Prédication de carême : une phrase si brève mais si riche

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«“Femme, voici ton fils”: Marie mère des croyants»

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« Et le disciple la prit chez lui… On pense trop peu à toute la richesse de cette phrase si brève », a souligné le père Raniero Cantalamessa, concluant ses méditations de carême ce 3 avril 2020. Cette phrase « cache une nouvelle d’une portée immense et historiquement assurée ».

Enregistré depuis la chapelle Redemptoris Mater du palais apostolique – en raison des mesures de confinement – le prédicateur de la Maison Pontificale a délivré sa troisième et dernière méditation dans le cadre des exercices spirituels de carême de la Curie romaine, sur le thème «“Femme, voici ton fils”: Marie mère des croyants» .

Cette phrase, a-t-il ajouté, n’invite pas « à imi­ter Marie, mais à l’accueillir » : « Nous devons imiter Jean, en prenant, à partir d’aujourd’hui, Marie avec nous dans notre vie. Tout est là. »

AK

Voici le texte intégral de sa méditation donné par Vatican News :

“A cet endroit tel homme est né”

Nous continuons et concluons notre contemplation de Marie dans le mystère pascal. L’objet de notre méditation sera la parole que Jésus du haut de sa croix adresse à sa mère et au disciple qu’il aimait:

« Voyant ainsi sa mère et près d’elle le disciple qu’il aimait, Jésus dit à sa mère: “Femme, voici ton fils”. Il dit ensuite au disciple: “Voici ta mère”. Et depuis cette heure-là, le disciple la prit chez lui » (Jn 19, 26-27).

Dans nos considérations sur Marie dans le mystère de l’Incarnation, en Avent, nous avons contemplé Marie comme Mère de Dieu ; dans nos réflexions sur Marie dans le mystère pascal, nous allons la contempler comme Mère des chrétiens et notre Mère.

Précisons dès le départ qu’il ne s’agit pas de deux titres ou de deux vérités situés sur le même plan. « Mère de Dieu » est un titre défini solennellement ; il se base sur une maternité réelle et non seulement spirituelle ; il est en lien très étroit et nécessaire avec la vérité centrale de notre foi, à savoir que Jésus est Dieu et homme dans une seule et même personne. C’est un titre universellement reçu dans l’Église. « Mère des croyants », ou « notre Mère » indique une maternité spirituelle. Le rapport est moins étroit avec la vérité centrale du credo. On ne peut dire que dans le christianisme il ait été tenu « partout, toujours et par tous ». Il exprime la doctrine et la piété de quelques Églises, en particulier, mais pas uniquement, de l’Église catholique.

Saint Augustin nous aide à bien distinguer ressemblance et différence entre les deux maternités de Marie :

« Marie, corporellement, est seulement mère du Christ, alors que spirituellement, parce qu’elle fait la volonté de Dieu, elle est pour Jésus sœur et mère. Mère selon l’esprit, elle ne le fut pas de la Tête qui est le Sauveur lui-même, de laquelle plutôt elle est spirituellement fille. Elle l’est certainement des membres que nous sommes, parce qu’elle a coopéré, par sa charité, à la naissance, dans l’Église, des fidèles qui sont membres de cette Tête »[1]

Au cours de cette méditation nous voudrions découvrir toute la richesse que comporte ce titre, quel don du Christ il exprime : ainsi nous serons en mesure non seulement d’attribuer à Marie cet honneur de plus, mais de nous édifier dans la foi et de croître dans l’imitation du Christ.

La maternité spirituelle, de manière analogue à la maternité physique, se réalise en deux moments et deux actes: conception et enfantement. Aucun des deux ne suffit à lui seul. Marie a connu ces deux moments : spirituellement elle nous a conçus et enfantés. Elle nous a conçus, c’est-à-dire accueillis en elle quand, peut-être au moment même de l’Annonciation, et certainement par la suite, au fur et à mesure que Jésus avançait dans sa mission, elle a découvert que son fils n’était pas un fils comme les autres, une personne privée, mais « qu’il était le premier-né d’une multitude de frères » (Rm 8, 29) et qu’autour de lui se regroupait un « reste », se formait une communauté.

Ce fut alors le temps de la conception, du « oui » du cœur. Sous la croix, c’est l’heure du travail de l’enfantement. Jésus s’adresse à sa Mère en l’appelant « Femme ». Nous ne pouvons l’affirmer avec certitude, mais connaissant l’habitude de l’évangéliste Jean de parler par allusions, symboles et renvois à l’Ecriture, cette parole nous fait penser à ce que Jésus avait dit: « Lorsque la femme enfante, elle est dans l’affliction puisque son heure est venue » (Jn 16, 21). Allusion aussi à ce que dit l’Apocalypse de la femme enceinte qui « crie dans les douleurs de l’enfantement » (Ap 12, 1 s).

Si cette femme est d’abord l’Église, la communauté de la nouvelle alliance qui donne le jour à l’homme nouveau et au monde nouveau, Marie y est incluse au tout premier chef, comme commencement et représentante de cette communauté de croyants. Le rapprochement entre Marie et la Femme a été très tôt perçu par l’Église – déjà par saint Irénée, disciple de Polycarpe, lui-même disciple de Jean -, quand elle a vu en Marie la nouvelle Ève, la nouvelle « mère de tous les vivants »[2].

Abordons le texte de Jean et voyons comment il peut nous éclairer sur ce point. Les paroles de Jésus à Marie : « Femme, voici ton fils » et à Jean : « Voici ta mère », ont un premier sens immédiat et concret. Jésus confie Marie à Jean et Jean à Marie. Mais ceci n’épuise pas le sens de cette scène. L’exégèse moderne, grâce à d’énormes progrès dans la connaissance du langage et des modes d’expression du quatrième Évangile, en est encore plus convaincue qu’au temps des Pères. Si on entend ce passage de Jean uniquement avec une clef de lec­ture étroite, au sens d’ultimes dispositions testamentaires, il apparaît comme on l’a écrit « un poisson hors de l’eau », une dissonance par rapport au contexte.

Pour Jean, le moment de la mort est le moment de la glorification de Jésus, de l’accomplissement définitif des Écritures et de toutes choses. Chaque  verset et chaque parole contient une signification symbolique et fait allusion à l’accomplissement d’une Ecriture.  Tout ce contexte montre bien qu’on force davantage le texte si on veut n’y voir qu’une signification privée et personnelle, au lieu d’y déceler, avec l’exégèse traditionnelle, une signification plus universelle et ecclésiale, en lien avec la figure de la « femme » de Genèse 3, 15 et d’Apocalypse 12. Ce sens ecclésial, c’est qu’ici le disciple n’est pas seulement Jean, mais le disciple de Jésus comme tel, en fait tous les disciples. Jésus mourant les donne à Marie comme ses fils et Marie leur est donnée pour mère.

Parfois les paroles de Jésus décrivent une réalité déjà pré­sente, elles révèlent ce qui existe ; parfois au contraire elles créent et font exister ce qu’elles expriment. C’est à ce second ordre qu’appartiennent les paroles de Jésus mourant à Marie et à Jean. En disant : « Ceci est mon corps »… Jésus faisait du pain son corps; ainsi, toutes proportions gardées, en disant : « Voici ta mère » et « Voici ton fils », Jésus constitue Marie mère de Jean et Jean fils de Marie. Jésus n’a pas seulement proclamé la nouvelle maternité de Marie, mais l’a instituée. Cette maternité ne vient pas de Marie, mais de la Parole de Dieu ; elle ne se fonde pas sur le mérite, mais sur la grâce.

Sous la croix, Marie apparaît donc comme la fille de Sion qui, après le deuil et la perte de ses fils, reçoit de Dieu une nouvelle descendance, plus nombreuse que la première, non selon la chair, mais selon l’Esprit. C’est ce que chante un psaume appliqué à Marie par la liturgie : « Certes, c’est en Philistie, à Tyr ou en Nubie, que tel homme est né. Mais on peut dire de Sion : “En elle, tout homme est né…” Le Sei­gneur inscrit dans le livre des peuples: “A cet endroit tel homme est né” » (Ps 87, 2 s). C’est vrai : tous nous sommes nés en cet endroit. De Marie, la nouvelle Sion, on dira aussi : en elle tout homme est né. De moi, de toi.

N’avons-nous pas été « engendrés de nouveau par la Parole de Dieu vivante et éternelle » (cf. 1 P 1, 23) ? Ne sommes-nous pas « nés de Dieu » (Jn 1, 13)?, renés « de l’eau et de l’Esprit » (Jn 3,5)? Tout à fait ! mais cela ne sup­prime pas que, dans un sens différent, subordonné et instru­mental, nous sommes nés aussi de la foi et de la souffrance de Marie. Si Paul, serviteur et apôtre du Christ, peut dire à ses fidèles : « C’est moi qui, par l’Évangile, vous ai engen­drés en Jésus Christ » (1 Co 4, 15), combien plus Marie peut- elle le dire, qui en est la mère ! Qui mieux qu’elle peut faire siennes les paroles de l’Apôtre : « Mes petits enfants que, dans la douleur, j’enfante à nouveau » (Ga 4, 19) ? Elle nous enfante « à nouveau » sous la croix, parce qu’elle nous a déjà enfantés une première fois, non dans la douleur, mais dans la joie, lorsqu’elle a donné au monde cette « Parole vivante et éternelle », qu’est le Christ, en qui nous sommes régénérés.

Ainsi, comme nous avons appliqué à Marie sous la croix le chant de lamentation de la Sion détruite qui a bu le calice de la colère divine, maintenant, confiants dans les possibi­lités et dans les richesses inépuisables de la Parole de Dieu, qui vont bien au-delà des schémas exégétiques, nous lui appli­quons le chant de la Sion reconstruite après l’exil. Pleine d’étonnement à la vue de ses nouveaux enfants elle s’écrie : «Ceux-ci, qui me les a enfantés? Moi, j’étais privée d’enfants, stérile ; ceux-là, qui les a fait grandir ? » (Is 49, 21).

La synthèse mariale du Concile Vatican II

Le concile Vatican II a donné une formulation nouvelle à la doctrine catholique traditionnelle sur Marie mère des chrétiens. Cet enseignement est inséré dans le cadre plus vaste qui permet de situer Marie dans l’histoire du salut et dans le mystère du Christ.

« La bienheureuse Vierge, prédestinée de toute éternité, à l’intérieur du dessein d’incarnation du Verbe, pour être la Mère de Dieu, fut sur la terre, en vertu d’une disposition de la Providence divine, l’aimable Mère du divin Rédempteur, généreusement associée à son œuvre à un titre absolument unique, humble servante du Seigneur. En concevant le Christ, en le mettant au monde, en le nourris­sant, en le présentant dans le Temple à son Père, en souf­frant avec son Fils qui mourait sur la croix, elle apporta à l’œuvre du Sauveur une coopération absolument sans pareille par son obéissance, sa foi, son espérance, son ardente cha­rité, pour que soit rendue aux âmes la vie surnaturelle. C’est pourquoi elle a été pour nous dans l’ordre de la grâce, notre Mère[3]. »

Et le concile se préoccupe de préciser le sens de cette maternité de Marie:

« Le rôle maternel de Marie à l’égard des hommes n’offusque et ne diminue en rien cette unique médiation du Christ : il en manifeste au contraire la vertu. Toute influence salutaire de la part de la bienheureuse Vierge sur les hommes a sa source dans une disposition pure­ment gratuite de Dieu : elle ne naît pas d’une nécessité objec­tive, mais découle de la surabondance des mérites du Christ ; elle s’appuie sur sa médiation, dont elle dépend en tout et d’où elle tire toute sa vertu ; l’union immédiate des croyants avec le Christ ne s’en trouve en aucune manière empêchée, mais au contraire aidée[4]. »

A côté du titre de Mère de Dieu et des croyants, l’autre catégorie fondamentale employée par le concile pour illus­trer le rôle de Marie, est celle du modèle, ou de la figure :

« La bienheureuse Vierge, de par le don et la charge de sa maternité qui l’unissent à son fils, le Rédempteur, et de par ses grâces et les fonctions singulières qui sont siennes, se trouve également en intime union avec l’Église : de l’Église, selon l’enseignement de saint Ambroise, la Mère de Dieu est le modèle dans l’ordre de la foi, de la charité et de la par­faite union au Christ[5]. »

La grande nouveauté de cet énoncé sur la Vierge Marie consiste en la place où il a été inséré : dans la constitution sur l’Église. Le concile — non sans souffrances et déchi­rures, comme il est inévitable en pareils cas — réalisait là un profond renouveau de la mariologie, par rapport aux siècles précédents. Le traité théologique sur Marie n’est plus un thème isolé comme s’il occupait une situation intermédiaire entre le Christ et l’Église. Il est ramené, ainsi qu’il l’était à l’époque des Pères, dans le domaine de l’Église.

Saint Augus­tin le disait : Marie est le membre par excellence de l’Église, mais un de ses membres, non quelqu’un au-dehors ou au- dessus : « Sainte est Marie, bienheureuse est Marie, mais plus importante est l’Église que la Vierge Marie. Pourquoi ? Parce que Marie est une partie de l’Église, un membre saint, excel­lent, supérieur à tous les autres, mais cependant un membre de tout le corps. Si c’est un membre de tout le corps, le corps est sans aucun doute plus important qu’un membre5. »

Aussitôt après le concile, Paul VI développa le thème de la maternité de Marie mère des croyants. Il lui a attribué explicitement et solennellement le titre de Mère de l’Église : « A la gloire de Marie et pour notre réconfort, nous procla­mons la très sainte Vierge Marie Mère de l’Église, c’est-à-dire de tout le peuple de Dieu, aussi bien des fidèles que des pas­teurs, qui l’appellent Mère très aimante ; et nous voulons que dorénavant, avec ce titre si doux, la Vierge soit encore davan­tage honorée et invoquée par tout le peuple chrétien6. »

 « Et depuis cette heure-là, le disciple la prit chez lui »

Ce serait le moment, selon notre méthode, de passer de la contemplation d’un titre ou d’un moment de la vie de Marie à une imitation pratique en considérant Marie comme figure et miroir de l’Église. En ce chapitre où nous avons contem­plé Marie comme « notre mère », l’application pratique est d’un genre particulier. Il ne consiste évidemment pas à imi­ter Marie, mais à l’accueillir. Nous devons imiter Jean, en prenant, à partir d’aujourd’hui, Marie avec nous dans notre vie. Tout est là.

« Et le disciple la prit chez lui » (eis ta l’dia). On pense trop peu à toute la richesse de cette phrase si brève. Elle cache une nouvelle d’une portée immense et historiquement assurée, car donnée par la personne intéressée elle-même. Marie passa les dernières années de sa vie avec Jean. Ce qu’on lit dans le quatrième Évangile, au sujet de Marie à Cana de Galilée et sous la croix, fut écrit par quelqu’un qui vivait sous le même toit que Marie. Il est impossible en effet de ne pas admettre un rapport étroit, sinon l’identité même, entre « le disciple que Jésus aimait » et l’auteur du quatrième Évangile. La phrase : « Et le Verbe s’est fait chair », fut écrite par quelqu’un qui vivait sous le même toit que celle dans le sein de qui s’était accompli ce miracle, ou au moins de quelqu’un qui l’avait connue et fréquentée.

Qui peut dire ce que signifia, pour le disciple que Jésus aimait, d’avoir Marie avec lui, chez lui, jour et nuit ? De prier avec elle, de prendre ses repas avec elle, de l’avoir devant lui comme auditrice quand il parlait à ses fidèles, de célébrer avec elle le mystère du Seigneur ? Est-il pensable que Marie ait vécu dans la proximité du disciple que Jésus aimait sans avoir eu aucune influence dans le lent travail de réflexion et d’approfondissement qui l’amena à la rédaction du quatrième Évangile ? Dans l’antiquité il semble qu’Origène ait eu pour le moins l’intuition du secret caché là. Les savants et les cri­tiques du quatrième Évangile, pas plus que ceux qui en cher­chent les sources, n’y prêtent d’habitude attention. Origène écrit :

« Les prémices des Évangiles, c’est celui de Jean, dont personne ne peut saisir le sens profond s’il n’a reposé sur la poitrine de Jésus et s’il n’a reçu de lui Marie comme mère »[6]

Posons encore une question : que peut signifier concrètement pour nous de prendre Marie chez nous ? C’est ici, me semble-t-il, le lieu où parler de ce qui est le cœur sobre et sain de la spiritualité montfortaine de la confiance en Marie. Et cela consiste à « faire toutes ses actions par Marie, avec Marie, en Marie et pour Marie, afin de les faire plus parfai­tement par Jésus, avec Jésus, en Jésus et pour Jésus ».

« Il faut se livrer à l’esprit de Marie pour en être mus et conduits de la manière qu’elle voudra. Il faut se mettre et se laisser entre ses mains virginales, comme un instrument entre les mains de l’ouvrier, comme un luth entre les mains d’un bon joueur. Il faut se perdre et s’abandonner à elle, comme une pierre qu’on jette dans la mer : ce qui se fait simplement et en un instant, par une seule œillade de l’esprit, un petit mouvement de volonté, ou verbalement[7]. »

Mais n’usurpe-t-on pas alors la place de l’Esprit Saint dans la vie chrétienne, puisque c’est par l’Esprit Saint que nous devons nous « laisser conduire » (cf. Ga 5, 18), c’est lui que nous devons laisser agir et prier en nous (cf. Rm 8, 26) pour nous assimiler au Christ ? N’est-il pas écrit que le chrétien doit tout faire « dans l’Esprit Saint » ? Cet inconvénient d’attribuer à Marie les fonctions propres à l’Esprit Saint dans la vie chrétienne a été décelé en certaines formes de dévotions mariales antérieures au concile[8].

C’était dû au manque d’une conscience éclairée et active du rôle et de la place de l’Esprit Saint dans l’Église. Le développement et l’approfondissement de la pneumatologie ne conduit aucunement à refuser cette spiritualité de la confiance à Marie, mais seulement à en clarifier la nature. Marie est précisément l’un des moyens privilégiés par qui l’Esprit Saint peut guider les âmes et les conduire à la ressemblance avec le Christ, parce que Marie fait partie de la Parole de Dieu et qu’elle est elle-même une parole de Dieu en action. Sur ce point, St. Louis Grignon de Montfort devance son temps lorsqu’il écrit :

Dieu le Saint-Esprit étant stérile en Dieu, c’est-à-dire ne produisant point d’autre personne divine, est devenu fécond par Marie qu’il a épousée. C’est avec elle et en elle et d’elle qu’il a produit son chef-d’œuvre, qui est un Dieu fait homme, et qu’il produit tous les jours jusqu’à la fin du monde les prédestinés et les membres du corps de ce chef adorable : c’est pourquoi plus il trouve Marie, sa chère et indissoluble Epouse, dans une âme, et plus il devient opérant et puissant pour produire Jésus-Christ en cette âme et cette âme en Jésus-Christ[9].

La phrase ad Jesum per Mariam, à Jésus par Marie, n’est donc acceptable que comprise dans le sens que l’Esprit Saint nous conduit à Jésus en se servant de Marie. La média­tion créée de Marie, entre Jésus et nous, retrouve toute sa validité, si elle est comprise comme le moyen de la média­tion incréée qu’est l’Esprit Saint.

Recourons pour mieux comprendre, à une analogie. Paul exhorte ses fidèles à regarder ce qu’il fait et à faire comme ils le voient faire : « Ce que vous avez appris, reçu, entendu de moi, observé en moi, tout cela, mettez-le en pratique » (Ph 4, 9). Or, il est certain que Paul ne prétend pas se mettre à la place de l’Esprit Saint ; il pense simplement que l’imiter signifie seconder l’Esprit de Dieu (cf. 1 Co 7, 40). Cela vaut à plus forte raison pour Marie et explique le sens de « faire tout avec Marie et comme Marie ». Elle peut vraiment dire comme Paul et plus que lui : « Soyez mes imitateurs, comme je le suis moi-même du Christ » (1 Co 11, 1). Elle est en effet notre modèle et notre maîtresse parce que parfaite disciple et imitatrice du Christ.

C’est cela, au sens spirituel, prendre Marie chez soi : la prendre comme compagne et comme conseillère, en sachant qu’elle connaît mieux que nous quels sont les désirs de Dieu à notre sujet. Si nous apprenons à consulter et à écouter Marie en toute chose, elle devient vraiment pour nous la maîtresse incomparable dans les voies de Dieu, qui enseigne par l’intérieur, sans bruit de paroles. Il ne s’agit pas que d’une abstraite déduction théologique, mais d’une réalité  expérimentée aujourd’hui comme dans le passé par d’innombrables histoires d’âmes.

 « Le courage dont tu as fait preuve… »

Avant de conclure notre contemplation de Marie dans le mystère pascal, je voudrais rappeler un instant le thème de Marie modèle de foi et d’espérance. Une heure vient dans notre vie où une foi et une espérance comme celles de Marie nous sont nécessaires. C’est lorsque Dieu semble ne plus écouter nos prières, lorsqu’on dirait qu’il se retire lui-même et retire ses promesses, lorsqu’il nous fait passer de défaite en défaite et que les puissances des ténèbres semblent triompher sur tous les fronts autour de nous et les ténèbres descendent sur nous, comme il advint alors « sur toute la terre » (Mt 27, 45). Lorsque, selon le psaume, il semble « dans sa colère avoir fermé son cœur et oublié sa miséricorde » (Ps 77, 10). Quand vient cette heure pour toi, rappelle-toi de la foi de Marie et crie toi aussi, comme d’autres l’ont fait : « Mon Père, je ne te comprends plus, mais j’ai confiance en toi ! »

Peut-être Dieu nous demande-t-il à cette heure de lui sacrifier comme Abraham, notre « Isaac », c’est-à-dire la personne, ou la chose, le projet, la fondation ou l’office qui nous est cher, que Dieu lui-même nous a confié un jour et pour lequel nous avons travaillé toute notre vie. C’est l’occasion que Dieu nous offre pour lui prouver qu’il nous est plus cher que tout, plus que ses dons même, plus que le travail que nous faisons pour lui.

Un des pères de la Reforme, Jean Calvin,  en commentant Genèse 12,3, dit que « Abraham ne sera pas seulement exemple et patron, mais cause de bénédiction »[10]. Cela pourrait rendre compréhensible et acceptable par tous les chrétiens l’affirmation de saint Irénée : « De même qu’Eve, en désobéissant, devint cause de mort pour elle-même et pour tout le genre humain, de même Marie … devint, en obéissant, cause de salut pour elle-même et pour tout le genre humain ».[11] Marie aussi donc n’est pas seulement un exemple et un cas de  bénédiction, mais une cause, quoique bien entendu instrumentale, pas grâce, non par mérite.

Dieu dit à Abraham : « Je te fais père d’une multitude de nations » (Gen 17, 5), et après le sacrifice d’Isaac : « Parce que tu as fait cela et n’as pas épargné ton fils unique, je te comblerai de bénédictions, je rendrai ta postérité aussi nombreuse que les étoiles du ciel… Par ta postérité se béniront toutes les nations de la terre, parce que tu m’a obéit   (Gen 22, 16-18 s). De même, et bien davantage, il dit à présent à Marie : Je te ferai mère d’une multitude de nations, mère de mon Église ! Par ton nom seront bénies toutes les races de la Terre. Toutes les générations te diront bienheureuse !

Il est écrit que lorsque Judith retourna chez les siens, après avoir risqué sa vie pour son peuple, les habitants de la ville coururent à sa rencontre et le grand prêtre la bénit en disant : « Bénie sois-tu ma fille, par le Dieu très haut, plus que toutes les femmes qui sont sur la terre… En effet ton espérance ne quittera pas le cœur des hommes » (Jdt 13, 18 s). Nous adressons ces mêmes paroles à Marie : Sois bénie entre toutes les femmes ! L’espérance et le courage dont tu as fait preuve ne s’effaceront jamais du cœur et du souvenir de l’Église !

Récapitulons la participation de Marie au mystère pascal, en lui appliquant, avec les différences qui s’imposent, les paroles de saint Paul pour récapituler le mystère pascal du Christ :

« Marie, elle qui est Mère de Dieu,

n’a pas considéré ce privilège comme une proie à saisir.

Mais elle s’est dépouillée, prenant la condition de servante,

reconnue par son aspect semblable à toute autre femme.

Elle a vécu cachée et dans l’humilité,

obéissant à Dieu jusqu’à accepter la mort de son Fils,

à la mort sur une croix.

C’est pourquoi Dieu l’a souverainement élevée

et lui a conféré le nom

qui, après celui de Jésus,

est au-dessus de tout nom,

afin qu’au nom de Marie

toute tête  s’incline,

dans les cieux, sur la terre et sous la terre,

et que toute langue confesse que Marie est la Mère du Seigneur,

à la gloire de Dieu le Père. Amen ! »

 

[1] Saint Augustin, La sainte virginité 5-6 (PL 40, 399).

[2] St. Irénée, Adversus Haereses, III, 22, 4.

[3] Lumen gentium 61.

[4] Ibid. 60.

[5] Ibid. 63.

[6] Origène, Commentaire sur l’Evangile de Jean I, 6, 23 (SCh 120, p. 70-72).

[7] Saint Louis Grignion de Montfort, Traité de la vraie dévotion à Marie, n. 257-259 (Œuvres complètes, Paris, 1966, p. 660 s).

[8] Cf. H. Mühlen, Una mystica persona (§11, 92), Paderborn, 1967.

[9] Traité, cit., n. 20.

[10] Calvin, Le livre de la Genèse, Genève, 1961, p. 195. Cf. G. von Rad, Das erste Buch Moses, Genesis, ch. II, 18, Gôttingen, 1972.

[11] St. Irenée, Adversus Haereses, III, 22, 4 (SCh 211, p. 441).

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Raniero Cantalamessa

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