A propos de la pauvreté et de la violence au Mexique le pape déplore la « faillite économique » du pays, qui « n’est plus économique mais financière ».
Le pape François a accordé un entretien à la journaliste Valentina Alazraki, correspondante au Vatican de la télévision mexicaine, Televisa. Dans un long entretien en espagnol, dans L’Osservatore Romano du 28 mai 2019 et dont Zenit a déjà publié 2 parties (le 28 mai – sur la violence fait aux femmes -, et le 29 mai – sur le cas McCarrick-).
« Dans un monde de finance, la richesse est très peu concrète », a redit le pape, « et c’est dans ce monde de la finance qu’on trouve ces injustices sociales ». Mais, a-t-il poursuivi, « une économie sociale de marché – comme l’a proposée saint Jean-Paul II – fonctionne, en dialoguant, elle fonctionne ». Soulignant que la politique est « créative », le pape a suggéré de « passer des accords pour résoudre les graves problèmes d’un pays » : « L’accord entre les différents partis politiques, entre les différents secteurs de la société, y compris l’Église, se fait en aidant ».
Quand au mur élevé à la frontière nord du pays, le pape n’a pas mâché ses mots : « Nous en avons déjà connu un, celui de Berlin, qui nous a créé tant de maux de tête et tant de souffrance. Mais il semble que ce que fait l’homme, les animaux ne le font pas. L’homme est l’unique animal qui tombe deux fois dans le même trou ».
Voici notre traduction de cette partie de l’interview à partir de la version italienne du quotidien du Vatican.
HG
Entretien à propos de la finance et de la pauvreté au Mexique
VA – Pape François, avant tout, merci. Nous savons que le président Andres Manuel Lopez Obrador vous a invité au Mexique. J’ai appris que vous n’iriez pas…
Pape François – Pas pour le moment…
VA – Mais vous lui avez dit que vous le recevriez avec plaisir…
Pape François – C’est vrai. Oui, pas pour le moment… parce que je dois aller dans d’autres endroits où je ne suis pas encore allé et où le voyage est nécessaire pour des raisons pastorales. Mais j’aimerais retourner au Mexique, le Mexique est inoubliable.
VA – C’est vrai, vous y êtes déjà allé et lors de votre voyage au Mexique, je crois que vous avez vraiment touché les points névralgiques du pays. Vous êtes allé à la frontière nord et vous avez célébré cette messe mémorable devant le mur. Malheureusement, Pape François, au cours de ces quatre années, la situation ne s’est pas du tout améliorée. On continue de parler de construire plus de mur, de fermer carrément la frontière. Nous avons vu des images poignantes d’enfants séparés de leurs familles, de leur père, je ne sais pas si vous avez vu ces photos, ces vidéos, elles sont impressionnantes. Je ne sais pas, cela me semble quelque chose de terrible qui n’est pas digne de notre époque.
Pape François – Oui, je ne sais pas ce qui se passe quand arrive cette nouvelle culture de défendre des territoires en faisant des murs. Nous en avons déjà connu un, celui de Berlin, qui nous a créé tant de maux de tête et tant de souffrance. Mais il semble que ce que fait l’homme, les animaux ne le font pas. L’homme est l’unique animal qui tombe deux fois dans le même trou. Nous refaisons les mêmes choses. Élever des murs comme si c’était cela se défendre. Alors que la défense est le dialogue, la croissance, l’accueil et l’éducation, l’intégration ou la saine limite du « on ne peut pas faire plus », mais humain… En disant cela, je ne me réfère pas seulement à la frontière du Mexique, mais je parle de toutes les barrières qui existent. Dans une interview il n’y a pas longtemps, je me suis référé à celle qui existe à Ceuta et Melilla, c’est terrible, avec les concertinas, le fil barbelé. Ensuite, le gouvernement les a fait enlever, mais c’est cruel, c’est cruel. Et séparer les enfants de leurs parents est contre le droit naturel, et ces chrétiens… On ne peut pas faire cela. C’est cruel. On tombe dans la plus grande cruauté. Pour défendre quoi ? Le territoire, ou l’économie du pays ou va savoir quoi. Mais ce sont des schémas de pensée qui retombent sur l’appareil politique et on fait ce type de politique. C’est très triste, non ?
VA – Si, au lieu de m’avoir assise ici en face de vous, moi que vous connaissez, vous aviez le président Trump sans les caméras de télévision, que lui diriez-vous ?
Pape François – La même chose. La même chose parce que je le dis publiquement. Je l’ai dit publiquement. J’ai aussi dit publiquement que celui qui construit des murs finit prisonnier des murs qu’il construit. Au contraire, celui qui construit des ponts fraternise, il tend la main, même s’il reste de l’autre côté, il y a un dialogue. Et on peut parfaitement défendre son territoire avec un pont, pas nécessairement avec un mur. Je parle de ponts politiques, de ponts culturels, c’est clair ? Certes, nous ne construirons pas de ponts sur toutes les frontières. C’est impossible.
VA – Vous êtes aussi allé à la frontière sud du Mexique, qui connaît maintenant une urgence humanitaire, une très grave crise humanitaire que dénoncent tous les jours les évêques du Mexique, surtout ceux qui se trouvent sur ce territoire. Les centres d’accueil, les œuvres de l’Église ne suffisent pas. Nous avons vu les caravanes d’Amérique centrale qui passaient par le Mexique en direction du nord ; maintenant beaucoup de Cubains arrivent, et maintenant des Africains arrivent au Mexique. Alors, au-delà de l’urgence de la crise humanitaire, on court le risque que, comme ici, commencent des vagues de xénophobie parce que c’est une guerre entre pauvres, vous comprenez ? C’est-à-dire que les Mexicains pauvres se sentent, dirons-nous, envahis. Alors qu’est-ce que cette situation vous inspire ?
Pape François – Qu’il y a quelque chose qui ne fonctionne pas dans le travail politique mondial. Il y a quelque chose qui ne fonctionne pas et, en substance, je crois qu’à la base, il y a la maltraitance de l’environnement et les mauvais traitements économiques. Nous pourrons parler après de la maltraitance de l’environnement. Les mauvais traitements économiques… Il y a de moins en moins de riches, c’est beau ! Moins de riches qui possèdent la plus grande partie de la richesse du monde. Et de plus en plus de pauvres qui possèdent moins du minimum pour vivre. C’est-à-dire que toute la richesse est concentrée dans des groupes plutôt petits par rapport aux autres. Et les pauvres sont plus nombreux. Alors, c’est clair : les pauvres cherchent des frontières, ils cherchent des issues, des horizons nouveaux. Je crois que c’est cela l’origine. La faillite économique. Qui n’est plus économique mais financière. Et nous sortons du monde de l’économie, nous sommes dans le monde de la finance. Là où la finance est gazeuse. Un peu comme ici les Italiens… la chaîne de saint Antoine. Que l’on donne, donne et on croit avoir vingt-mille et à la fin on n’a que cinq-cents. Autrement dit, dans un monde de finance, la richesse est très peu concrète. Le reste est imagination, du gaz. Et c’est dans ce monde de la finance qu’on trouve ces injustices sociales. Une économie de marché comme cela, orthodoxe, ne fonctionne pas. Mais une économie sociale de marché – comme l’a proposée saint Jean-Paul II – fonctionne, en dialoguant, elle fonctionne, mais on est déjà en-dehors de l’économie de marché, de la finance. Un économiste renommé m’a dit avoir chercher à créer un dialogue entre économie, humanisme et spiritualité et il a réussi. Il a cherché à faire la même chose entre finance, humanisme et spiritualité et cela n’a pas fonctionné en raison du caractère gazeux et abstrait de la finance. Mais résumons. Vous m’avez demandé à quoi est dû tout cela.
VA – Que font les Mexicains entretemps parce que, c’est clair, il faut que certains leur laissent leur pays ; maintenant, doivent-il recevoir ceux qui vont plus mal ?
Pape François – Mais c’est un problème mondial. Regardez l’Afrique. Ou encore l’Asie. C’est-à-dire que c’est un problème mondial avec ce déséquilibre qu’ont déjà signalé les papes qui m’ont précédé, ce déséquilibre économique et financier. Relativement peu de riches, avec tout l’argent, et beaucoup de pauvres, sans le nécessaire pour vivre.
VA – Pape François, il y a aussi la question de la violence. Vous l’avez touchée, vous l’avez vécue, vous l’avez connue évidemment pendant ces années et quand vous êtes venu au Mexique, mais cela n’a pas encore été résolu: 2018 a été une année terrible avec 40.000 morts. Pour les trois premiers mois de cette année, les derniers chiffrent parlent de plus de 8 400 personnes tuées, ce qui signifie qu’au Mexique, il meurt 90 personnes par jour. À la fin de cette journée pendant que nous parlons, il y aura au 90 personnes tuées. On ne compte plus les personnes disparues. Les pères qui cherchent leurs fils. Disparus. Les fosses communes. C’est une situation très, très dramatique. Que lui diriez-vous ? Que peut faire un gouvernement, la société civile, l’Église elle-même, pour essayer de résoudre ce problème ?
Pape François – À un gouvernement, je ne sais pas ce que je conseillerais comme mesures concrètes, parce que c’est une tâche de la politique, de la politique créative. Qu’ils soient créatifs en politique, une politique du dialogue, du développement. Du compromis. Parfois il ne reste pas d’autre solution que le compromis : transiger avec certaines situations jusqu’à ce que les autres s’éclaircissent, n’est-ce pas ?
VA – Transiger avec qui ?
Pape François – Avec les autres qui ne pensent pas comme nous, non ? Je dis, passer un accord. Mais si ceux qui gèrent la politique d’un pays se disputent entre eux, c’est le pays qui souffre. Passer un accord pour le bien du pays. Qu’ils cherchent des solutions politiques que je ne sais pas indiquer, parce que je ne suis pas un politique. Ce n’est pas mon métier. Mais la politique est créative. N’oublions pas qu’elle est l’une des formes les plus élevées de la charité, de l’amour, de l’amour social, mais quand la politique consiste à tirer les personnes de son côté, alors se crée une situation de violence déjà au sein même du monde politique.
VA – On entend dire qu’il faut passer un accord avec les responsables du trafic de drogue pour trouver une issue. Qu’en pensez-vous ?
Pape François – Je n’en suis pas convaincu, non. C’est comme si, pour aider l’évangélisation d’un pays, je passais un pacte avec le diable. Autrement dit, il y a des accords qu’on ne peut pas passer. Un pacte politique doit se faire pour le bien du pays.
VA – Et aussi pour la réconciliation de tout le pays…
Pape François – Réconciliation, c’est maintenant un mot très employé et que personne ne comprend parce qu’il est trop usé. Mais l’accord politique… L’accord politique qui est moins fort… L’accord entre les différents partis politiques, entre les différents secteurs de la société, y compris l’Église, se fait en aidant. C’est cela qu’il faut : inviter à passer des accords pour résoudre les graves problèmes d’un pays.
VA – Je me souviens qu’il y a quatre ans, j’ai été frappée quand on m’a dit que le Mexique était un pays puni par le diable parce qu’il y avait la Vierge de Guadalupe. Lorsque vous êtes resté longtemps dans la basilique devant la Vierge de Guadalupe que vous êtes-vous dit ?
Pape François – Oui, le diable en veut vraiment au Mexique. C’est vrai. Il suffit de penser à nos martyrs, aux persécutions des chrétiens qui, dans d’autres pays d’Amérique, ne se sont pas manifestées avec tant de virulence. Pourquoi au Mexique ? Il y a eu quelque chose ici. Il y a quelque chose de spécial… ce n’est pas de la théologie. Je parle, c’est l’homme du peuple qui parle : comme si le diable en voulait au Mexique. Sinon, on ne s’expliquerait pas tant de choses. D’autre part, le Mexique est un pays où l’on trouve tout, c’est un frontière, dans le sens où c’est un passage de l’Amérique latine à l’Amérique du nord. Et cela a aussi une grande influence, c’est clair.
VA – La question des jeunes… Vous aussi, vous l’avez touchée lors de votre voyage au Mexique, vous avez été avec eux. Je connais déjà Scholas, la fondation que vous avez créée en Argentine pour réinsérer les jeunes à travers l’art, le sport, la culture, disons cette culture de la rencontre. Vous participez aussi à un programme du gouvernement du Mexique pour les jeunes. Il y a eu des conférences vidéos, vous avez parlé avec des jeunes du Mexique qui vous ont raconté leurs problèmes. Du harcèlement scolaire à la violence qu’ils subissent. Quelle impression avez-vous eue de la jeunesse mexicaine ?
Pape François – Oh, elle n’est pas très différente de la jeunesse mondiale ! Elle a ses préoccupations, elle a son désir d’avancer, elle a ses conditionnements, elle a ses hauts et ses bas mais, en général, si la jeunesse n’entre pas dans une idéologie, elle est la même dans le monde entier. Si elle est idéologisée, c’est différent. La jeunesse court le risque – si ce n’est déjà fait – de perdre ses racines. Je conseille toujours aux jeunes de parler avec les personnes âgées. Et aux personnes âgées de parler avec les jeunes, parce qu’un arbre ne peut grandir si on lui coupe ses racines. Il ne peut pas non plus grandir s’il ne reste que les racines et je dis cela en faisant allusion au conservatisme. Aller avec ses racines. Dialoguer avec ses racines. Recevoir la culture de ses racines. Alors je grandis, je fleuris et je porte du fruit. Et je génère et on avance. Ce dialogue entre les personnes âgées et les jeunes est pour moi fondamental dans la conjoncture actuelle. J’ai été très frappé par le dernier livre de Bauman qui a été écrit en italien. Il l’a écrit avec un des ses assistants qui est italien. Et il est mort alors qu’il écrivait le dernier chapitre, et c’est son assistant qui l’a terminé. Il est intitulé ‘Nati liquidi’ (‘Nés liquides’, ndr), autrement dit sans consistance. En allemand, le titre a été traduit ‘Die Entwurzelten’, ‘sans racines’. C’est-à-dire qu’être liquide implique de ne pas avoir de racines. Les Allemands ont saisi le message du livre. C’est très important aujourd’hui. Aller aux racines. Ce qui n’est pas une idéologie conservatrice, non. Prendre les racines normales, les racines de ta maison, les racines de ta patrie, de ta ville, de ton histoire, de ton peuple, de mille choses. Mais tes racines.
VA – Nos programmes sont utiles. Disons que tout ce qui fait école aide en construisant, les jeunes qui construisent.
Pape François – Cela aide surtout le dialogue. Et les jeunes ont de la bonne volonté, les jeunes ne sont pas corrompus. Ils sont fragilisés. Par manque de racines. D’autre part, il y a un droit dont personne ne parle. Le droit des personnes âgées. Le droit des personnes âgées à rêver ! Et à dire que ma vie porte du fruit, et que je la donne dans le dialogue ; alors les personnes âgées reprennent confiance et ne sont pas enfermés dans une maison de retraite sans savoir quoi faire. J’ai fait l’expérience d’amener des jeunes dans une maison de retraite. Ils venaient à contrecœur. Pour jouer de la guitare. Et ensuite, ils ne voulaient plus repartir. Parce qu’ils commençaient à chanter et la personne âgée demandait : connais-tu telle ou telle chanson ? Et les personnes âgées commençaient à rêver. Aujourd’hui, cette rencontre est nécessaire. Et je dirais même qu’elle est urgente. Elle est urgente pour que les jeunes se fortifient.
© Traduction de Zenit, Hélène Ginabat