ROME, Vendredi 16 septembre 2005 (ZENIT.org) – Voici le texte intégrale de l’intervention du cardinal Paul Poupard, président du conseil pontifical de la Culture, lors de la rencontre « Le courage d’un humanisme de paix », promue à Lyon par la communauté de Sant ‘Egidio.
Catholiques et Orthodoxes : les demandes de l’unité
Lyon, lundi 12 septembre 2005
TROIS EXPÉRIENCES
C’est auprès du Pape Jean XXIII, puis de Paul VI et du Concile Vatican II, que j’ai fait mon initiation à l’œcuménisme et rencontré l’orthodoxie. Je l’ai vécu ensuite à l’Institut Catholique de Paris, comme Recteur responsable de l’Institut Supérieur d’Etudes Œcuméniques, en collaboration avec la Faculté de Théologie orthodoxe Saint Serge. Et, depuis un quart de siècle, de nouveau à Rome, au Conseil Pontifical de la Culture.
Le Pape Jean d’abord, auteur de que j’appelle une petite révolution grammaticale. Nous sommes habitués aujourd’hui aux rencontres d’Eglises, des responsables d’Eglise. Ce n’était pas le cas quand j’ai commencé mon service à la Secrétairerie d’Etat en 1959. Jean XXIII a eu le génie, non seulement d’ouvrir les fenêtres du Vatican, comme il disait, pour faire entrer un peu d’air frais, mais aussi les portes, pour rencontrer les frères séparés. Il m’en souvient. Au lendemain d’une de ses rencontres, de la confidence imagée de Jean XXIII. Il parlait volontiers de lui à la troisième personne, et répétait : « Giovanni, tu te rends compte, tu vas le recevoir, ce chef d’Eglise, et qu’est-ce que tu vas faire ? Tu as beau être le Pape. Tu ne peux quand même pas changer le Credo. Qu’est-ce que tu vas dire ? Et puis le Monseigneur a ouvert la porte. Qu’est-ce que je pouvais faire ? Nous nous sommes embrassés. Car avant d’être séparés, nous sommes frères ».
C’est cela la petite révolution grammaticale de Jean XXIII. Dans l’expression séculaire « Frères séparés », le substantif reprenait le pas sur l’adjectif. Nous avions tellement conscience d’être séparés ! Nous avions oublié que nous étions frères. Le génie chrétien de Jean XXIII a été de nous faire redécouvrir qu’être frères est le premier et le plus important.
Nous sommes frères, et dans toutes les familles nous avons des problèmes qui engendrent des brouilles et entraînent des séparations. Chacun a sa version plus ou moins légitime, et les mémoires ne coïncident pas. Il est donc nécessaire de pratiquer ce que les anciens grecs appelaient la catharsis, la purification de la mémoire.
La séparation de 1054 entre Rome et Constantinople est une affaire ancienne, millénaire, mais la blessure est toujours actuelle. Que faire ? Il m’en souvient, le Concile Vatican II avait assumé et promu la démarche œcuménique. Mais, comme l’a dit le Pape Benoît XVI au début de son pontificat, les paroles, c’est bien, mais les gestes, c’est mieux. Les déclaration ont leur importance, mais les gestes y ajoutent une portée symbolique. Le 7 décembre 1965, veille de la clôture du Concile, Paul VI a levé la mémoire des excommunications et envoyé une délégation au Phanar, avec le Cardinal Joseph Martin, qui était Archevêque de Rouen. Que de fois celui-ci m’a ensuite répété : « Quelle grâce ! ». Rome reprenait le chemin de Constantinople, et Constantinople, le chemin de Rome.
Cette rencontre libératrice était devenue possible, parce que chacun avait fait la moitié du chemin en allant à Jérusalem. Après deux millénaires, le successeur de Pierre, devenu Evêque de Rome, éprouvait le besoin de revenir aux origines de l’Eglise indivise, en Terre Sainte. Je garde toujours dans la mémoire du cœur la rencontre bouleversante entre Paul VI et le Patriarche Athénagoras à Jérusalem, l’un et l’autre anxieux du chemin à parcourir pour recomposer la pleine unité de l’Eglise du Christ, le Christ pour le monde, et le monde à Dieu.
Seconde expérience œcuménique : l’Institut Catholique de Paris et l’Institut Supérieur d’Etudes Œcuméniques, en collaboration avec la Faculté de Théologie Orthodoxe Saint Serge et la Faculté de Théologie protestante. Une institution universitaire donc, avec ses exigences de rigueur méthodologique, un Conseil d’orientation mandaté par les Eglises, et le souci de donner aux étudiants une véritable formation œcuménique, et donc promouvoir les études et les recherches œcuméniques en approfondissant la réflexion théologique et pastorale sur tous les problèmes qui intéressent le mouvement œcuménique pris dans toute son ampleur. Un cours d’introduction aux grandes traditions confessionnelles, ainsi qu’aux réalités actuelles du mouvement œcuménique. Et des cours spécialisés, d’une importance capitale. Car c’est l’étude à plusieurs voix, avec des professeurs de communions différentes, qui vise à mettre en valeur les apports complémentaires des diverses confessions dans l’actualisation et l’approfondissement des problèmes théologiques.
Aussi le corps professoral est-il formé d’enseignants appartenant aux différentes confessions chrétiennes et spécialisés dans chacune des matières traitées. Accueil bien sûr de boursiers et visite des responsables d’Eglise. C’est dans ce cadre que j’ai reçu, en 1979, le futur Métropolite Kyrill auquel j’ai restitué la visite vingt cinq ans plus tard, jour pour jour, à Moscou, où j’avais été reçu la première fois le 13 février 1978 par le Patriarche Sa Sainteté Pimen, avant de l’être par le Patriarche Alexis, en novembre dernier.
Et j’en viens à la troisième expérience, celle du Conseil Pontifical de la Culture, qui me donne de conjoindre les visites aux responsables, Moscou que j’évoquais à l’instant, Monseigneur Christodoulos à Athènes en 1998, le Patriarche Theoktist à Bucarest, en 2002, le Patriarche Bartolomeos au Phanar, en 2003, Son Eminence le Métropolite Filaret à Minsk, en décembre 2004.
C’est ma manière de répondre à la question posée sur les voies à parcourir, à partir de mon expérience personnelle :
– La première, l’œcuménisme du cœur, pour moi demeure toujours première, non seulement chronologiquement, puisque c’est le Bienheureux Jean XXIII qui me l’a apprise voici quarante cinq ans : mieux se connaître, pour nous reconnaître frères.
– La seconde, que j’ai pratiquée dans un cadre universitaire à Paris : nous connaître théologiquement, pour approfondir notre découverte de l’autre, et par là prendre conscience de notre identité propre de disciples du Christ.
– La troisième, que je pratique depuis vingt cinq ans : le dialogue des cultures sous le signe du Christ. Au Symposium que j’avais organisé à la demande de Jean-Paul II en préparation du Synode des Evêques pour l’Europe, en 1999, j’avais choisi pour thème : « Le Christ, source d’une nouvelle culture pour l’Europe ». Et j’avais demandé à Ghelian Mikhaïlovith Prochorov, Professeur à l’Institut de Littérature russe et Membre de l’Académie des Sciences de Saint Pétersbourg de nous aider à « repenser la vie de l’homme dans la Cité ». Son intervention : « Pour nous, Européens, l’anamnèse du Christ, c’est l’anamnèse de l’éternité dans notre vie. Seule l’anamnèse du Christ est un antidote à la vision libérale-communiste ». Cette expression paradoxale en dit long, et nous fait réfléchir.
Son Eminence le Métropolite Filaret, que je salue fraternellement, m’a donné le privilège de le développer au Symposium de culture chrétienne européenne, à Minsk, où j’ai bénéficié de l’hospitalité du Centre Culturel Saints Cyrille et Méthode. A la grâce de Dieu, nous allons poursuivre ces échanges à Vienne, du 3 au 5 mai prochain. Car la redécouverte cordiale de la fraternité s’affirme dans l’approfondissement théologique, à travers le dialogue culturel.
UN PROJET
Notre rencontre de Vienne, organisée conjointement par le Conseil Pontifical de la Culture et le Département des Relations
extérieures du Patriarcat de Moscou, porte sur l’Europe et la Culture chrétienne. Notre projet commun, en cours de discussion, vise à :
1/ Redécouvrir les fondations de l’Europe : philosophie, théologie, anthropologie, science et art.
2/ Les Eglises au défi de la globalisation et de la modernité, des sectes et des nouvelles formes de non-croyance et d’indifférence religieuse aujourd’hui.
3/ Le ressourcement à l’aube du troisième millénaire : famille, éducation, école, université, centres culturels.
4/ L’influence de l’éthique chrétienne sur la politique, l’économie et les médias.
5/ La coopération entre les Eglises pour les valeurs chrétiennes dans la culture européenne : le forum public, la mémoire conjointe, la coopération culturelle.
6/ Le dialogue des Eglises chrétiennes avec les autres religions et l’humanisme séculier.
UNE CONVICTION
Car c’est ma conviction : ce n’est plus le temps de disperser, mais de recueillir. Voilà le message qui synthétise bien l’engagement des catholiques et des orthodoxes en chemin vers l’unité. Il s’agit de s’engager à travailler, avec toutes nos énergies, à la reconstruction de l’unité pleine et visible de tous les disciples du Christ. Seuls une transformation spirituelle et un témoignage commun sincère pourront donner une nouvelle espérance au monde. Les chrétiens d’Orient et d’Occident affrontent aujourd’hui les mêmes défis : sécularisme agressif, consumisme, indifférence religieuse, relativisme, contre-culture de la mort, disgrégation de la famille. Ces défis trouvent un terrain fertile dans notre société contemporaine vulnérable. Pour les affronter il est nécessaire de revenir à nos racines communes et, dans cette direction, donner aux paroles des formes concrètes de disponibilité et d’engagement. Ce chemin nous demande force de volonté, sagesse et respect, pour promouvoir le dialogue culturel par égard aux valeurs chrétiennes communes, pour affronter ensemble les tendances négatives de la culture d’aujourd’hui, et faire jaillir de nouvelles espérances pour le futur. Dans cet élan de solidarité devant les défis de la société contemporaine, en particulier la dangereuse érosion de la doctrine chrétienne, il est possible de construire le pont du dialogue vers l’unité. De cette manière, toutes les formes de fondamentalisme : culturel, religieux, politique, se trouvent exorcisées, alors que notre identité chrétienne se trouve renforcée.
C’est l’expérience personnelle depuis plus de quarante ans que j’ai voulu vous partager, dans les responsabilités diverses qui m’ont été confiées, de la Secrétairerie d’Etat de Jean XXIII et Paul VI, à l’Institut Catholique de Paris, de la succession du Cardinal Franz König au Secrétariat pour le dialogue avec les non-croyants à la création du Conseil Pontifical de la Culture, en de multiples contacts et visites, de Constantinople à Moscou et à Minsk, de Bucarest à Athènes.
Les contacts et les rencontres plus fréquents aident à identifier et à surmonter les difficultés et à augmenter la confiance. Avec le cœur disposé à la rencontre et non à l’antagonisme, à l’accueil et non au refus, nous pouvons arriver petit à petit à coopérer au cœur des cultures de notre monde moderne complexe et fascinant, que certains s’obstinent à éloigner de Dieu.
L’engagement commun face à ces défis nous permet de poursuivre le chemin vers la plénitude de l’unité dans la plénitude de la vérité et de la charité. Avant tout, il est nécessaire de continuer ce dialogue de la charité, nous devons même l’intensifier dans la situation complexe dont nous avons hérité –ce n’est pas notre faute- et qui constitue la réalité dans laquelle tous nos efforts doivent se développer aujourd’hui. Dans cet effort commun, nous bénéficions de la présence des martyrs, dont le témoignage irrécusable est devenu pour nous un patrimoine commun. L’œcuménisme des saints et des martyrs est un bouleversant et convaincant témoignage d’unité dans la foi au Christ. Il dépasse de manière décisive toutes nos divisions.
Un mot encore. L’Eglise et le monde entier nourrissent une grande espérance dans les jeunes et attendent avec confiance les fruits de leur enthousiasme, comme celui qui vient de se manifester à Cologne pendant la Journée Mondiale de la Jeunesse autour du Pape Benoît XVI, comme aussi leur présence affectueuse et leur prière silencieuse près de la dépouille mortelle de Jean-Paul II à Rome, et de Frère Roger à Taizé.
Nous nous mettons à l’écoute des questions qui montent du cœur des jeunes et de tous les hommes et les femmes à la recherche de la vérité et de l’unité, de la réconciliation et de la paix. Ce sont des demandes de sens, dans une culture désorientée et désagrégée ; demandes de vie et de bonheur, dans des situations souvent marquées et blessées par les déceptions et le découragement.
Ce sont des demandes de témoignage qui nous interpellent, et nous appellent à ne pas seulement parler du Christ, mais à le « montrer », en devenant reflet de Sa lumière dans chaque situation et à chaque moment, faisant resplendir Sa Sainte Face et indiquant en Lui l’unique chemin qui conduit à la vérité sur l’homme et à son bonheur. Catholiques et Orthodoxes ensemble avec tous nos frères chrétiens pour reporter Dieu au centre de la vie des hommes, les détourner des mirages d’une vie facile, de l’indifférence et de la non-croyance, pour vivre dans la vraie liberté donnée par le Christ. Que ce soit notre engagement quotidien, notre objectif commun constant : ensemble unis au Christ pour en recueillir ensemble et en partager les fruits de l’unité et de la paix.