Les réseaux sociaux et les smartphones ont changé les adeptes de la première heure

Les réseaux sociaux et les smartphones ont changé les adeptes de la première heure

Le mythe de la neutralité technologique 

Analyse du directeur exécutif de l’Institute for Family Studies

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par Michael Toscano, directeur exécutif de l’Institute for Family Studies

 

La polarisation n’est pas la raison de la disparition du mythe de la neutralité technologique. Les technologies n’ont jamais été neutres. Ce qui est remarquable, c’est que cette vérité, évidente pour les théoriciens depuis des décennies, est en train de s’imposer à la population. J’ai longtemps attendu ce jour, et pourtant beaucoup de choses à son sujet seront mauvaises. OCTOBRE 01, 2024 

Le statut d’excentrique est rarement remis en question en l’espace de dix ans, mais c’est ce qui m’est arrivé. J’ai passé deux décennies, de 1999 à 2019, à New York, où j’ai vu les médias sociaux et les smartphones changer les premiers adoptants. Mes lectures de Neil Postman et de Marshall McLuhan m’ont convaincu que le « mythe de la neutralité technologique » n’était que cela. Lors de conversations avec des amis, souvent en centre-ville, j’ai contesté l’idée que ces technologies ne faisaient qu’ajouter des capacités techniques à nos vies. Elles exerçaient un effet spirituel, culturel et politique négatif. Elles supplantaient de meilleures façons d’être et d’agir, tout en donnant plus de pouvoir à certains groupes qu’à d’autres. J’ai soutenu que la première question à se poser à propos de toute technologie était de savoir quel genre de personnes elle faisait de nous. Je n’ai convaincu pratiquement personne. 

Aujourd’hui, l’Institut d’Etudes Familiales, dont je suis le directeur exécutif, est à la pointe des efforts visant à imposer la vérification de l’âge sur les plateformes de médias sociaux et les sites pornographiques, ainsi qu’à affaiblir l’emprise des smartphones sur la vie des enfants. En août 2022, avec nos amis du Ethics and Public Policy Center, nous avons publié une note politique appelant à une action législative sur ces questions. Deux ans plus tard, nous avons vu plus d’une douzaine de lois d’État, dont l’une signée par un gouverneur neuf mois seulement après sa publication. Mes collègues et moi-même serions heureux de nous attribuer le mérite de ce court intervalle entre le livre blanc et la loi. Mais je crois qu’il annonce quelque chose de bien plus important : l’époque de la déférence à l’égard des grandes entreprises technologiques est révolue.

 Le fait que ces mesures visent à résoudre une crise de santé mentale chez les jeunes augmente certainement leur urgence et leur attrait politique. Mais ce n’est pas tout. Il y a cinq ans à peine, il semblait inimaginable que les législateurs considèrent leurs responsabilités comme englobant le façonnage de la technologie dans l’intérêt du public. L’évolution soudaine vers la réglementation est une surprise pour tout le monde. Les médias sociaux et les smartphones ne sont qu’un exemple parmi d’autres. Des technologies de toutes sortes sont entraînées dans la contestation sociale et politique. Le mythe de la neutralité technologique s’effondre. 

En mars 2024, YouGov a publié une enquête d’opinion menée auprès de plus de mille adultes, qui révèle un net clivage politique sur l’intelligence artificielle. Les électeurs de Biden sont plus nombreux à considérer l’IA de manière positive que négative ; parmi les électeurs de Trump, le sentiment est inversé, avec plus de deux fois plus d’opinions négatives que positives. Il semble que l’intelligence artificielle soit une question partisane. Un sondage réalisé en avril 2022 sur plus d’une douzaine de technologies, également par YouGov, confirme cette tendance. Malgré quelques chevauchements, les électeurs de Joe Biden pensent à une large majorité que l’IA, la réalité virtuelle, les voitures autonomes, la viande produite en laboratoire et la modification génétique sont         « bonnes pour la société », tandis que les électeurs de Donald Trump les jugent « mauvaises ». 

 La technologie est désormais au cœur des luttes au Capitole et des programmes des deux principaux candidats à l’élection présidentielle. Kamala Harris prône le Green New Deal, qui équivaut à une transformation quasi-totale de notre économie industrielle : du petit (cuisinières à gaz, pommeaux de douche, ampoules électriques) au grand (automobiles électriques, batteries solides, stations de recharge) et au très grand (production en laboratoire de la nourriture mondiale, réforme de haut en bas de notre infrastructure énergétique). Par un millier d’incitations, de mandats et de réglementations, notre ancien ordre technologique, autour duquel nous avons organisé nos vies, nos communautés et nos nations, est en train de disparaître et d’être remplacé. 

Bien que Trump ait adopté une approche plus fragmentaire, sa vision technologique est elle aussi remarquablement cohérente. Il défend l’ancien ordre technologique comme intrinsèque au mode de vie américain. Il s’oppose à l’obsolescence bureaucratique des technologies pour plusieurs raisons, notamment leur fonctionnalité. Il s’oppose à la transition obligatoire vers les véhicules électriques. Il s’oppose à la transformation du secteur de l’énergie en un secteur basé sur les énergies renouvelables, qu’il juge incapables de soutenir une puissance industrielle florissante. Tel un prince médiéval, il considère qu’il est de son devoir de protéger les emplois – et donc les moyens de subsistance et les communautés – de ceux qui sont menacés par des changements technologiques inutiles. Il a courtisé les membres de l’United Auto Workers dont les emplois sont fragilisés par la transition bureaucratique forcée vers les moteurs électriques. Ces prises de position sont des expressions technologiques des instincts protectionnistes de Trump. Sa préservation de l’ancien ordre technologique est toutefois contrebalancée par un appel à un effort héroïque pour l’étendre, par la maîtrise de l’espace et la fondation d’une industrie américaine de construction de voitures volantes. 

Ces propositions révèlent que la technologie est soumise à la politique des partis. Les moteurs à combustion sont des technologies Républicaines ; les moteurs électriques sont des technologies Démocrates. Les technologies républicaines servent l’Amérique et l’arrière-pays ; les technologies démocrates servent la planète et les élites côtières et mondiales. Les technologies républicaines augmentent le pouvoir des Américains, individuellement et collectivement ; les technologies démocrates permettent aux bureaucrates (entreprises et États) de gérer notre consommation d’énergie. Quoi que l’on pense de ces visions, elles ne sont pas idéologiquement neutres. 

La polarisation n’est pas la raison de la disparition du mythe de la neutralité technologique. Les technologies n’ont jamais été neutres. Ce qui est remarquable, c’est que cette vérité, évidente pour les théoriciens depuis des décennies, est en train de s’imposer à la population. J’ai longtemps attendu ce jour, et pourtant il sera en grande partie mauvais. D’une part, la technologie sera humanisée par sa soumission à la politique, l’art d’ordonner les choses pour le bien commun. Les gens utiliseront le pouvoir dont ils disposent pour aligner les technologies sur les intérêts de leurs familles, de leurs communautés et de leur nation, et ne resteront pas inactifs face à la destruction de leur mode de vie au profit d’autres personnes. 

D’un autre côté, la technologie deviendra humaine, trop humaine, dans un sens plus sombre. À mesure que les grandes entreprises technologiques et les bureaucraties d’État mettront de côté leur masque d’impartialité, le changement technologique sera imposé de manière encore plus divisée. Dans The Coming Wave (2023), Mustafa Suleyman, cofondateur de DeepMind et PDG de Microsoft AI, s’attaque à la notion de neutralité technologique et déclare ouvertement que « la Technologie est une forme de pouvoir ». Il appelle les gouvernements et les organisations internationales à mettre en place une structure réglementaire de « confinement », c’est-à-dire à accorder à des entreprises comme Microsoft un pouvoir de monopole sur des technologies comme l’IA et à les protéger des « mauvais acteurs » comme les gilets jaunes en France, les partisans de Bolsonaro au Brésil et les partisans du Brexit au Royaume-Uni. Ces groupes sont jugés trop dangereux pour avoir leur mot à dire sur les technologies de   «l’avenir». Un tel jugement, formulé ouvertement, suggère qu’une ère de conflits et de force n’est pas loin. 

Rappelons ce qui a déclenché les émeutes des gilets jaunes. Macron avait prélevé une nouvelle taxe sur l’essence et réduit la limite de vitesse afin de rendre les conducteurs vulnérables au réseau français de radars photo – des mesures qui, comme l’a expliqué Matthew Crawford, ont été perçues par la classe ouvrière française comme une punition pour sa dépendance (et sa préférence) à l’égard des voitures fonctionnant à l’essence. Il est important de noter qu’au cours de longs mois d’émeutes, environ 60 % de l’ensemble du réseau français de radars a été détruit par les gilets jaunes. Le gouvernement avait pris des mesures contre l’ancien ordre technologique dépendant des combustibles fossiles au moyen d’un ajustement technocratique qui imposait des coûts à ceux qui ne faisaient pas partie du nouvel ordre technologique ; l’action a été contrée par les opposants par une contre-attaque féroce. Le gouvernement français a été contraint de reculer, tout en restant fidèle à ses objectifs. La lutte dans les rues a été décidée par la police qui a utilisé des matraques et des balles en caoutchouc.

 Des conflits éclatent dans le monde entier, avec l’intensité qui convient à une lutte qui met en jeu le mode de vie, voire la survie, de populations et de classes entières. Inspirés par les manifestations de camionneurs au Canada, des agriculteurs ont bloqué les rues de Bruxelles et d’autres villes européennes avec des colonnes de tracteurs, qu’ils ont arrosées de lisier, pour s’opposer à l’obsolescence bureaucratique des techniques et machines agricoles courantes dans le cadre de l’agenda net-zéro de l’UE. En juillet 2022, le président du Sri Lanka a fui le pays à bord d’un avion militaire pour échapper à une vague massive d’émeutes de pauvres menacés de famine par l’interdiction des engrais chimiques décrétée par le gouvernement. Les violentes manifestations de tracteurs provoquées par des changements technologiques forcés sont devenues persistantes en Inde également. Il ne faut pas s’y tromper : La transition verte nécessite une transformation technologique qui aura des conséquences sociales et politiques révolutionnaires. 

La défense de son mode de vie est l’une des motivations les plus puissantes de la politique. Cette impulsion primitive s’oppose à une restructuration totale de notre régime technologique autour des besoins perçus de la Terre, la survie de l’espèce humaine étant censée être en jeu.

Le mythe de la neutralité technologique va-t-il réellement s’effondrer ? Les événements le mettent à rude épreuve. Mais après une période de contestation, voire de suspension, il pourrait être réaffirmé. D’abord il est remarquable qu’il en soit venu à occuper le terrain du sens commun, puisque la révolution industrielle a donné lieu à des affrontements politiquement explosifs entre le travail et le capital, a transformé les sociétés en éclipsant la vie agraire par une existence urbaine et salariée, et a apporté une force létale inimaginable à la conduite de la guerre. La technologie a bouleversé l’Occident au XIXe siècle et au début du XXe siècle.

À ma connaissance, aucune histoire sociale du mythe de la neutralité technologique n’a été écrite, mais mon hypothèse est qu’il est né d’un compromis entre le travail et le capital, alors que les prolétaires non qualifiés venaient grossir les rangs de la main-d’œuvre et que le nombre d’artisans qualifiés diminuait. La lutte pour un salaire équitable, plutôt que pour le contrôle des moyens de production (c’est-à-dire de la technologie), est devenue l’ordre du jour. Mais là encore, il s’agit d’une supposition. Ce que nous savons, c’est qu’au cours de sa brève existence, la neutralité technologique a beaucoup résisté. La guerre des machines de la Première Guerre mondiale, la bombe atomique de la Seconde Guerre mondiale, la révolution sexuelle et contraceptive des années 1960 auraient pu l’abolir, mais ne l’ont pas fait. Je crains que cette fois-ci, ce ne soit pas différent. Selon le libéralisme, la neutralité va au vainqueur. Nous ne devons pas tomber dans le piège de cette fausse promesse une fois de plus. 

 

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Rédaction

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