage ? Chercher à convaincre, ou tenir un discours « diplomatique » qui passerait sous silence les convictions profondes, mais qui serait démenti par l’expression liturgique de la foi dès que le juif aurait le dos tourné ? Se laisser enfermer dans le piège de ce dilemme, c’est, à mon avis, oublier deux données importantes auxquelles les chrétiens sont généralement peu attentifs.

Jésus, de culture juive

La première est que Jésus est de culture juive. Affirmation banale en apparence, mais qui est loin de l’être si l’on prend la peine d’y réfléchir un peu. Lorsqu’on doit faire découvrir à des chrétiens l’arrière-fond juif des évangiles, on se trouve le plus souvent devant des auditoires déroutés par le monde étrange dans lequel ils se trouvent introduits. L’immense majorité des chrétiens est culturellement étrangère à ses propres sources, et la plus grande partie du Nouveau Testament est pour eux une terre inconnue. C’est là une situation sur laquelle on doit se garder de porter une appréciation superficielle. C’est un des résultats du passage de l’Évangile d’Israël aux nations. Si l’Évangile a connu un tel succès auprès des païens, c’est qu’il a une portée universelle et que Jésus peut parler directement à des gens qui sont étrangers à sa propre culture. Mais en même temps, l’invitation à l’amour du prochain peut-elle se suffire à elle-même, sans référence à son enracinement dans l’histoire d’une alliance ?

Je suis persuadé, pour dire les choses familièrement, que lorsque Jésus et Israël se rencontreront et se parleront – et cette perspective appartient à l’espérance chrétienne – ils se raconteront entre eux des histoires de juifs auxquelles les gentils, même bons chrétiens, ne comprendront pas grand chose. Pour dire les choses autrement, une bonne partie du Nouveau Testament tourne autour de questions qui ne pouvaient se poser qu’au sein du peuple d’Israël. Il y aurait donc beaucoup de naïveté, de la part des chrétiens, à penser qu’ils connaissent parfaitement leur messie, et que la vocation des juifs serait de le connaître comme ils le connaissent eux-mêmes ; comme s’il suffisait d’être comme nous pour être parfait ! Sans spéculer sur un avenir connu de la seule Providence, je pense au contraire que si un jour Jésus et son peuple se reconnaissent, les chrétiens découvriront combien ils étaient loin, à certains égards, de celui qu’ils croyaient bien connaître, et qu’ils seront guéris par là de cette tentation d’arrogance contre laquelle Paul, dans les chapitres 9 à 11 de son épître aux Romains, ne cesse de les mettre en garde.

Pérennité d’Israël, projet divin

C’est le Nouveau Testament lui-même – et c’est le deuxième point sur lequel il faut attirer l’attention – qui nous enseigne que la pérennité d’Israël s’inscrit dans un projet divin ordonné au salut des païens. L’antiquité chrétienne a réduit l’existence même du judaïsme à un échec de l’évangélisation. Je ne suis pas sûr que cette interprétation ne soit pas, aujourd’hui encore, celle de nombreux chrétiens, depuis les usagers de l’ancien missel, même s’ils emploient la nouvelle form

ule – il ne suffit pas de changer une formule pour changer les mentalités – jusqu’à des « amis d’Israël » de tendance fondamentaliste. Si les chrétiens étaient plus familiers de leurs propres sources, ils auraient lu dans l’épître aux Romains qu’il y a une relation de causalité directe entre la non acceptation de l’Évangile par les juifs et le salut des païens. « À travers l’ « endurcissement » d’Israël – nous pouvons dire aujourd’hui, sans jouer sur les mots : à travers la permanence du judaïsme – se déploie un projet divin dont la raison ne peut rendre compte, mais dont le but est le salut des païens. Le dessein de salut qui embrasse Israël et les nations se réalise donc, d’une manière inattendue, à travers le refus même de l’Évangile par les Juifs. (2) » Si je me permets ici de me recopier, c’est parce que ces lignes ont reçu l’imprimatur. Nous devons admettre que nous ne savons pas tout et prendre acte des affirmations du Nouveau Testament lui-même, selon lequel le dessein de salut se déploie selon des voies qui défient notre logique. Nous devons, aussi, apprendre à entendre les affirmations qui s’expriment à travers ce que nous considérons simplement comme des négations.

Il ne s’agit donc pas de rester en deçà du Nouveau Testament, mais de l’accepter dans sa totalité, avec ses apparentes contradictions, ses obscurités et ses énigmes. Pendant des siècles, nous nous sommes satisfaits, sur la permanence du judaïsme, d’affirmations péremptoires et souvent simplistes. Et si, avant de les remplacer par d’autres affirmations tout aussi assurées, nous prenions, sans nous presser, le temps des questions ?

(1) D’une phrase écrite par saint Cyprien de Carthage dans un contexte très particulier, celui de la persécution de Valérien, on a tiré l’aphorisme, qui n’a rien d’un dogme : « Hors de l’Église, point de salut ». Il est facile d’y opposer le verset de l’Épître aux Hébreux : « Celui qui s’approche de Dieu doit croire qu’il existe et qu’il est le rémunérateur pour ceux qui le cherchent. » (He 11,6).

(2) Chrétiens et Juifs entre le passé et l’avenir, Bruxelles, Lessius, 2000, p. 135.

© Un Echo d’Israël

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ZENIT Staff

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