Texte intégral de la prédication de Carême du p. Cantalamessa

Première prédication

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ROME, vendredi 12 mars 2004 (ZENIT.org) – Nous publions ci-dessous la traduction du texte intégral de la première prédication que le père Raniero Cantalamessa, prédicateur de la Maison Pontificale, a donné ce vendredi au pape et à la Curie romaine.

* * *

« La lettre raconte ce qui s’est passé »
Pâques dans l’histoire

Dans toute la tradition chrétienne il a existé une double manière de lire les Ecritures, résumée par les mots lettre et Esprit. La lettre correspond au sens littéral ou au fait historique raconté; l’Esprit indique le mystère caché dans le fait historique que l’on ne peut saisir que grâce à la foi. Dans le sens spirituel, on distingue également trois niveaux de signification: la signification christologique qui souligne la référence au Christ et à l’Eglise, la signification morale qui fait référence à l’action des chrétiens et la signification eschatologique qui se réfère à l’accomplissement final.

Ce schéma en quatre parties a été résumé dans un distique célèbre: Littera gesta docet, quid credas allegoria. / Moralis, quid agas; quo tendas anagogia. La lettre t’enseigne ce qui s’est passé; ce que tu dois croire, l’allégorie. / La morale, ce qu’il faut faire; vers où tendre, l’anagogie.

Cette approche des Ecritures révèle toute sa pertinence et sa fécondité lorsqu’elle est appliquée à Pâques. Voici ce que dit un auteur du Moyen Age: « Pâques peut avoir une signification historique, une signification allégorique, morale et anagogique. Historiquement, Pâques s’est produit quand l’ange exterminateur est passé par l’Egypte; allégoriquement quand l’Eglise, dans le baptême passe de l’infidélité à la foi; moralement, quand l’âme, à travers la confession et la contrition, passe du vice à la vertu; de manière anagogique, quand nous passons de la misère de cette vie aux joies éternelles »(1).

Au cours des méditations de carême de cette année je voudrais approfondir le sens de la Pâque du Christ en suivant cette méthode qui nous vient de la tradition de l’Eglise la plus constante. N’ayant à disposition que trois moments (le vendredi 19 mars coïncide avec la fête de saint Joseph), nous devrons renoncer à traiter le dernier sens, le sens anagogique qui nous invite à tendre vers la Pâque éternelle du ciel. Nous le laisserons à la méditation personnelle.

Dans cette première méditation notre réflexion portera sur la dimension historique de Pâque, c’est-à-dire les événements dans lesquels elle trouve son origine. Si nous parlions de Pâques en général, la « lettre » à examiner serait les récits de l’Exode qui parlent de l’immolation de l’agneau en Egypte; préférant nous concentrer sur la Pâque chrétienne, la « lettre » correspond aux récits de la passion et de la résurrection du Christ.

1. Mais la lettre raconte-t-elle vraiment ce qui s’est passé ?

Une question très actuelle se pose ici: la lettre relate-t-elle vraiment dans ce cas « les faits », comme dit le distique ancien, ou en donne-t-elle en revanche une version « tendancieuse » répondant à des fins apologétiques ? En réaction à un film récent sur la Passion du Christ, une opinion que nous ne pouvons laisser sans réponse, s’est répandue à ce propos.

La thèse adoptée par des revues à diffusion mondiale et divulguée chez nous, même dans un journal télévisé du soir, est en résumé la suivante. Une représentation de la Passion qui choisit de rester extrêmement fidèle aux récits évangéliques, ignore par le fait même les résultats de la science exégète moderne. Celle-ci affirme que, en décrivant les faits, Marc et, après lui, les autres évangélistes ont attribué la responsabilité de la mort du Christ aux juifs pour se gagner les bonnes grâces du pouvoir politique romain et le tranquilliser sur le compte de la nouvelle religion. En réalité, le motif principal de la condamnation de Jésus fut de nature politique et non religieuse: la menace qu’il représentait pour l’ordre établi (2).

Il faut avant tout affirmer que quelle que soit l’explication que l’on donne des circonstances extérieures et des motivations juridiques de la mort du Christ, celles-ci ne changent en rien le sens réel de sa mort, qui dépendait de ce qu’il pensait lui, et non de ce que pensaient les autres. Et le sens qu’il donnait lui de sa mort, il l’a expliqué clairement au préalable, au moment d’instituer l’Eucharistie: « Prenez et mangez, ceci est mort corps, livré pour vous ».

Ceci dit, il faut tout de même reconnaître que l’enjeu dans ces discussions est sérieux. La foi chrétienne est une foi basée sur l’histoire; la compatibilité avec l’histoire ne lui est pas moins nécessaire que la compatibilité avec la raison. Il ne suffit pas de dire que les évangiles « ne sont pas descendus du ciel tout beaux et bien formés, mais qu’ils sont le produit de mains et de cœurs humains », sujets eux aussi à des conditionnements et des préjugés. Tout amateur sérieux d’études bibliques reconnaît cela aujourd’hui. Le problème est de savoir s’il s’agit de récits honnêtes ou pas; si le préjugé est inconscient ou s’il s’agit d’une thèse choisie consciemment et poursuivie pour des questions de commodité.

M’étant occupé de ce problème à l’époque où j’enseignais l’histoire des origines chrétiennes à l’Université Catholique de Milan (3), il me semble de mon devoir d’apporter quelques éclaircissements à cette discussion. Ce qui doit être réfuté de manière catégorique, c’est que la recherche historique moderne soit parvenue, en ce qui concerne la condamnation du Christ, à des conclusions différentes de celles que nous révèle la lecture des Evangiles.

La thèse de la motivation essentiellement politique de la condamnation du Christ est née, au cours des cinquante dernières années, de deux préoccupations, et a eu deux raisons d’être. La première a été l’issue tragique de l’antisémitisme avec la Shoa, la deuxième l’affirmation dans les années 60 et 70 de la soi-disant théologie de la révolution. Si l’on ne voulait pas que Che Guevara prenne, dans le cœur des nouvelles générations, la place du Christ, il ne restait qu’à faire de lui un de ses disciples.

Les deux points de vue arrivent, en substance, par des voies différentes, à une même conclusion: Jésus fut un sympathisant du mouvement zélote qui s’était donné pour but de faire tomber par la force le joug de la domination romaine et des classes riches locales qui le soutenaient. Des preuves de cela avaient été vues dans le fait que l’un de ses disciples s’appelait Simon le « Zélote » (en suivant le même raisonnement on pouvait défendre la thèse de Jésus collaborateur des romains, puisqu’il avait appelé à sa suite Matthieu le Publicain!), que le surnom de Judas « Iscariote » pouvait être une déformation de « Sicariote », nom qui désignait la branche la plus extrême du parti zélote, et d’autres faits comme la décision de Jésus de chasser les marchands du temple, l’entrée triomphale à Jérusalem, la multiplication des pains avec la tentative de faire de lui un roi…

En quelques années, la thèse de Jésus révolutionnaire a été abandonnée, étant jugée indéfendable. Elle finissait par attribuer à Jésus lui-même l’idée d’un Messie qui s’imposait par la force, contre laquelle il a lutté toute sa vie. L’autre thèse a en revanche tenu, celle qui est née du désir d’enlever tout prétexte à l’antisémitisme.

Cette préoccupation est juste mais on sait que le plus grand tort que l’on puisse faire à une cause juste est de la défendre avec des arguments erronés. La lutte contre l’antisémitisme doit se baser sur un fondement plus sûr qu’une hypothèse aussi discutable que celle-là. Le Concile Vatican II dit la chose suivante: « Encore que des autorités juives, avec leurs partisans, aient poussé à la mort du Christ, ce qui a été commis durant sa passio
n ne peut être imputé ni indistinctement à tous les Juifs vivant alors, ni aux Juifs de notre temps » (4).

Il y a là une certaine convergence avec la tradition juive du passé. Si l’on se base sur les informations sur la mort de Jésus présentes dans le Talmud et dans d’autres sources juives (même si elles sont tardives et contradictoires), on constate que la tradition juive n’a jamais nié une participation des autorités de l’époque à la condamnation du Christ. Elle n’a pas basé sa propre défense sur la négation de ce fait mais plutôt en niant que le fait, du point de vue des juifs, constitue un crime et que la condamnation du Christ ait été une condamnation injuste (5).

Cette version est compatible avec celle des sources du Nouveau Testament qui tout en soulignant d’une part la participation des autorités juives à la condamnation du Christ, excusent de l’autre cette participation en l’attribuant à l’ignorance (cf. Lc 23, 34; Actes 3, 17; 1Co 2, 8). Quelle part de cette ignorance est due à la difficulté objective de reconnaître comme vraie la revendication messianique du Christ et quelle part à des motifs moins excusables (Jn 5, 44 place parmi ceux-là la recherche de gloire humaine), seul Dieu qui scrute les cœurs le sait, et il ne nous est donné le droit de porter de jugement définitif sur personne, ni sur Judas, ni sur Caïphe ni sur Pilate.

La constatation suivante est fondamentale: aucune formule de foi du Nouveau Testament et de l’Eglise ne dit que Jésus est mort « à cause des péchés des juifs »; elles disent toutes qu’il « est mort à cause de nos péchés », c’est-à-dire des péchés de tous.

Le fait que l’on ne puisse pas attribuer la responsabilité de la mort du Christ au peuple juif en tant que tel repose sur une certitude biblique que les chrétiens ont en commun avec les juifs, mais qui a malheureusement été étrangement oubliée pendant des siècles: « Celui qui a péché, c’est lui qui mourra! Un fils ne portera pas la faute de son père ni un père la faute de son fils » (Ez 18, 20). La doctrine de l’Eglise connaît un seul péché qui se transmet de façon héréditaire de père en fils: le péché originel.

Si l’on considère les juifs des générations futures responsables de la mort du Christ, on devrait aussi pour la même raison considérer les romains des générations futures, y compris les papes de familles romaines, responsables, et les accuser de déicide, dans la mesure où il est certain que, du point de vue juridique, la condamnation du Christ et son exécution (la forme de l’exécution par crucifixion le confirme) sont à imputer, en dernière analyse, aux autorités romaines.

En tant que croyants, il faut peut-être s’efforcer d’aller au-delà de l’affirmation de la non culpabilité du peuple juif et voir dans la souffrance injuste qu’il a subie au cours de l’histoire, quelque chose qui le place du côté du Serviteur souffrant de Dieu et, par conséquent, pour nous chrétiens, du côté de Jésus. C’est ainsi qu’Edith Stein avait compris le drame qui se préparait pour elle et pour son peuple dans l’Allemagne de Hitler: « Là, sous la croix, je compris le destin du peuple de Dieu. Je pensai: ceux qui savent que cette croix est la croix du Christ ont le devoir de la prendre sur eux, au nom de tous les autres ».

Plus que de la responsabilité du peuple juif dans la mort du Christ on devrait parler de la responsabilité du peuple chrétien dans la mort des juifs. C’est ce qu’a fait Jean-Paul II en mars 2000, lorsqu’il a déposé dans une fissure du mur des lamentations à Jérusalem la demande de pardon pour les souffrances causées par les chrétiens au peuple d’Israël.

Un communiqué du Congrès juif du Canada dit que le film de Mel Gibson (La Passion du Christ, ndlr) peut devenir, si nous le voulons, une « opportunité » pour juifs et chrétiens pour avancer sur le chemin de la réconciliation et de l’amitié. Tout ce qui a été écrit autour de ce film (pas le film lui-même que je n’ai pas vu) n’a fait qu’accroître en moi, et j’en suis sûr, chez tant d’autres chrétiens, un sentiment de reconnaissance infinie envers le peuple juif pour avoir donné au monde Jésus de Nazareth et pour le prix incalculable qu’il a dû payer pour ce don (6).

2. Pouvons-nous encore croire aux récits de la passion ?

Après avoir ainsi établi clairement le refus de l’antisémitisme, nous pouvons revenir sur la fiabilité des récits de la passion, qui est la seule chose qui nous intéresse en cette session. Je voudrais relever quelques faits qui encouragent à considérer avec beaucoup de prudence la thèse selon laquelle ils ont été écrits dans le souci de tranquilliser les autorités de l’empire à propos des chrétiens.

Cette thèse finit par attribuer aux écrits apostoliques le même genre littéraire que les Apologies, adressées par des auteurs chrétiens du IIe siècle aux empereurs romains, pour les convaincre de la bonté de leur religion. On oublie que ces textes sont nés pour une utilisation interne de la communauté chrétienne, sans penser à des lecteurs étrangers à cette communauté, qu’il n’y eut d’ailleurs jamais. (Le premier auteur païen qui a montré avoir lu des sources chrétiennes est Celse au IIe siècle, et certes pas pour des intérêts politiques).

Nous savons que les récits de la passion, en unités plus brèves et sous forme orale, circulaient dans les communautés bien avant la version finale des évangiles, y compris celui de Marc. Dans la plus ancienne de ses lettres, écrite autour de l’an 50, Paul donne de la mort du Christ la même version de base que les évangiles (cf. 1 Th 2, 15) et il devait être mieux informé que nous modernes sur les faits survenus à Jérusalem peu de temps avant son arrivée dans la ville, ayant, au début, défendu les motifs de cette condamnation.

Au cours de cette phase plus ancienne, le christianisme considérait qu’il était encore principalement adressé à Israël; les communautés dans lesquelles s’étaient développées les premières traditions étaient constituées en majorité de juifs convertis; Matthieu tient à démontrer que Jésus est venu accomplir la loi et non l’abolir. S’il y avait donc eu un souci apologétique, celui-ci aurait dû conduire à présenter la condamnation de Jésus plutôt comme une œuvre des païens que des autorités juives, afin de rassurer les juifs de Palestine et de la diaspora.

Beaucoup d’équivoques naissent du fait que nous projetons au début de l’Eglise la situation postérieure dans laquelle les juifs sont opposés aux chrétiens alors que jusqu’à l’affirmation de communautés à majorité non juive, l’opposition était entre juifs croyants (au Christ) et juifs non croyants. La distinction était à l’intérieure même de l’identité juive commune. Les disciples de Jésus pouvaient dire avec Paul: « Ils sont juifs ? Moi aussi! » Ceci donne à la polémique anti-juive des auteurs du Nouveau Testament un sens complètement différent de celui du christianisme postérieur, tout comme les invectives contre le peuple d’Israël de Moïse et des prophètes étaient différentes de celles de certains Pères de l’Eglise ou de Luther.

D’autre part, lorsque Marc et les autres évangélistes écrivent leur évangile, la persécution de Néron a déjà eu lieu; ceci aurait dû inciter à voir en Jésus la première victime du pouvoir romain et de voir les martyrs chrétiens comme ceux qui avaient subi la même mort que le Maître. On en trouve une confirmation dans l’Apocalypse, écrite après la persécution de Domitien, où Rome est l’objet d’une invective féroce (« Babylone », la « Bête », la « prostituée ») à cause du sang des martyrs (cf. Ap 13 ss.).

On ne peut pas lire les récits de la Passion en faisant abstraction de tout ce qui les précède. L’évangile atteste, on peut dire à chaque page, un contraste religieux croissant entre Jésus et un groupe influent de juifs (pharisiens, docteurs de la loi, scribes) sur l’observance du sabbat
, sur le comportement envers les pécheurs et les publicains, sur le pur et l’impur. Jérémie a démontré la motivation anti-pharisaïque présente dans presque toutes les paraboles de Jésus (7). On ne peut pas supprimer toute cette infrastructure sans désintégrer complètement les évangiles et les rendre incompréhensibles. Mais une fois que cette opposition a été démontrée, comment peut-on penser qu’elle n’ait pas joué un rôle au moment des règlements de compte, et que les autorités juives se soient décidées à dénoncer Jésus à Pilate uniquement par peur d’une intervention armée des romains, presque à contrecoeur?

L’un des arguments utilisés le plus souvent contre la véracité des récits évangéliques est l’image qu’ils donnent d’un Pilate sensible à des raisons de justice, qui se soucie du sort d’un juif inconnu, alors que l’on sait qu’il était dur et cruel, prêt à noyer dans le sang le plus petit indice de révolte.

Mais il y a ici une équivoque. Pilate ne tente pas de sauver Jésus par compassion pour la victime mais à cause d’un entêtement contre ses accusateurs. Il y avait en effet une guerre sourde entre Pilate et eux depuis son arrivée en Judée. Si les premiers chrétiens se sont trompés quelque part, c’est lorsqu’ils ont attribué les gestes de Pilate à des sentiments de justice et de piété envers Jésus (pour Tertullien il était secrètement chrétien et l’Eglise Copte l’a canonisé en même temps que sa femme!). Ce qui l’animait n’était en réalité que la volonté de ne pas donner satisfaction aux chefs juifs qu’il détestait. Lorsqu’on lit avec un minimum de psychologie le dialogue entre les accusateurs de Jésus et lui, on se rend compte que cette motivation réelle n’a pas échappé non plus aux évangélistes.

En conclusion il faut dire que la discussion sur les motifs de la condamnation du Christ dans les années de l’après-guerre a provoqué une avalanche d’hypothèses critiques, souvent contradictoires, mais n’a obtenu le consensus de la majorité des historiens sur aucun point important. Chaque fois on a vu que lorsqu’on essayait de supprimer une difficulté, une quantité d’autres apparaissait. Quelqu’un a par exemple tenté de supprimer le procès devant le Sanhédrin, sous prétexte qu’il n’était pas historique, mais on s’est immédiatement rendu compte que de cette manière on n’expliquait plus l’épisode sûrement historique du reniement de Pierre, étroitement lié au moment et au lieu où s’est déroulé ce procès.

Les récits évangéliques présentent sans aucun doute de nombreuses différences de détail et des points obscurs, mais tout bien réfléchi, ceci confirme « l’ingénuité » de leurs récits, nés de la vie et des souvenirs de personnes différentes, leur but n’étant pas de démontrer une thèse. L’attitude des auteurs des récits de la Passion eux-mêmes, avec l’un qui nie, l’autre qui trahit et tous qui au moment crucial fuient lamentablement, est un indice d’honnêteté de ces récits. Le bibliste Lucien Cerfaux n’avait pas tous les torts lorsqu’il disait: « Nous sommes convaincus que la manière la plus simple de lire l’Evangile est aussi la plus scientifique » (8).

Ceci laisse ouverte la discussion sur l’utilisation que l’on fait du matériel évangélique. Que dans le passé celui-ci ait été utilisé de manière impropre, en forçant sur l’antisémitisme, est une chose reconnue aujourd’hui par tous et fermement condamnée par l’Eglise dans des documents écrits spécialement à cet effet. A la lumière des observations qui ont été faites, on peut dire qu’une représentation de la Passion est critiquable si elle laisse penser que tous les juifs de l’époque et ceux qui sont venus après sont responsables de la mort du Christ; on ne peut cependant pas l’accuser d’avoir trahi la vérité historique si elle se limite à montrer qu’un groupe influent de juifs y joua un rôle déterminant.

3. Jésus se taisait

S’il y a encore des divergences d’opinion sur le rôle et la conduite des différents personnages et pouvoirs impliqués dans la passion du Christ, il y a heureusement unanimité pour ce qui concerne le Christ et sa conduite. Une dignité surhumaine, un calme, une liberté absolue. Pas un seul geste ou une parole qui vienne démentir ce qu’il avait prêché dans son Evangile, spécialement dans les Béatitudes.

Et pourtant rien en lui qui ressemble au mépris orgueilleux de la souffrance du stoïque. Sa réaction à la souffrance et à la cruauté est extrêmement humaine: il tremble et sue des gouttes de sang à Gethsémani, il voudrait que la coupe passe loin de lui, il cherche un soutien dans ses disciples, il crie son désespoir sur la croix.

Un film sorti il y a quelques années – La dernière tentation du Christ – le montrait sur la croix en proie à des tentations de la chair. L’absurdité psychologique d’une telle représentation a été très justement soulignée. Si Jésus avait pu être tenté alors qu’il pendait de la croix, la chair en lambeaux et avec ses ennemis qui l’insultaient, il ne l’aurait certes pas été par l’appel de la chair, mais plutôt par le mépris, la colère et des sentiments de vengeance.

Le psautier lui offrait des paroles de feu pour le faire: « Lève-toi Seigneur, affronte-les, renverse-les… » mais lui ne cite aucun de ces psaumes d’imprécation. Il cite seulement le psaume 22 qui est une invocation profonde au Père: « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » « Lui qui, insulté, ne rendait pas l’insulte, souffrant ne menaçait pas », dit de lui la Première Lettre de Pierre (2, 23). Quel contraste aussi avec le modèle de martyre proposé dans le livre des Maccabées! (cf. 2 M 7)

On pourrait passer la vie à se plonger dans la perfection de la sainteté du Christ sans jamais en toucher le fond. Nous sommes devant l’infini dans l’ordre éthique. Il n’y a pas de mémoire de morts semblables à celle-là dans l’histoire du monde. C’est sur la sainteté du protagoniste qu’il faudrait s’arrêter lorsque nous méditons la Passion, et pas sur la méchanceté et la bassesse de ceux qui l’entoure.

Je voudrais souligner un trait de cette grandeur surhumaine du Christ dans la Passion: son silence. « Jesus autem tacebat » (Mt 26, 63). Il se tait devant Caïphe, il se tait devant Pilate qui s’irrite de son silence, il se tait devant Hérode qui espérait le voir faire un miracle (cf. Lc 23, 8).

Jésus ne se tait pas parce qu’il avait décidé de se taire ou en signe de protestation. Il ne laisse sans réponse aucune question précise lui étant adressée lorsque la vérité est en jeu, mais même dans ce cas il ne prononce que quelques paroles, essentielles, prononcées sans colère. Le silence en lui n’est qu’amour.

Le silence de Jésus dans la Passion est la clé pour comprendre le silence de Dieu. Lorsque la cacophonie devient trop forte, le seul moyen de dire quelque chose est de se taire. Le silence de Jésus en effet inquiète, irrite, révèle la non-vérité des propres paroles, comme lorsqu’il se taisait face aux accusateurs de la femme adultère.

« On ne doit pas parler de ce dont on ne peut pas parler »: ce célèbre slogan du positivisme linguistique qui (contre l’intention de l’auteur) a servi à exclure la possibilité de toute affirmation sur Dieu et de la théologie elle-même, peut avoir un sens vrai et profond et c’est le cas avec Jésus. « Il y a tant de choses que je voudrais te dire, ou une seule mais grande comme la mer », s’exclame l’héroïne d’une œuvre lyrique sur le point de mourir. On pourrait placer ces paroles dans la bouche de Jésus. Il avait une seule chose à dire, mais tellement grande que les hommes n’étaient pas prêtes à l’accueillir. Il avait tenté de le dire en prononçant, devant Pilate le mot « vérité! », mais on sait à quelle fin.

Cette première méditation, sur la dimension historique, la « lettre », de Pâque, n’est pas le lieu des applications morales qui viendront par la suite. Chacun doit plutôt réfléchir personnelle
ment à ce que ce trait du Christ dans sa Passion lui dit ou dit à l’Eglise. Face en revanche aux considérations historiques que nous avons développées notre esprit doit s’ouvrir à une admiration infinie, un enthousiasme et une reconnaissance envers le Christ. Nous laisser émouvoir devant la grandeur de son amour et la majesté de sa souffrance, en disant du plus profond de notre cœur: « Adoramus te, Christe, et benedicimus tibi, quia per sanctam crucem tuam redemisti mundum » : Nous t’adorons et te bénissons, O Christ, car par ta sainte croix tu as sauvé le monde ».
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1. Sicard de Crémone, Mitrale, VI, 15 (PL 213, 543).

2. Cf. John Meacham, Who killed Jesus?, in « Newsweek, February 16, 2004, pp. 49-57.

3. Cf. les résultats de la recherché sur « Les premiers chrétiens, la politique et l’Etat » dans le fascicule de « Vita e Pensiero » (année 54, n. 6, Novembre-Décembre 1972), en particulier: Jésus et la révolution (Gesù e la rivoluzione), pp. 5-18 et Dix ans d’études sur le procès de Jésus et sur Jésus et les zélote (Dieci anni di studi sul processo di Gesù e su Gesù e gli zeloti), pp. 108-136.

4. Nostra aetate, 4.

5. Cf. J. Blinzler, Le procès de Jésus (Il Processo di Gesù), Brescia 1966, pp.32 ss.

6. Cf. Jewish Congress statement to our fellow Canadians of the Christian faith in advance of the release of The Passion of the Christ [http://www.cjc.ca/template.php?action=news&story=631]

7. Cf. J. Jeremias, Die Gleichnisse Jesu, Gottinga 1962.

8. L. Cerfaux, Jésus aux origines de la tradition, Louvain 1968, trad. Italienne, Rome 1970, p. 15.

[Traduction de l’original italien réalisée par Zenit]

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ZENIT Staff

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