ROME, Dimanche 26 août 2007 (ZENIT.org) – L’archevêque de Paris, Mgr André Vingt-Trois, a prononcé cette homélie ce dimanche 26 août, à l’occasion de la Mémoire de la libération de Paris.
« Si la commémoration a un sens et une utilité autre que documentaire, c’est dans la mesure où elle ouvre un espace à la réflexion et à l’engagement dans le présent », soulignait l’archevêque, avant de poser cette autre question: « N’est-il pas opportun et raisonnable de nous demander aujourd’hui si notre système de valeurs met en avant les véritables priorités, si nous préparons vraiment des hommes et des femmes capables de consentir à un vrai sacrifice pour la dignité de l’humanité ? ».
La Messe de fondation faisant mémoire de la libération de Paris et du Magnificat alors chanté à Notre-Dame a été présidée ce matin en la cathédrale Notre-Dame de Paris par Mgr Vingt-Trois.
La délégation du gouvernement français était menée par M. Marleix, secrétaire d’Etat aux anciens combattants ; le Maire de Paris, M. Delanoe assistait aussi à cette messe, ainsi que M. Beuth, ministre plénitotentiaire, de l’Ambassade d’Allemagne à Paris. La Fondation de Gaulle et la fondation Maréchal Leclerc de Hautecloque, associées à la fondation perpétuelle de cette messe depuis 2002, étaient fortement représentées, sous la présidence respective de M. Pierre Mazeau et de M. Martin. La famille Leclerc de Hautecloque a participé aussi en nombre à cette célébration en cette année qui marque le 60ème anniversaire de la mort accidentelle du Maréchal Leclerc.
Homélie de Mgr André Vingt-Trois, archevêque de Paris, le Dimanche 26 août 2007, en la cathédrale Notre-Dame, Messe de fondation pour la Libération de Paris (cf. http://catholique-paris.cef.fr).
L’épreuve subie par la France pendant six années de 1939 à 1945 fut symboliquement marquée par l’occupation de sa capitale en Juin 1940. Dès l’instant où les armées allemandes défilèrent sur les Champs-Elysées, la défaite prit une nouvelle figure ; les Parisiens entrèrent dans les sombres années que l’on sait. Il fallut attendre quatre années pour que, par les combats déclenchés avec le débarquement, commence à briller une lueur d’espérance. Enfin, le 25 août 1944, Paris soulevé et combattant fut libéré par la 2°DB. Le 26 août, le défilé historique de la Libération aboutissait dans cette cathédrale pour rendre grâces à Dieu.
Nous le savons, les combats de la Résistance et de la Libération unissaient dans une même lutte « ceux qui croyaient au ciel et ceux qui n’y croyaient pas », pour reprendre la si belle formule du poète. Mais au moment d’exprimer la joie de la liberté retrouvée, tous se reconnaissaient chez eux dans cette cathédrale qui symbolise si fortement l’histoire, l’identité et l’espérance de notre pays. Aujourd’hui, Mesdames et Messieurs, chers frères et sœurs, nous faisons mémoire de ces instants de communion nationale et nous évoquons tout à la fois le souvenir de ces jours de liesse et la mémoire des hommes et des femmes qui furent les victimes des ultimes combats dans les rues de Paris, mais non moins des années noires de l’occupation allemande. Résistants isolés ou réseaux décimés, otages exécutés, jeunes lycéens et étudiants fauchés dans l’enthousiasme de leur jeunesse, juifs déportés dans les conditions atroces que nous connaissons, toutes ces victimes restent présentes à nos pensées et à nos cœurs comme des figures emblématiques du courage, du don de soi et du sacrifice pour une cause qui dépassait leurs intérêts personnels.
Si nous faisons mémoire de ces jours de combat, ce n’est évidemment pas dans le seul but de satisfaire à ce que l’on nomme un « devoir de mémoire » qui signale trop souvent notre incapacité à nous souvenir. Si la commémoration a un sens et une utilité autre que documentaire, c’est dans la mesure où elle ouvre un espace à la réflexion et à l’engagement dans le présent. Quel sens donnons-nous aujourd’hui à l’engagement personnel pour une cause commune ? Comment apprécions-nous la capacité et le devoir de renoncer à ses propres intérêts et à sa sécurité pour le rétablissement ou le renforcement des libertés publiques et d’une certaine idée de notre pays ? Quelles valeurs reconnaissons-nous mériter que l’on combatte pour elles jusqu’à pouvoir y perdre ses biens, voire sa vie ?
Il est des circonstances où l’urgence comme l’imprévisibilité des situations ne permettent pas de peser paisiblement le pour et le contre pour se décider dans le calme protecteur d’un débat éthique tel qu’on se plaît à le représenter hors des moments de crise. Ce qui domine alors n’est pas nécessairement une évaluation rationnelle des enjeux et des donnés objectives ; c’est plutôt le sentiment d’un devoir impérieux auquel on ne peut se dérober. Ce devoir se dévoile en laissant parler ce qui a été constitué de patrimoine moral à travers l’éducation de la jeune enfance ou ce qui s’est imposé comme modèle de vie par les comportements communément reconnus à la fois comme normaux et normatifs. Cette éducation première, fruit des mœurs familiales et des apprentissages sociaux, notamment scolaires, instille en nous une échelle des priorités et nous intègre dans une culture collective.
Celles et ceux pour qui l’abolition des libertés, la domination d’une vision contraire à l’égalité des personnes humaines, la violation des droits élémentaires constituaient une situation inacceptable pour la conscience humaine, se sont révélés prêts à sacrifier leur propre liberté et même leur vie pour défendre la dignité de vivre. Dans la situation du moment, ils ont manifesté que, pour eux, le sens de l’existence l’emportait sur la sécurité personnelle. N’est-il pas opportun et raisonnable de nous demander aujourd’hui si notre système de valeurs met en avant les véritables priorités, si nous préparons vraiment des hommes et des femmes capables de consentir à un vrai sacrifice pour la dignité de l’humanité ? Sans sombrer dans le dénigrement systématique, on doit reconnaître au moins que sur plusieurs points il semble que nous soyons loin du compte.
Autant il est naturel de se réjouir des progrès spectaculaires grâce auxquels la vie de nos compatriotes a tellement changé en quelques décennies : progrès des soins grâce aux avancées exceptionnelles de la médecine, progrès très quotidiens des conditions de la vie pratique, progrès culturels quoi qu’on puisse en dire, etc., autant il vaut la peine de nous poser la question : ces progrès, dont nous nous réjouissons à juste titre, ont-ils été accompagnés d’une égale préoccupation pour développer la dignité humaine ? Je ne parle pas ici de la revendication que les autres respectent notre dignité comme il est normal dans une société civilisée et démocratique. Je pense au souci que chacun de nous doit avoir de respecter la dignité des autres : la dignité comme un devoir plus que comme un droit, un devoir collectif dont chacun doit assumer sa part.
Quel est le véritable respect collectif de la dignité humaine quand les modèles moraux que l’on propose de manière de plus en plus explicite à notre jeunesse sont dominés par la recherche de la satisfaction de ses propres désirs et de ses appétits primaires ? Comment apprendre à résister aux assauts toujours possibles de la barbarie, si nous ne valorisons pas pratiquement, dans les comportements quotidiens, la nécessité de supporter des pertes et des souffrances personnelles, osons le mot d’accepter de sacrifier quelque chose de notre confort et de notre bien-être, pour défendre une qualité de vie qui n’est pas simplement la qualité des commodités de l’existence, mais surtout la qualité du sens de la vie ?
La grandeur et la beauté de l’existence humaine n’est-elle pas précisément cette puissance que nous avons de choisir librement de renoncer à des biens légitimes, de les sacrifier pour aider tous les hommes et toutes les femmes de notre temps à atteindre la plénitude de leurs potentialités humaines et voir respecter leur éminente dignité ? Ceci est la liberté en son sens le plus vrai, mais cette liberté-là ne se décrète par aucune loi ni aucun règlement. Elle résulte de l’éducation de la conscience personnelle à reconnaître les valeurs sur lesquelles un homme digne de ce nom ne peut pas transiger, quoi qu’il en coûte.
Faire mémoire des femmes et des hommes qui ont accepté de véritables sacrifices, jusqu’à mettre leur vie en jeu, n’est pas une sorte d’exaltation triomphale des héros du passé. A partir de leur exemple, nous avons à prendre conscience des enjeux de chacune de nos existences et de la responsabilité de notre conscience à l’égard de nos contemporains, de tous nos contemporains, des plus proches comme des plus lointains. Alors que nous bénéficions d’une information sans égale sur la situation de l’humanité, sommes-nous encore capables de ne pas nous laisser gagner par l’indifférence ou la lassitude en nous repliant sur nos conforts ?
Quand le Christ nous dit que la réussite de notre vie ne passe pas par les facilités que l’on peut s’accorder mais par le choix de la porte étroite, il sait bien qu’il tient là un discours difficile à entendre pour la foule. Mais il ne donne pas cet avertissement pour accabler l’humanité. Il le donne au contraire pour éveiller les consciences du plus grand nombre en exprimant la confiance que l’être humain est capable de choisir l’altruisme plutôt que l’égoïsme, le service de l’autre plutôt que son asservissement à nos désirs, le chemin difficile de la porte étroite plutôt que la facilité de nos penchants.
Nous savons que ses auditeurs n’étaient pas spontanément accordés à cette exigence morale, pas plus que nos contemporains ne sont désireux de s’entendre rappeler que tous les comportements ne sont pas devenus licites et bons parce qu’ils rallient les désirs d’une majorité, tout au moins d’une majorité supposée. La loi de la conscience s’impose à nous avec plus d’exigence que le droit positif. Si la bonne gestion quotidienne de la vie collective exige des lois, -et Dieu sait que nous n’en manquons pas !-, la motivation qui entraîne le respect de la loi suppose une adhésion intérieure au respect du bien de tous et la détermination longuement éprouvée de choisir librement ce qui concourt au bien de l’humanité.
Le choix de la porte étroite du sacrifice n’est le symptôme ni d’une exaltation suspecte ni d’un masochisme larvé. Il est le calcul le plus raisonnable pour mener sa vie selon la grandeur du véritable humanisme . Ceux qui ont la lourde responsabilité de formuler les objectifs communs de la vie collective, ce que l’on peut appeler un « projet de société », tout comme les éducateurs qui ont la charge exaltante et redoutable de préparer les futurs citoyens doivent avoir présent à l’esprit que le fonctionnement harmonieux de la démocratie suppose la vertu des citoyens. Il est peu probable que remplacer le vocabulaire moral par le vocabulaire du civisme suffise à donner à nos contemporains le goût et le courage de défendre les valeurs qui fondent et qui permettent la paix civile.
En exprimant, à la suite du Christ, les exigences les plus hautes pour la moralité humaine, l’Église catholique ne revendique aucune faveur particulière. Elle formule des enjeux sans lesquels l’humanité risque de perdre les réflexes les plus fondamentaux pour la défense de la dignité humaine. Notre espérance, en les rappelant, est de croire qu’ils ne sont pas destinés seulement à une élite restreinte de héros, mais qu’ils s’adressent aussi au plus grand nombre, car tous sont appelés à prendre la porte étroite et tous peuvent en devenir capables. La tâche de l’Église, la tâche des chrétiens, en ce monde est de devenir les inlassables témoins de cette espérance du rassemblement de tous les peuples. Elle est aussi de rappeler sans cesse que cet objectif exaltant n’est pas une simple utopie que l’on pourrait rêver sans rien pouvoir faire pour qu’elle advienne. Il n’y peut y avoir d’authentique espoir de paix universelle là où ne sont pas mis en œuvre les moyens éthiques de la paix : le sens du bien commun et la résolution de respecter la dignité des êtres humains, quoi qu’il nous en coûte.
Que Jésus de Nazareth qui a accepté de livrer sa vie pour le salut de l’humanité nous emplisse de son Esprit pour que nous devenions réellement capables de nous donner pour les autres.
+ André VINGT-TROIS
Archevêque de Paris