« Racines, structure et signification de l’Exhortation apostolique du Pape François »: ce sont les « pistes de lecture » d’Antonio Spadaro, directeur de La Civilta Cattolica (mars 2018), que publient les éditions Parole et Silence.
GAUDETE ET EXSULTATE:
Racines, structure et signification
de l’Exhortation apostolique du Pape François
Antonio Spadaro S.I.
Prépublication La Civilta Cattolica, n° 3.2018
Cinq ans après son élection, le pape François publie sa troisième Exhortation apostolique sous le titre Gaudete et exsultate (GE). Comme l’indique explicitement le sous-titre, elle a pour thème « l’appel à la sainteté dans le monde actuel ». Le Pape lance un message essentiel en indiquant ce qui compte, le sens même de la vie chrétienne qui, selon les propres termes de saint Ignace de Loyola aux jésuites, « chercher et trouver Dieu en toutes choses » : curet primo Deum. C’est le cœur de toute réforme, personnelle et ecclésiale : mettre Dieu au centre.
Le card. Bergoglio, devenu pape, a choisi le nom de « François » pour cette raison : en tant que pontife, il a épousé la mission de François d’Assise : « reconstruire » l’Église dans le sens d’une réforme spirituelle avec Dieu au centre. Il affirme : « Le Seigneur demande tout ; et ce qu’il offre est la vraie vie, le bonheur pour lequel nous avons été créés. Il veut que nous soyons saints et il n’attend pas de nous que nous nous contentions d’une existence médiocre, édulcorée, sans consistance » (GE 1).
Ce texte magistériel ne veut pas être « un traité sur la sainteté, avec de nombreuses définitions et distinctions qui pourraient enrichir cet important thème, ou avec des analyses qu’on pourrait faire concernant les moyens de sanctification ». L’ « humble objectif » du pape est de « faire résonner une fois de plus l’appel à la sainteté, en essayant de l’insérer dans le contexte actuel, avec ses risques, ses défis et ses opportunités » (GE 2). Et en ce sens il espère « que ces pages seront utiles pour que toute l’Église se consacre à promouvoir le désir de la sainteté » (GE 177). Comme nous le verrons au cœur de ce désir du Pape il y a le discernement.
Gaudete et exsultate se compose de cinq chapitre. Le point de départ est « l’appel à la sainteté » adressé à tout le monde. De là, nous passons à l’identification claire de « deux ennemis subtils » qui tendent à résorber la sainteté dans des formes élitistes, intellectuelles ou volontaristes. D’où la présentation des béatitudes évangéliques comme un modèle positif d’une sainteté qui consiste à suivre le chemin à la « lumière du Maître » et non d’une vague idéologie religieuse. Ensuite, nous avons la description de « certaines caractéristiques de la sainteté dans le monde d’aujourd’hui » : la patience et la douceur, l’humour, l’audace et la ferveur, la vie communautaire et la prière constante. L’Exhortation se termine par un chapitre consacré à la vie spirituelle comme « combat, vigilance et discernement ».
Le document est facile à lire et n’a pas besoin d’explications complexes. Cependant, dans ce petit guide, en plus d’une présentation du document, nous essaierons de montrer surtout ses sources lointaines dans les réflexions pastorales de Bergoglio jésuite puis évêque, et enfin dans le pontife plus récent. Nous essaierons également d’identifier les thèmes centraux et le message clair que François a l’intention de lancer aujourd’hui à l’Église. Qu’est-ce que la sainteté pour François ? Où la voyons-nous réalisée ? Sous quelles formes et dans quels contextes ? Comment pouvons-nous la définir ?
La ‘‘classe moyenne de la sainteté’’
La sainteté est au cœur du pontificat de François depuis le début. Dans l’interview qu’il a donnée à La Civiltà Cattolica en août 2013, soit cinq mois après son élection, il en a longuement parlé. Il est nécessaire de relire un passage fondamental : « Je vois la sainteté dans le peuple de Dieu, sa sainteté quotidienne ». Et encore, plus précisément : « Je vois la sainteté, continue le Pape, dans le peuple de Dieu, patient : une femme qui élève ses enfants, un homme qui travaille pour apporter le pain à la maison, les malades, les prêtres âgés qui ont de nombreuses blessures mais qui ont le sourire parce qu’ils ont servi le Seigneur, les sœurs qui travaillent si dur et vivent une sainteté cachée. Telle est pour moi la sainteté commune. La sainteté, je l’associe souvent à la patience : non seulement la patience comme hypomonè, la prise en charge des événements et des circonstances de la vie, mais aussi comme constance pour aller de l’avant, jour après jour. Telle est la sainteté de l’Église militante dont parle aussi saint Ignace. C’était la sainteté de mes parents : de mon père, de ma mère, de ma grand-mère Rosa qui m’a fait tant de bien. Dans mon bréviaire, j’ai le testament de ma grand-mère Rosa et je le lis souvent ; pour moi, c’est comme une prière. Elle est une sainte qui a tant souffert, même moralement, et elle est toujours allée de l’avant avec courage ».
Dans cette réponse, il est possible de reconnaître le ton et la signification de Gaudete et exsultate, son climat spirituel et son application pratique. Parmi ses réponses à notre interview le Pape avait donné une définition : « c’est une « classe moyenne de la sainteté » dont nous pouvons tous faire partie, celle dont parle Malègue ». Joseph Malègue est un écrivain français qui lui est cher, – né en 1876 et mort en 1940 – il est également mentionné dans Gaudete et exsultate à propos de la sainteté « “de la porte d’à côté’’, de ceux qui vivent proches de nous et sont un reflet de la présence de Dieu » (GE 7). Malègue écrit dans Augustin, ou le maitre est là : « La vieille idée que seule l’âme des saints est le terrain propice à l’exploration correcte du phénomène religieux lui semblait insuffisante. Même les âmes les plus modestes ont compté, les classes moyennes de la sainteté ».
La sainteté doit donc être recherchée dans la vie ordinaire et chez les proches, non dans des modèles idéaux, abstraits ou surhumains. « Le chemin de la sainteté est simple – avait dit François à sainte Marthe le 24 mai 2016 –. Ne vous retournez pas, mais allez toujours de l’avant. Et avec force « . Elle n’est pas non plus « une sainteté de vernis, tout belle » (Homélie à sainte Marthe, 14 octobre 2013) ou une « sainteté feinte » (5 mars 2015). Il ne faut pas chercher des vies parfaites sans erreur (cf. GE 22), mais, « malgré des imperfections et des chutes, ils sont allés de l’avant et ils ont plu au Seigneur » (GE 3). Il n’y a pas d’asymétrie et il n’y a pas de distance sidérale entre l’homme ordinaire et celui qui a l’honneur des autels.
Dans notre interview, François a également parlé de la sainteté au sujet de la renonciation au pontificat de son prédécesseur, en disant : « Le pape Benoît a fait acte de sainteté, de grandeur, d’humilité ». La sainteté réunit l’humilité et la grandeur, et concerne aussi bien un travailleur normal, une grand-mère ou un pape. C’est la même sainteté. Peut-être Bergoglio l’a-t-il aussi appris dans les pages de Malègue qui écrivait aussi : « Parce que dans la confession c’est Jésus qui absout, l’âme du vicaire d’Ars et la mienne sont, pour ce qui regarde la sainteté, à égal distance de l’Infini ».
Une sainteté du peuple
François nous fait comprendre que la sainteté n’est pas le résultat de l’isolement : elle est vécue dans le corps vivant du Peuple de Dieu. Dans un texte publié en 1982, Bergoglio disait : « Nous sommes né pour la sainteté, dans un corps saint, celui de notre sainte mère l’Église ». De façon synthétique il affirme que la sainteté « est la visite de Dieu à son corps ». Et il écrit dans l’exhortation : « C’est pourquoi personne n’est sauvé seul, en tant qu’individu isolé, mais Dieu nous attire en prenant en compte la trame complexe des relations interpersonnelles qui s’établissent dans la communauté humaine : Dieu a voulu entrer dans une dynamique populaire, dans la dynamique d’un peuple » (GE 6).
Nous sommes donc « entourés d’une multitude de témoins », qui « nous encouragent à ne pas nous arrêter en chemin, qui nous incitent à continuer de marcher vers le but » (GE 3). Nous lisions déjà dans Evangelii gaudium (EG) : « nous ressentons la nécessité de découvrir et de transmettre la “mystique” de vivre ensemble, de se mélanger, de se rencontrer, de se prendre dans les bras, de se soutenir, de participer à cette marée un peu chaotique qui peut se transformer en une véritable expérience de fraternité, en une caravane solidaire, en un saint pèlerinage » (EG 87).
Cette expérience du peuple ne concerne pas seulement ceux qui sont proches de nous, mais elle se fonde sur une tradition vivante qui inclut ceux qui nous ont précédés.
Ici, le Pape développe une intuition qu’il avait déjà exprimée dans le prologue, écrit en 1987, de son deuxième livre, Reflexiones sobre la vida apostolica. Dans ces pages il parlait des ancêtres qui nous ont précédés dans l’espérance, « des générations et des générations d’hommes et de femmes, pécheurs comme nous ». Ils « ont vécu les nombreuses contrariétés de la vie, les ont endurés et ont pu transmettre le flambeau de l’espoir ; Voilà comment cela nous est arrivé. C’est à nous d’être féconds en le transmettant à notre tour. La plupart de ces hommes et femmes n’ont pas écrit l’histoire : ils ont simplement travaillé et vécu et – parce qu’ils se savaient pécheurs – ils ont accueilli le salut dans l’espérance. Ils ont transmis non seulement une « doctrine » mais surtout un « témoignage », et ils l’ont fait « dans la simplicité des choses de tous les jours. ».
Bergoglio cite encore l’écrivain français qui lui est cher : « Nous ne connaissons pas leurs noms, ils délimitent un peuple de croyants, une sainteté quotidienne : la classe moyenne de la sainteté, aimait à dire Malègue. Nous ne savons rien de leurs histoires, pourtant leur vie a fleuri devant la nôtre : le parfum de leur sainteté nous est parvenu ». Trente ans plus tard nous retrouvons les mêmes expressions dans l’Exhortation Apostolique Gaudete et exsultate. Ils manifestent en profondeur la vision que Bergoglio a de la sainteté.
Une sainteté personnelle comme mission
La sainteté n’est donc pas l’imitation de modèle abstrait et idéal. Les références de la sainteté ordinaire sont simples, proches, populaires : une « minuscule sainteté ». Tant de fois François se réfère à Thérèse de Lisieux, rappelant son chemin vers la sainteté. Il porte ses écrits avec lui lors de ses voyages apostoliques et a canonisé ses parents. Dans l’homélie de la Messe célébrée à Tbilissi, en Géorgie, le 1er octobre 2016, il cite les écrits autobiographiques de Thérèse de l’Enfant Jésus dans lesquels il indique sa « petite voie » vers Dieu, « l’abandon du petit enfant, qui s’endort sans crainte dans les bras de son père », car « Jésus ne demande pas de grands gestes, mais seulement de l’abandon et de la gratitude » ».
Mais la sainteté est aussi liée à la personne dans sa singularité la santità è anche legata alla singola persona : la sainteté c’est vivre sa propre vocation et mission sur la terre : « Chaque saint est une mission » (GE, 19). C’est également un enseignement de la petite Thérèse, comme il l’a dit dans son homélie en la Cathédrale de l’Immaculée Conception de Manille le 16 janvier 2015. La sainteté elle-même est une mission. Elle n’est pas un idéal abstrait. François l’avait écrit avec des mots de feu dans Evangelii gaudium : « Je suis une mission sur cette terre, et pour cela je suis dans ce monde. Je dois reconnaître que je suis comme marqué au feu par cette mission afin d’éclairer, de bénir, de vivifier, de soulager, de guérir, de libérer. Là apparaît l’infirmière dans l’âme, le professeur dans l’âme, le politique dans l’âme, ceux qui ont décidé, au fond, d’être avec les autres et pour les autres. » (EG 273). Le concret des exemples est frappant. Bergoglio ne parle ni n’écrit « en général » : il a besoin de pointer des figures concrètes.
En 1989 Bergoglio avait présenté un livre du P. Ismael Quiles, un jésuite qui lui était cher et qui avait été son professeur. François l’a également mentionné dans Evangelii gaudium. Le titre du volume présenté par Bergoglio était Mon idéal de sainteté. Après avoir parlé de la sainteté en général, Quiles consacre sa deuxième partie à la sainteté que Dieu veut pour chacun d’une manière différenciée. Il s’agit donc de discerner son propre chemin de sainteté, celui qui permet de donner le meilleur de soi-même, comme François l’écrit implicitement en rappelant la leçon de son confrère. (cf. GE 11).
Une sainteté progressive et sans limites
C’est Quiles lui-même qui recommande – comme le fait François dans Gaudete et exsultate – la gradualité : « Dieu ne veut pas une perfection égale pour toutes les âmes ; il désire encore moins qu’une âme atteigne d’ un coup à ce degré de sainteté qu’elle peut atteindre ». La sainteté concerne la totalité de la vie, et non le détail méticuleux des actions d’une personne. Il n’y a pas de « comptabilité » des vertus. C’est par l’ensemble de sa vie – parfois aussi faite de contrastes, de lumière et d’ombre – que le mystère d’une personne est capable de refléter Jésus-Christ dans le monde d’aujourd’hui (Cf. GE 23). Elle se réalise « même au milieu de tes erreurs et de tes mauvaises passes » (GE 24).
Nous devons toujours prendre en compte les limites humaines, le chemin progressif de chacun, mais aussi le grand mystère de la grâce qui agit dans la vie des gens. Le saint n’est pas un « surhomme ». « La grâce agit historiquement et, d’ordinaire, elle nous prend et nous transforme de manière progressive. C’est pourquoi si nous rejetons ce caractère historique et progressif, nous pouvons, de fait, arriver à la nier et à la bloquer, bien que nous l’exaltions par nos paroles. » (GE 50).
La sainteté peut se vivre « même en dehors de l’Église catholique et dans des milieux très différents », nei quali « l’Esprit suscite des signes de sa présence, qui aident les disciples mêmes du Christ » (GE 9), comme l’écrit Jean-Paul II.
Le risque le plus grave est de prétendre « définir là où Dieu ne se trouve pas, car il est présent mystérieusement dans la vie de toute personne, il est dans la vie de chacun comme il veut, et nous ne pouvons pas le nier par nos supposées certitudes » (GE 42). Au contraire, « même quand l’existence d’une personne a été un désastre, même quand nous la voyons détruite par les vices et les addictions, Dieu est dans sa vie » (GE 42).
Nous devons donc chercher le Seigneur dans chaque vie humaine sans « exercer une supervision stricte sur la vie des autres » (GE 43). Nous avons ici en quelques mots l’exhortation – qui apparaît fréquemment dans Amoris laetitia (voir, par exemple, AL 112 ; 177; 261; 265; 300; 302; 310) – à fuir l’attitude qui consiste à contrôler la vie des autres et qui débouche sur un jugement qui est condamné.
C’est un point très important de la perspective spirituelle de François, qui avec Ignace de Loyola a appris à « chercher et trouver Dieu en toutes choses » sans imposer de limites et de clôtures à l’action du Saint-Esprit ni aux modalités de sa présence dans le monde. En effet « l’expérience spirituelle de la rencontre avec Dieu n’est pas contrôlable »
Les ennemis de la sainteté
À ce stade, le Pape porte son attention sur deux « ennemis » de la sainteté. Une fois de plus, François insiste sur le danger du néo-gnosticisme et du néo-pélagianisme. Ce sont les mêmes dangers mis en évidence par la récente Lettre Placuit Deo de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi aux Évêques de l’Église Catholique sur certains aspects du salut chrétien
Le gnosticisme est une dérive idéologique et intellectualiste du christianisme, transformée « en une encyclopédie d’abstractions ». Selon le Gnosticime, seuls ceux qui sont capables de comprendre la profondeur d’une doctrine seraient considérés comme de vrais croyants (GE 37). Le pape est très dur à cet égard et parle d’une religion « au service de ses élucubrations psychologiques et mentales » (GE 41) qui détourne de la fraîcheur de l’Évangile.
La sainteté a à voir avec la chair. Dans une homélie de sainte Marthe, le Pape a indiqué : « Notre plus grand acte de sainteté est précisément lié à la chair du frère et à la chair de Jésus-Christ. […] Il va partager le pain avec les affamés, guérir les malades, les personnes âgées, ceux qui ne peuvent rien nous donner en échange : il n’a pas honte de la chair !» (7 mars 2014).
C’est pourquoi il n’est pas possible de considérer notre compréhension de la doctrine comme « un système clos, privé de dynamiques capables d’engendrer des questions, des doutes, des interrogations ». En effet « les questions de notre peuple, ses angoisses, ses combats, ses rêves, ses luttes, ses préoccupations, possèdent une valeur herméneutique que nous ne pouvons ignorer si nous voulons prendre au sérieux le principe de l’incarnation. Ses questions nous aident à nous interroger, ses interrogations nous interrogent » (GE 44).
L’autre grand ennemi de la sainteté est le pélagianisme, cette attitude qui souligne d’une manière exclusive l’effort personnel, comme si la sainteté était le fruit de la volonté et non de la grâce. Pour Bergoglio, la sainteté personnelle est avant tout un processus accompli par Dieu qui nous attend. Ceci est la sainteté : « laisser le Seigneur écrire notre histoire » (Homélie de sainte Marthe, 17 décembre 2013), « docilité au Saint-Esprit ».
Francesco identifie certaines attitudes concrètes et les énumère : « l’obsession pour la loi, la fascination de pouvoir montrer des conquêtes sociales et politiques, l’ostentation dans le soin de la liturgie, de la doctrine et du prestige de l’Église, la vaine gloire liée à la gestion d’affaires pratiques, l’enthousiasme pour les dynamiques d’autonomie et de réalisation autoréférentielle » (GE 57).
Le résultat est un christianisme obsessionnel, submergé de règles et de préceptes, dépourvu de sa « simplicité captivante » (GE 58) et de sa saveur. Un christianisme qui devient esclavage, comme l’a rappelé saint Thomas d’Aquin, affirmant que « les préceptes ajoutés à l’Évangile par l’Église doivent s’exiger avec modération de peur que la vie des fidèles en devienne pénible et qu’ainsi notre religion ne se transforme en « un fardeau asservissant »(GE 59)[1]. François avait déjà exposé cette idée dans Evangelii gaudium qu’il reprend ici à la lettre. Il avait reconnu que cet avertissement « devrait être un des critères à considérer au moment de penser une réforme de l’Église et de sa prédication qui permette réellement de parvenir à tous » (EG 43).
Les Béatitudes
Comment faire pour arriver à être un bon chrétien ? La réponse « est simple : il faut mettre en œuvre, chacun à sa manière, ce que Jésus déclare dans le sermon des béatitudes » (GE 63). Pour François la contemplation des mystères de la vie de Jésus, « comme le proposait saint Ignace de Loyola, nous amène à les faire chair dans nos choix et dans nos attitudes » (GE 20). La vie de Christ doit être contemplée et son « programme de sainteté » pratique qui est les Béatitudes doit être suivi. C’est la conviction qui amène le Pontife à se concentrer sur les Béatitudes, chapitre central de l’Exhortation. « Quelques mots, des mots simples, mais pratiques pour tous, car le christianisme est une religion pratique : il ne s’agit pas de le penser, mais de le pratiquer, le faire ».
Dans Gaudete et exsultate il insiste sur chaque phrase du texte évangélique des Béatitudes, en les commentant. François présente ainsi une sainteté clairement évangélique, sine glossa et sans excuses. « Le Seigneur nous a précisé que la sainteté ne peut pas être comprise ni être vécue en dehors de ces exigences » (GE 97). Elle ne peut se réfugier dans une spiritualité abstraite qui sépare la prière de l’action ou qui, au contraire, aplatit tout dans la dimension mondaine. Et le Pape profite de cette occasion pour rappeler « le nœud politique mondial » – comme il l’a défini – des migrants que malheureusement « certains catholiques » considèrent comme « un sujet secondaire à côté des questions “sérieuses” de la bioéthique » (GE 102).
Les caractéristiques de la sainteté
Dans le chapitre quatre François expose quelques-unes des caractéristiques de la sainteté dans le monde contemporain. Ce sont cinq « grandes manifestations de l’amour envers Dieu et le prochain que je considère d’une importance particulière, vu certains risques et certaines limites de la culture d’aujourd’hui » (GE 111). Le pape est conscient des risques et des limites de nos cultures qu’il n’hésite pas à énumérer : « l’anxiété nerveuse et violente qui nous disperse et nous affaiblit ; la négativité et la tristesse ; l’acédie commode, consumériste et égoïste ; l’individualisme et de nombreuses formes de fausse spiritualité sans rencontre avec Dieu qui règnent dans le marché religieux actuel » (GE 111).
La première caractéristique touche à l’endurance, la patience et la douceur. Il nous faut « lutter et être attentifs face à nos propres penchants agressifs et égocentriques pour ne pas permettre qu’ils s’enracinent » (GE 114). L’humilité qui est acquise aussi en supportant des humiliations quotidiennes est une caractéristique du saint qui a un cœur « pacifié par le Christ, libéré de cette agressivité qui jaillit d’un ego démesuré » (GE 121).
La seconde caractéristique est la joie et le sens de l’humour. La sainteté en effet, « n’implique pas un esprit inhibé, triste, aigri, mélancolique ou un profil bas amorphe » (GE 122). De même, « la mauvaise humeur n’est pas un signe de sainteté » (GE 126. Au contraire, « le saint est capable de vivre joyeux et avec le sens de l’humour. Sans perdre le réalisme, il éclaire les autres avec un esprit positif et rempli d’espérance » (GE 122). Le Seigneur « nous veut positifs, reconnaissants et pas trop compliqués » (GE 127).
La troisième caractéristique est l’audace et la ferveur. Reconnaître notre fragilité ne doit pas nous conduire à manquer d’audace. La sainteté surmonte les peurs et les calculs, le besoin de trouver des sécurités. François en énumère quelques-unes : « individualisme, spiritualisme, repli dans de petits cercles, dépendance, routine, répétition de schémas préfixés, dogmatisme, nostalgie, pessimisme, refuge dans les normes » (GE 134). Le saint n’est pas un bureaucrate ou un fonctionnaire, mais une personne passionnée qui ne sait pas vivre dans une « médiocrité tranquille et anesthésiante » (GE 138). Le saint dérange et surprend parce qu’il sait que « Dieu est toujours une nouveauté, qui nous pousse à partir sans relâche et à nous déplacer pour aller au-delà de ce qui est connu, vers les périphéries et les frontières » (GE 135).
La quatrième caractéristique est le cheminement communautaire. En effet l’Église a parfois « canonisé des communautés entières qui ont vécu héroïquement l’Évangile ou qui ont offert à Dieu la vie de tous leurs membres » (GE, 141), se préparant ensemble au martyre, comme dans le cas des trappistes, béatifiés, de Tibhirine en Algérie (cf. GE 141). Pour François la vie communautaire nous préserve « de la tendance à l’individualisme consumériste qui finit par nous isoler dans la quête du bien-être en marge des autres » (GE 146).
La cinquième caractéristique est la prière constante. Le saint « a besoin de communiquer avec Dieu. C’est quelqu’un qui ne supporte pas d’être asphyxié dans l’immanence close de ce monde, et au milieu de ses efforts et de ses engagements, il soupire vers Dieu, il sort de lui-même dans la louange et élargit ses limites dans la contemplation du Seigneur » (GE 147).
Mais le pape précise : « Je ne crois pas dans la sainteté sans prière, bien qu’il ne s’agisse pas nécessairement de longs moments ou de sentiments intenses » (GE 147). Au contraire, il met en garde contre les « préjugés spiritualistes » qui nous amènent à penser que « la prière devrait être une pure contemplation de Dieu, sans distractions, comme si les noms et les visages des frères étaient un désordre à éviter ». Au contraire, l’intercession et la prière de demande sont agréables à Dieu parce qu’elles sont liées à la réalité de notre vie.
Des alternatives telles que « Dieu ou le monde », « Dieu ou rien », sont fausses. Dieu est à l’œuvre dans le monde, il est à l’œuvre pour l’amener à l’accomplissement afin que le monde soit pleinement en Dieu. Dans la prière se réalise le discernement des voies de sainteté que le Seigneur nous propose.
Une sainteté de lutte et de discernement
« La vie chrétienne est un combat permanent. Il faut de la force et du courage pour résister aux tentations du diable et annoncer l’Évangile. Cette lutte est très belle, car elle nous permet de célébrer chaque fois le Seigneur vainqueur dans notre vie. » (GE 158). Ces lignes résument bien le sens du dernier chapitre de Gaudete et exsultate.
Le pape ne réduit pas le combat à la bataille contre la mentalité mondaine qui « nous étourdit et nous rend médiocres », ni à la lutte contre sa propre fragilité et inclinations – et chacun a les siens, explique François : paresse, luxure, envie, jalousies, et ainsi de suite. C’est aussi « une lutte permanente contre le diable qui est le prince du mal » (GE 159), et il n’est donc pas seulement « un mythe, une représentation, un symbole, une figure ou une idée » (GE 161).
Le chemin de la sainteté exige que nous soyons avec « les lampes allumées » parce que ceux qui ne commettent pas de manquements graves contre la Loi de Dieu peuvent « tomber dans une sorte d’étourdissement ou de torpeur » (GE, 164) qui conduit à une corruption qui est « pire que la chute d’un pécheur, car il s’agit d’un aveuglement confortable et autosuffisant où tout finit par sembler licite » (GE 165).
Le don du discernement aide dans ce combat spirituel parce qu’il nous fait comprendre « si une chose vient de l’Esprit Saint ou si elle a son origine dans l’esprit du monde ou dans l’esprit du diable » (GE, 166). Cette partie de l’Exhortation Apostolique est son cœur qui bat. Pour Bergoglio, une vie sainte n’est pas simplement une vie vertueuse, en ce sens qu’elle cultive les vertus en général. C’est une vie qui sait accueillir l’action du Saint-Esprit, ses mouvements, et les suit.
Dans un contexte de zapping existentiel constant, « sans la sagesse du discernement, nous pouvons devenir facilement des marionnettes à la merci des tendances du moment » (GE 167). Nous pourrions même vivre un zapping spirituel, pour ainsi dire, si nous ne sommes pas guidés par le discernement.
Ce don est important car il nous permet d’être « disposés à reconnaître les temps de Dieu et de sa grâce, pour ne pas gaspiller les inspirations du Seigneur, pour ne pas laisser passer son invitation à grandir ». Une fois de plus, le Pape insiste sur le fait que cela se joue dans les petites choses de tous les jours, « même dans ce qui semble hors de propos, parce que la magnanimité se révèle dans les choses simples et quotidiennes ». C’est – dit-il – « de ne pas avoir de limites pour ce qui est grand, pour ce qu’il y a de mieux et de plus beau, mais en même temps d’être attentif à ce qui est petit, au don de soi d’aujourd’hui » (GE 169). François rappelle ici une devise attribuée à saint Ignace et qui lui très chère au point de consacrer un essai éclairant : Non coerceri a maximo, contineri tamen a minimo divinum est (« Ne pas être forcé par ce qui est plus grand, être contenu dans ce qui est plus petit, c’est divin »).
Le discernement n’est pas une sagesse pour les instruits, les savants, les éclairés. Le pape avait dit aux jésuites du Myanmar lors de sa visite apostolique, en expliquant ce qui pour lui est le critère vocationnel de la Société de Jésus : « Le candidat peut-il discerner ? Voulez-vous apprendre à discerner ? S’il sait discerner, il sait reconnaître ce qui vient de Dieu et ce qui vient du mauvais esprit, alors cela lui suffit pour continuer. Même s’il ne comprend pas grand-chose, même s’il échoue aux examens… ça va, pourvu qu’il sache discerner spirituellement ». Le discernement est un charisme : « Il ne requiert pas de capacités spéciales ni n’est réservé aux plus intelligents ou aux plus instruits, et le Père se révèle volontiers aux humbles (cfr Mt 11,25) » (GE 170).
François conclut sa réflexion sur le discernement par un paragraphe d’une pertinence particulière et qui semble résumer le sens du chemin parcouru jusqu’ici : « Quand nous scrutons devant Dieu les chemins de la vie, il n’y a pas de domaines qui soient grandir et offrir quelque chose de plus à Dieu, y compris sur les plans où nous faisons l’expérience des difficultés les plus fortes. Mais il faut demander à l’Esprit Saint de nous délivrer et d’expulser cette peur qui nous porte à lui interdire d’entrer dans certains domaines de notre vie. Lui qui demande tout donne également tout, et il ne veut pas entrer en nous pour mutiler ou affaiblir mais pour porter à la plénitude. Cela nous fait voir que le discernement n’est pas une autoanalyse intimiste, une introspection égoïste, mais une véritable sortie de nous-mêmes vers le mystère de Dieu qui nous aide à vivre la mission à laquelle il nous a appelés pour le bien de nos frères. » (GE 175).
Joie et sainteté
Pour conclure l’analyse de Gaudete et exsultate considérons de manière précise son titre. L’appel de François à la sainteté s’ouvre par l’invitation à la simple joie de l’Évangile cité au début de l’Exhortation : « Réjouissez-vous et soyez heureux » (Mt 5, 12). L’invitation à la joie évangélique avait déjà résonné dans la première Exhortation de François, dont le titre était Evangelii gaudium, ainsi que dans les documents magistériels Laudato si et Amoris laetitia, qui font appel à la louange et à la joie.
De quelle joie parle le pape François ? Pour Bergoglio, la joie est la « consolation spirituelle » dont parle saint Ignace, la « joie intérieure qui appelle et attire aux choses célestes et au salut propre de l’âme, l’apaisant et la pacifiant en son Créateur et Seigneur » (Exercices Spirituels, p. ). C’est – a écrit Bergoglio – « l’état habituel de ceux qui reçoivent la manifestation de Jésus-Christ avec la disponibilité et la simplicité du cœur ». Le chrétien ne peut pas avoir « tête d’enterrement » (EG 10). Le terme de joie (alegría, gozo) est l’un des plus récurrents du vocabulaire bergogliano. À la joie de l’Évangile, il a aussi consacré certaines de ses méditations dans ses Exercices spirituels.
Mais le titre lui-même, Gaudete et exsultate, renvoit à Gaudete in Domino (GD) signé par le Bhx Paul VI, le 9 mai 1975. « Nous pouvons goûter la joie proprement spirituelle, qui est un fruit de l’Esprit saint : elle consiste en ce que l’esprit humain trouve le repos et une intime satisfaction dans la possession du Dieu trinitaire, connu par la foi et aimé avec la charité qui vien t de lui. Une telle joie caractérise dès lors toutes les vertus chrétiennes. Les humbles joies humaines, qui sont dans nos vies comme les semences d’une réalité plus haute, sont transfigurées » (GD, III).
Il y a aussi le discours de saint Jean XXIII à l’ouverture du Concile Vatican II Gaudet Mater Ecclesia. À ces pages s’ajoutent celles du document d’Aparecida (2007), qui « transparaissent » dans les pages de Bergoglio. Nous y trouvons l’appel à la joie environ 60 fois. Dans le document de clôture de la 5e Conférence générale de l’épiscopat latino-américain et des Caraïbes, la joie du disciple caractérise sa vie spirituelle et son aspiration à la sainteté : « n’est pas un sentiment de bien être égoïste mais une certitude qui naît de la foi, qui apaise le cœur et qui rend capable d’annoncer la bonne nouvelle de l’amour de Dieu. » (n. 29). Et encore : « Nous pouvons rencontrer le Seigneur au milieu des joies de notre existence limitée et c’est ainsi que jaillit une sincère gratitude » (n. 356).
Les liens de Gaudete et exsultate avec les autres textes magistériels de François, ainsi que ceux de Bergoglio pasteur en Argentine, nous font réaliser que l’Exhortation est le fruit d’une réflexion que le Pape porte depuis longtemps et exprime de façon organique sa vision de la sainteté intimement connectée à la mission de l’Église dans le monde contemporain. Dans son ensemble, le document exprime une conviction semblable à celle exprimée il y a quelque temps par le cardinal Bergoglio : « Nous devons conduire la fragilité de notre peuple à la joie évangélique, qui est la source de notre force ».
* * *
François termine Gaudete et exsultate en adressant ses pensées à Marie. Déjà au début des années quatre-vingt, Bergoglio voyait la sainteté de l’Église reflétée « dans le visage de Marie, la sans péché, la toute pure » sans jamais oublier que « dans son sein, elle rassemble les enfants d’Ève, mère des hommes pécheurs ». Marie est la « sainte parmi les saints, la plus bénie, celle qui nous montre le chemin de la sainteté et qui nous accompagne », la mère qui « parfois elle nous porte dans ses bras sans nous juger. Parler avec elle nous console, nous libère et nous sanctifie » (GE 176).
[1] Cfr Summa Theologiae, I-II, q. 107, art. 4.