« Quand on dit charité on n’oublie pas la justice », déclare le théologien dominicain du Pérou Gustavo Gutierrez, considéré comme un père de la théologie de la libération.

A 86 ans, il a participé, au Vatican à la présentation de l’Assemblée générale de Caritas internationalis, mardi 12 mai.

« Combattre pour la justice, c’est un aspect de la charité, explique le dominicain. Promouvoir la justice, l’amour, la charité, la dignité humaine de toute personne, pas seulement l’amour, et en allant au-delà de la simple légalité. »

L’héritage de Paul VI et Jean XXIII

A propos de la distinction entre légalité et justice, il a cité l’encyclique de Paul VI « Octogesima Adveniens », du 14 mai 1971, à l’occasion du 80e anniversaire de l’encyclique de Léon XIII, « Rerum Novarum », la première « encyclique sociale » d’un pape.

Paul VI y dit notamment : « Les droits humains demeurent encore trop souvent méconnus, sinon bafoués, ou leur respect est purement formel. Dans bien des cas, la législation est en retard sur les situations réelles. Nécessaire, elle est insuffisante à établir de véritables rapports de justice et d’égalité. »

Le bienheureux pape repart de l’Evangile pour affirmer : «  L’Evangile, en nous enseignant la charité, nous apprend le respect privilégié des pauvres et leur situation particulière dans la société : les plus favorisés doivent renoncer à certains de leurs droits, pour mettre avec plus de libéralité leurs biens au service des autres. Si, en effet, au-delà des règles juridiques, manque un sens plus profond du respect et du service d’autrui, même l’égalité devant la loi pourra servir d’alibi à des discriminations flagrantes, à des exploitations maintenues, à un mépris effectif. »

Paul VI en appelle à la solidarité : « Sans une éducation renouvelée de la solidarité, une affirmation excessive de l’égalité peut donner lieu à un individualisme où chacun revendique ses droits, sans se vouloir responsable du bien commun. »

La voix de Caritas Internationalis

Le P. Gutierrez a souligné que « la question des pauvres se présente dans la mission de l’Eglise déjà depuis plus de 50 ans, avec  intervention du pape Jean ».
De fait, en 1962, peu avant l’ouverture du concile Vatican II, le saint pape Jean XXIII avait déclaré que : « L’Eglise se présente telle qu’elle est et veut être : l’Eglise de tous et particulièrement l’Eglise des pauvres. »

Mais le théologien fait aussi observer que « la pauvreté n’est pas seulement une question sociale : c’est une question théologique ».

Il rappelle que « la justice est à la base dans la Bible, une question centrale dans le message chrétien » et que « les pauvres et la pauvreté sont aujourd’hui au centre de la mission de l’Eglise ».

C’est pourquoi, ajoute-t-il, « la parole de Caritas, en tant qu’institution, doit exprimer cela » : elle est, « au cœur de l’Eglise, la voix de l’Eglise ».

Aujourd’hui, fait observer le théologien, les gens aiment être « post » : on vit un moment « post-socialiste », « post-capitaliste », « post-industrialisation ». Mais il y a une situation qui n’est pas « post » : « Nous ne vivons pas dans une situation de post-pauvreté. »

Il cite cette Béatitude de l’Evangile de saint Matthieu : « Heureux qui ont faim et soif de la justice ». La justice exige, commente le théologien, que l’on « prenne au sérieux » les « situations humaines de tant de personnes dans le monde ».

Mais il fait en même temps remarquer que la notion de « pauvreté » est « historique » : « la pauvreté d’hier n’est pas la même qu’aujourd’hui », « l’histoire change beaucoup ».

La fonction, modeste, de la théologie

Paul VI disait, ajoute-t-il, que « l’Eglise existe pour être témoin de l’Evangile ».

De fait, dans son exhortation apostolique « Evangelii Nuntiandi » publiée en l’Année sainte 1975, Paul VI écrit que l’Eglise « existe pour évangéliser, c’est-à-dire pour prêcher et enseigner, être le canal du don de la grâce, réconcilier les pécheurs avec Dieu, perpétuer le sacrifice du christ dans la sainte messe, qui est le mémorial de sa mort et de sa résurrection glorieuse ».

Et pour le théologien, cela signifie « parler à beaucoup de frères sur la réflexion théologique » qui est sa « part » dans l’évangélisation.

Pour le P. Gustavo Gutierrez, « la théologie a une fonction importante si on l’entend comme elle doit l’être : la réflexion théologique est entièrement liée à la vie quotidienne des personnes, la théologie n’est pas une métaphysique religieuse, mais une réflexion sur la pratique de la charité, la compassion, la miséricorde, la justice ».

La théologie, poursuit-il, « peut aider à donner une certaine vision à qui est engagé concrètement dans la pratique de la justice et de la charité », c’est un « rôle modeste », car « l’important pour le chrétien, c’est de suivre Jésus et de mettre en pratique son enseignement ».

C’est pourquoi le théologien insiste sur le fait que « la théologie est seconde », c’est-à-dire « moins importante que la vie de la foi », mais cependant « nécessaire ».

Il s’agit de « penser » et d’aider la pratique à être efficace ». Mais il fait remarquer que « dans la Bible », on ne parle pas de « faire de la théologie » mais de « faire des disciples de toutes les nations » !

Une conception enrichie du « martyre »

A une question sur la prochaine béatification de Mgr Oscar Romero, assassiné au Salvador le 24 mars 1980, et du procès de béatification de dom  Helder Camara, mort au Brésil, en 1999, le théologien péruvien répond que la notion de « martyre »  a été enrichie par l’expérience des martyrs d’Amérique latine, comme le révèle le document d’Aparecida qu’il cite de mémoire.

Il mentionne Mgr Enrique Angel Angelelli, premier évêque assassiné, en Argentine, en 1976, pour son engagement social en faveur des opprimés.

Il rappelle l’expression technique « classique » selon laquelle est martyr qui est tué « en haine de la foi », « in odium fidei », mais cette définition ne convient « pas exactement » pour Romero, ni Angelelli : ils ont été

assassinés « par des baptisés », des « chrétiens qui se disaient chrétiens ».

Il souligne que le document du CELAM approuvé à l’assemblée d’Aparecida (le grand sanctuaire marial du Brésil) précise que les martyrs d’Amérique latine ont été assassinés à la fois « pour Dieu, pour l’Eglise et pour le peuple ». C’est une notion qui n’était pas connue jusqu’ici par la tradition : les martyrs d’Amérique latine ont donc « ajouté quelque chose » du fait d’être morts « pour la justice, pour l’amour du peuple ». Les évêques l’avaient déjà dit à l’assemblée du CELAM de Puebla.
Le passage du document d’Aparecida auquel le théologien fait allusion est le suivant : « Nous voulons nous souvenir du témoignage courageux de nos saints et de nos saintes, et de ceux, non canonisés qui ont vécu l’Évangile dans sa radicalité et ont donné leur vie pour le Christ, pour l’Église et pour leur peuple » (n. 98).

C’est « très intéressant », commente le théologien du Pérou, pour comprendre ce que signifie le martyr, « témoin » : « témoin pour procurer la justice, respecter la dignité humaine », en cela, « quelque chose a changé » dans la compréhension du martyre.

Le P. Gustavo Gutierrez ajoute immédiatement que « le peuple » ne peut pas être séparé de Dieu ni de l’Eglise et que cette conception de la notion de martyre lui « semble très intéressant et très riche ».

Ajoutons que le document d’Aparecida dit aussi cet engagement des évêques d’Amérique latine: « Nous nous engageons à travailler pour que notre Église Latino-américaine et des Caraïbes continue à être, avec plus de véhémence, compagne de route de nos frères les plus pauvres, y compris jusqu’au martyre » (n. 396).

Un dialogue exigeant avec Rome

Pour ce qui est du « dialogue » de théologiens de la libération avec Rome, il relève que les media n’ont pas rapporté les choses correctement : il n’y a pas eu dit-il de « condamnation » de la « théologie de la libération » : ce que les media ont dit « n’est pas vrai ».

Il affirme au contraire que le « dialogue » n’a pas cessé avec la « Congrégation pour la doctrine de la foi », certes un « dialogue très critique ».

Il ajoute que selon lui « la notion centrale de la théologie de la libération est celle que l’on appelle l’option préférentielle pour les pauvres ». Une « option » réaffirmée par les assemblées du Celam , à Medellin, Puebla, Saint-Domingue, Aparecida, et rendue aujourd’hui « plus claire » par le « témoignage du pape François dont il cite l’affirmation : « l’option préférentielle pour les pauvres est une question théologique ».

Puis il rectifie : « Mais on ne peut pas dire que le pape parle d’une théologie : c’est l’Evangile. Il n’est pas nécessaire de parler d’une « théologie » mais il s’agit de prendre l’Evangile. Si l’on ouvre la Bible, le thème est là, dans le 1er et dans le 2e Testament. »

Il attribue cette évolution aux « relations personnelles »,  à la «  compréhension » et à « l’autocritique des théologies ».

Lais surtout, le théologien insiste : « Je peux le répéter, la théologie est un acte second : elle vient « ensuite », elle n’est pas « secondaire », mais « seconde ». »

Il réaffirme qu’il n’y a pas eu de « condamnation » à proprement parler par Rome, même si ce dialogue a été « parfois difficile ».

« Finalement, dit-il, voir l’importance des pauvres aujourd’hui dans l’Eglise, je crois que c’est chercher l’enseignement des Evangiles. Nous pouvons être vraiment heureux de voir cela, c’est important. C’est aller aux périphéries, c’est le moment, un kairos », affirme le P. Gutierrez.

Il ajoute cette action de grâce en citant implicitement saint Paul : « C’est un « temps opportun » que nous vivons ce moment et nous pouvons exprimer notre gratitude au pape, mais surtout à Dieu pour ce changement. »

Une lettre d’amour

Le théologien dominicain réfute le terme de « réhabilitation » proposé par la presse : il fait observer qu’il aurait fallu une « déshabilitation » pour pouvoir parler de « réhabilitation », or « ce n’est pas le cas ».

Il reconnaît que « le climat vis-à-vis de cette théologie est différent actuellement », un « un moment différent, certainement ».

Il proteste immédiatement : « Mais ce n’est pas si important, ce qui est important c’est l’habilitation de l’Evangile, la théologie cherche à comprendre cela, parler des pauvres et des périphéries: c’est cela qui est intéressant. »

Pour expliquer sa propre évolution il évoque son dialogue avec un journaliste qui lui avait posé la question. A son tour, il lui a demandé : « Vous êtes marié ? – Oui. Et depuis quand ? – Depuis 20 ans ; Et vous aimez votre femme ? – Oui. Et si vous lui écriviez une lettre d’amour, vous lui écririez la même lettre qu’il y a vingt ans ? – Non… » Le théologien avoue que ce qui l’inspire aujourd’hui c’est « le même amour, de Dieu, de l’Eglise, du peuple » qu’il y a quarante ans.

Améliorer la situation des pauvres

Quant à ce qu’exige concrètement la volonté d’améliorer le sort des pauvres, le théologien fait observer que l’on « ne peut être en solidarité avec les pauvres si l’on ne vit pas une certaine pauvreté » : « Pour être en solidarité avec les pauvres, une condition est de vivre proche de la condition des pauvres ».

Là aussi il cite de mémoire le document d’Aparecida : « On dit que nous n’avons pas vraiment de solidarité avec les pauvres si l’on n’est pas ami des pauvres, c’est important, ami des pauvres. »

Notons qu’Aparecida dit : « C’est l’adhésion même à Jésus-Christ qui nous rend amis des pauvres et solidaires de leur destin” (n. 257).

Plus loin, le document affirme: “C’est seulement la fréquentation des pauvres, qui fait que nous devenions leurs amis, qui nous permet d’apprécier profondément leurs valeurs d’aujourd’hui, leurs légitimes désirs et leur manière propre de vivre la foi. L’option pour les pauvres doit nous conduire à l’amitié avec les pauvres” (n. 398).

D’autant plus, précise le théologien qu’aujourd’hui le « fossé » entre la richesse est la pauvreté « n’a jamais été aussi grand dans l’histoire de l’humanité », en cela, « la notion d’amitié très importante. Et elle exige une certaine égalité et implique de nombreuses conséquences économiques et politiques : nous sommes ensemble, vraiment liés ».

« Utile et nécessaire » disait Jean-Paul II

A propos dont la théologie de la libération – ou plutôt des théologies de la libération - rappelons qu’une instruction de la congrégation de la foi (CDF) datant de 1984, Libertatis Nuntius, sur « quelques aspects de la théologie de la libération », mettait en garde, notamment, contre une lecture trop politisée, voir marxisante, de la Bible. Et, deux ans après, en 1986, un nouveau document de la CDF, Libertatis Conscientia, sur « la liberté chrétienne et la libération », reconnaissait les éléments positifs des théologies de la libération.

Jean-Paul II lui-même dira, dans une lettre, du 9 avril 1986, aux évêques du Brésil : « Dans la mesure où elle s’engage à trouver des réponses justes – pleines de compréhension pour la riche expérience  de l’Eglise de ce pays, aussi efficaces et constructives que possible, et en même temps en accord et cohérentes avec les enseignements de l’Evangile, de la Tradition vivante et du magistère constant de l’Eglise – nous sommes convaincus (…) que la théologie de la libération n’est pas seulement opportune, mais utile et nécessaire. »

L’actuel préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, le cardinal Gerhard Ludwig Müller a publié l’an dernier, avec le P. Gustavo Gutierrez un livre intitulé : « Aux côtés des pauvres. L’Église et la théologie de la libération » (Bayard,  2014, 220 p.).