Passion : Témoignage d’un chrétien sincère et vigilance des pasteurs

Note doctrinale sur le film de Mel Gibson

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CITE DU VATICAN, Mercredi 31 mars 2004 (ZENIT.org) – Le P. Philippe Vallin, c.o., Secrétaire de la Commission Doctrinale de la conférence des évêques de France publie cette note doctrinale sur le fils de Mel Gibson, Passion, en remarquant: « ce témoignage d’un Chrétien sincère doit être pourtant soumis plus que d’autres à la vigilance des pasteurs de l’Eglise ». Il en explique les motifs. Nous avons publié hier le communiqué de la commission Communication de la conférence des évêques de France.

Note doctrinale sur Passion, le film de Mel Gibson

1. Il faut saluer l’engagement personnel d’un comédien et d’un cinéaste de talent, qui met les ressources considérables de son art au service d’un témoignage de foi. Il n’y a pas de raison de douter de la sincérité de cet élan pour le Christ, le « Serviteur souffrant ».

2. En même temps, aucun Chrétien n’est assuré de produire un témoignage chimiquement pur. Il serait injuste de faire le reproche à Mel Gibson de personnaliser son regard sur le Seigneur, en le mélangeant des couleurs de sa spiritualité propre. Ce film, donc, comme toutes les œuvres d’art imaginées à partir des récits des quatre évangiles, représente les mystères de Jésus selon un angle de vue, et il ne peut pas échapper aux déformations, certaines de grande portée, imposées par ses choix.

3. Ce témoignage d’un Chrétien sincère doit être pourtant soumis plus que d’autres à la vigilance des pasteurs de l’Eglise, et ceci pour deux motifs :

* Mel Gibson a réussi un film efficace, dont la prouesse technique, dans le genre d’un Gladiator, rencontrera les goûts du public habitué au cinéma, et en particulier du public des jeunes, même très peu informé des convictions chrétiennes : la violence, et ses codes actuels de représentation spectaculaire, dans le mélange qu’on en fait avec des notions sacrées, allusives ou indistinctes, correspond à des attentes très puissantes du public, mais très suspectes. Certains appellent « gothique » cet univers de sensations fortes et mêlées. Les diableries y ont une part exagérée comme tout justement dans le film de Gibson, lequel sort plusieurs fois ici de la lettre des Ecritures… Ceci dit, quel artiste chrétien peut se dispenser, au nom du geste pur d’une esthétique universelle introuvable, de correspondre en quelque façon au public tel qu’il le trouve, tel qu’il est ?

* Un film n’est pas dans notre monde le volet d’un retable caché en quelque musée de province discret : le Crucifié du retable d’Issenheim à Colmar est, lui aussi, insoutenable de violence littérale. Mais son impact suit des logiques culturelles moins « invasives » qu’un film dont le lancement est mondial.

4. Au jugement du théologien, l’option esthétique la plus périlleuse de ce film réside dans le parti pris d’isoler la passion de la prédication de Jésus, d’un premier côté, et des récits sur le Ressuscité, d’un autre côté. La littéralité de la violence revêt dans l’isolement des scènes de la Passion une brutalité presque absurde, à peine illustrée par des retours en arrière sur la vie publique du Christ, et les trois ans de sa prédication. Il est possible, non pas certain, que les millions d’Américains spectateurs du film aient quant à eux une culture biblique suffisante, pour suppléer et donc affronter le terrible manque de motifs et de raisons dans lequel l’histoire de Jésus est ici plongée dès la première scène de l’agonie.

En tout cas, pour ce qui concerne les publics français, ceux en particulier que risque de fasciner l’esthétique du film, célébrée probablement par le bouche à oreille des jeunes, il est regrettable que soient occultés tous les motifs complexes qui ont peu à peu fait monter à la fois l’adhésion des foules à Jésus, et aussi la controverse sur sa personne, ses intentions, son mystère. Les mentions du film sont ici beaucoup trop allusives, en particulier à l’adresse de spectateurs peu éclairés sur la foi chrétienne.

Or, Jésus a choqué ; ce que la théologie a pris l’habitude de nommer ses prétentions (pardonner les péchés, transgresser la lettre du sabbat en maître de l’esprit du sabbat, relativiser le fait du temple de Jérusalem etc.), a provoqué des questions légitimes parmi les Juifs ses frères. Les réponses qu’il a apportées n’étaient pas mécaniquement convaincantes et supposaient qu’un Pharisien, un centurion romain, un publicain, un lépreux, s’en remettent à son autorité inouïe par un acte de foi, renouvelé à la racine.

L’heure de la Passion ne vient qu’après de nombreuses autres heures de la vie du Christ parmi les hommes, − non parmi les brutes −, heures lourdes ou heureuses, claires et obscures, iréniques ou polémiques. Des phrases du Verbe incarné, vraie Parole de Dieu, ont longuement précédé les terribles silences de « l’agneau muet mené à l’abattoir », et elles voulaient toujours être comprises « conformément aux Ecritures ». Le spectateur moins averti est exposé au risque de ne comprendre dans ces deux heures d’horrible lynchage qu’une espèce d’événement erratique, un déchaînement de violence furieuse, démente, incompréhensible en tout. Pire : il n’est pas exclu que l’attitude de Jésus soit interprétée selon les catégories ambiantes du système paradoxal de la non-violence, ou même de la structuration névrotique de la corrélation sado-masochiste. Celui qui ne se défend pas appellerait en somme sur lui-même les coups. Les évangiles, loin de ce genre de perspectives, sont très nuancés, multiples, et surtout ils sont saturés de la grande liberté du Sauveur : ils échappent tout à fait à des mécanismes aussi grossiers.

De l’autre côté, la résurrection est ici montrée, contre l’esprit des évangiles, comme un événement en solitaire et perceptible de soi, antérieur à la logique de rencontre et de témoignage des apparitions. Or, les récits d’apparition supposent la mystérieuse liaison d’amour du Ressuscité aux témoins qu’il choisit avec soin, et la communion retrouvée entre les disciples.

5. Cette option d’isolement de la Passion conduit à une autre équivoque théologique de grande portée : le péché du monde, et en face de lui, l’intention de salut et de pardon qui dirige l’existence du Fils de Dieu venu parmi les hommes, ne sont pas dans la nécessité, là encore toute mécanique, de se négocier au prix du sang. Comme si Dieu, en sa Toute-Puissance, était de toute éternité soumis à une règle souveraine qui l’oblige et le contraigne, lui aussi, le Dieu infiniment libre : l’injustice des hommes ne pourrait être compensée, corrigée, guérie que par la justice de Dieu le Père mais au prix des souffrances et de la mort du Fils.

« Ma vie, nul ne la prend mais c’est moi qui la donne », dit au contraire Jésus. « Nul n’a pris la vie » du Christ, encore moins une espèce de règle abstraite de compensation. C’est au contraire l’amour de Dieu et sa miséricorde qui ont représenté devant nous, pour nous convertir le cœur, la logique tueuse du péché. Logique à l’œuvre dans l’histoire de ce monde et entre nous, logique qui s’en prend même à l’Homme juste, à l’Homme bon, à l’Innocent. Alors, rejoint jusqu’à l’intime par la logique du péché de ce monde − c’est l’agonie −, le Christ Jésus va pourtant vivre et même exposer en sa mort l’extrême de son amour : sa totale liberté d’aimer va dominer la nécessité mécanique du péché.

Il n’y a plus rien ici d’aliénant, rien de calculé, rien d’abstrait : cet homme-là qui est Dieu, et lui seul, a pu nous aimer au-delà de nos péchés à l’heure incomparable, unique, inespérée de la Passion. En ce sens, il a « satisfait » suggère le Concile de Trente après saint Anselme : autre mot pour faire valoir c
omme M. Gibson la mystérieuse prophétie du Serviteur souffrant (Is 53).

Il ne faut pas dire que notre cinéaste soit étranger à ce mystère de la miséricorde divine. Mais la nécessité du sang réparateur est ici en grand péril de masquer la décision filiale de l’amour. Les raisons de la miséricorde ont eu chez lui moins de place pour s’expliquer que les déraisons, et même les démences du péché. Encore une fois, des Chrétiens très assurés de leur foi pourraient eux les suppléer. Mais les autres…

6. La croix que l’Eglise célèbre est celle que Jésus a demandé aux disciples de prendre sur leurs épaules pour le suivre et l’imiter. Or, le film de Gibson montre la croix inimitable, repoussante, absurde. Il semble pourtant qu’on puisse croire, avec l’Evangile de Jean, que la Mère de Dieu et « le disciple bien aimé » devant Jésus crucifié aient su dépasser dans un acte de foi abyssale l’extrême de la douleur, et qu’ils aient reçu alors d’y contempler quelque chose de l’extrême de l’amour. C’était cet amour seul qu’il faudrait imiter. Avant nous et pour toute l’Eglise, l’une et l’autre commençaient peut-être à éprouver ce que les témoins du jour de Pâques allaient communiquer à tous les Chrétiens, le mystère résumé en ce cri qu’on voudrait lancer à l’adresse de Mel Gibson : « Cette croix, nous l’avons trouvée belle ! ». François d’Assise, Jean de la Croix, Maximilien Kolbe n’ont pas embrassé une autre croix que celle de l’amour extrême, la croix glorieuse, la croix de vie.

A voir ce film, on se demanderait presque si les seuls disciples authentiques du Jésus de M. Gibson ne seraient pas ces candidats exotiques à l’imitation du Crucifié que la télévision nous montre chaque Vendredi Saint, entrant dans une mimétique exacte des tourments du Christ (coups, plaies, clous), mais si extérieure aux profondeurs de l’amour, et au juste si déplacée. Un indice d’équilibre nous est ici procuré par la liturgie de l’Eglise : on n’y pratique la lecture publique de la Passion qu’au Dimanche des Rameaux et au Vendredi Saint. Mais en revanche, à chaque eucharistie, la croix du Seigneur se lie à sa gloire dans la puissance du Dieu qui est amour.

7. On doit s’interdire d’instruire un procès d’intention contre l’auteur de ce film sur le sujet de l’antisémitisme. Mais il demeure vrai qu’objectivement, le parti qu’il a pris de ne rien montrer de la violence des controverses entre Jésus et les Pharisiens, les scribes, les chefs de prêtres, aboutit à cet effet de mutilation mécanique : les Juifs du Sanhédrin sont ici largement privés de l’expression des motifs, reçus de la Révélation elle-même, qu’ils avaient eus d’être au moins surpris, heurtés, contredits, par la prédication du Rabbi de Nazareth. On les prend à l’heure du procès comme à l’heure d’une colère démente, invincible et sournoise. C’est au moins mentir à la dramatique intégrale des évangiles. Or, à la différence des soudards romains, qui ne se trouveront pas d’héritiers dans la France de 2004, le peuple juif par le don de Dieu a pour lui une continuité historique irrécusable. Comment ne serait-il pas blessé à la représentation tronquée du choc que Jésus, le Médiateur d’une Alliance Nouvelle, a sciemment provoqué au milieu de ses frères par sa prétention d’accomplir ? Choc du plus grand amour, assurément ; mais celui d’entre nous qui le sait, le sait par le don de l’Esprit-Saint.

Ce film sera vu par beaucoup : puissent-ils s’approcher davantage du mystère de Jésus par les débats où ils entreront selon la sagesse de la foi, ayant laissé s’amortir en eux les turbulences de la sensibilité.

Ph. Vallin, c.o.

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ZENIT Staff

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