Carême : première prédication du P. Cantalamessa, ofmcap

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Jésus attend l’humanité au désert, « ne le laissons pas seul » (texte intégral)

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« Jésus nous attend au désert : ne le laissons pas seul pendant tout ce temps » : c’était le thème de la première prédication de carême du P. Raniero Cantalamessa, ofmcap., prédicateur de la Maison pontificale, ce vendredi 14 mars 2014, dans la chapelle Redemptoris Mater du Vatican.

Les trois autres prédications des vendredis de carême auront lieu en présence du pape François et de ses principaux collaborateurs.

Le thème des méditations de cette année est « Sur les épaules de géants – Les grandes vérités de notre foi contemplées avec les Pères de l’Eglise Latine ». Les prochaines prédications auront lieu les vendredi 21 et 28 mars, 4 et 11 avril.

Rappelant que « le carême est l’occasion que l’Église offre à tous, sans distinction, pour vivre un moment de désert sans devoir pour autant abandonner les activités quotidiennes », il a expliqué qu’ « on ne va pas dans le désert uniquement pour quitter quelque chose – le vacarme, le monde, les occupations –, on y va surtout pour trouver quelque chose, ou plutôt Quelqu’un… Le croyant va dans le désert, descend dans son cœur, pour reprendre contact avec Dieu ».

Le carême est un temps pour « revenir au cœur » c’est-à-dire « revenir à ce qu’il y a de plus personnel et d’intérieur en soi » en se libérant du « château extérieur » qui rend « prisonniers de l’extériorité ».

Le P. Cantalamessa a également médité sur le sens du jeûne, qui est entre autres un appel à « renoncer au superflu, savoir se passer de quelque chose, se freiner dans cette course permanente à la solution la plus commode, à choisir la chose la plus facile, l’objet le plus luxueux, bref vivre sobrement ».

Première prédication de carême

AU DESERT AVEC JESUS

Le carême commence tous les ans par le récit de Jésus qui se retire dans le désert pendant quarante jours. Dans cette première méditation nous voulons tenter de découvrir ce que Jésus faisait à ce moment-là, quels sont les thèmes présents dans le récit évangélique, pour les appliquer dans notre vie.

1.« L’Esprit entraîne Jésus au désert »

Le premier thème est celui du désert. Jésus vient de recevoir, dans le Jourdain, l’investiture messianique pour apporter la bonne nouvelle aux pauvres, guérir les cœurs brisés, prêcher le royaume (cf. Lc 4, 18 s). Mais il ne se précipite pas pour faire ces choses-là. Au contraire, obéissant à une impulsion de l’Esprit Saint, il se retire dans le désert où il reste quarante jours. Le désert en question est le désert de Judée qui s’étend des murs de Jérusalem jusqu’à Jéricho, dans la vallée du Jourdain. La tradition fixe ce lieu au Mont de la Quarantaine en face de la vallée du Jourdain.

Au cours de l’histoire, des colonnes d’hommes et de femmes ont choisi d’imiter ce Jésus qui se retire dans le désert. En Orient, à commencer par saint Antoine abbé, ils se retiraient dans les déserts d’Egypte ou de Palestine; en Occident, où il n’existait pas de désert de sable, ils se retiraient dans des lieux solitaires, des montagnes et des vallées reculées. Mais l’invitation à suivre Jésus au désert ne s’adresse pas seulement aux moines et aux ermites. Sous une forme différente, celle-ci s’adresse à tous. Moines et ermites ont choisi un coin de désert, nous on doit choisir au moins un moment de désert.

Le carême est l’occasion que l’Église offre à tous, sans distinction, pour vivre un moment de désert sans devoir pour autant abandonner les activités quotidiennes. Saint Augustin a lancé ce vibrant appel:

« Revenez à votre cœur ! Où voulez-vous aller loin de vous ? Rentrez de votre vagabondage qui vous a fait quitter la route ; revenez vers le Seigneur. Lui Il est prêt. D’abord reviens à ton cœur, toi qui est devenu étranger à toi-même, à force de vagabonder dehors: tu ne te connais pas toi-même, et cherche celui qui t’a créé ! Reviens, reviens au cœur, détache-toi du corps… Rentre dans le cœur : là examine ce que tu perçois peut-être de Dieu, parce que là se trouve l’image de Dieu; dans l’intériorité de l’homme habite le Christ »i.

Revenir à son cœur ! Mais que représente le cœur, dont on parle si souvent dans la Bible et dans le langage humain? En dehors du domaine de la physiologie humaine, où celui-ci n’est qu’un organe quoique vital de notre corps, le cœur est un lieu métaphysique, le plus profond d’une personne; c’est l’intime de chaque homme, là où chacun vit sa condition d’être humain, c’est-à-dire sa vie intérieure, par rapport à Dieu, dont il vient et en qui il trouve son but, par rapport aux autres hommes et à la création entière. Dans le langage commun aussi, le cœur désigne la partie essentielle d’une réalité. « Aller au cœur d’un problème » veut dire aller à sa partie essentielle, dont dépend l’explication de toutes les autres parties du problème.

Le cœur d’une personne indique aussi l’endroit spirituel, là où il est possible de contempler la personne dans sa réalité la plus profonde et la plus vraie, sans voiles, et sans s’arrêter à ses aspects marginaux. C’est sur le cœur que le jugement dernier de toute personne a lieu, sur ce qu’elle porte en elle et qui est source de sa bonté ou de sa méchanceté. Connaître le cœur d’une personne veut dire avoir pénétré le sanctuaire intime de sa personnalité, et ainsi connaître cette personne pour ce qu’elle est et sa vraie valeur.

Revenir au cœur signifie donc revenir à ce qu’il y a de plus personnel et d’intérieur en nous. Or, l’intériorité est malheureusement une valeur en crise. Certaines causes de cette crise sont lointaines et touchent à notre nature même. Notre « composition », soit le fait d’être constitués de chair et d’esprit, fait que nous sommes comme un plan incliné, mais incliné vers l’extérieur, le visible et le multiple. Comme l’univers, après l’explosion initiale (le fameux Bing Bang), nous sommes nous aussi en phase d’expansion et d’éloignement du centre. Nous sommes perpétuellement « en sortie », par ces cinq portes ou fenêtres que sont nos sens.

Sainte Thérèse d’Avila a écrit une œuvre intitulée Le château intérieur qui est certainement un des résultats les plus avancés de la doctrine chrétienne concernant l’intériorité. Mais il existe, hélas, aussi un « château extérieur » et aujourd’hui nous constatons qu’il est possible d’y être enfermés. Enfermés en dehors de chez soi, incapables de revenir. Prisonniers de l’extériorité! Que de personnes parmi nous devraient faire sienne l’amère constatation d’Augustin à propos de sa propre vie avant sa conversion :

« Bien tard, je t’ai aimée, ô beauté si ancienne et si nouvelle, bien tard, je t’ai aimée ! Et voici que tu étais au-dedans, et moi au-dehors, et c’est là que je te cherchais. Et sur la grâce de ces choses que tu as faites, pauvre disgracié, je me ruais! Tu étais avec moi et je n’étais pas avec toi. Elles me retenaient loin de toi, ces choses qui pourtant, si elles n’existaient pas en toi, n’existeraient pas »ii.

Ce que l’on fait à l’extérieur est exposé au danger presqu’inévitable de l’hypocrisie. Le regard d’autres personnes a le pouvoir de faire dévier notre attention, comme certains champs magnétiques font dévier les ondes. L’action perd son authenticité et sa récompense. Le « paraître » prend le dessus sur l’ « être ». C’est pourquoi Jésus invite à jeûner et à faire l’aumône en cachette, à prier le Père « en secret » (cf. Mt 6, 1-4).

L’intériorité est la voie qui conduit à une vie authentique. O
n parle tellement aujourd’hui d’authenticité et on en fait un critère de la réussite de notre vie. Mais où est, pour le chrétien, l’authenticité ? Quand une personne est-elle vraiment elle-même ? Seulement quand elle accueille, comme mesure, Dieu. « On parle tant – écrit le philosophe Kierkegaard – de vies gâchées. Mais seule est gâchée la vie de celui qui ne se rendit jamais compte, car il n’eut jamais, dans son sens le plus profond, l’impression qu’il existe un Dieu et que lui, lui-même, son « moi », est face à ce Dieu »iii.

Les personnes consacrées au service de Dieu ont plus que tous besoin de ce retour à l’intériorité. Dans un discours aux supérieurs d’un ordre de religieux contemplatifs, Paul VI a dit :

« Aujourd’hui nous sommes dans un monde qui semble aux prises avec une fièvre qui s’infiltre jusque dans le sanctuaire et dans la solitude. Bruit et vacarme ont pratiquement envahi toute chose. Les personnes n’arrivent plus à se recueillir. En proie à mille distractions, celles-ci dissipent généralement leurs énergies derrière les différentes formes de la culture moderne. Journaux, revues, livres envahissent l’intimité de nos maisons et de nos cœurs. Il est plus difficile qu’autrefois de trouver l’occasion pour ce recueillement dans lequel l’âme parvient à être pleinement occupée en Dieu ».

Mais essayons de voir comment faire, concrètement, pour retrouver et conserver cette habitude de l’intériorité. Moïse était un homme très actif. Mais on lit qu’il s’était fait construire une tente portable et qu’à chaque étape de son exode il la fixait à l’extérieur du campement, y entrant régulièrement pour consulter le Seigneur. Là le Seigneur parlait avec Moïse « face à face, comme on parle d’homme à homme » (Ex. 33, 11).

Mais on ne peut pas faire cela non plus tout le temps. Se retirer dans une chapelle ou dans un lieu solitaire pour retrouver le contact avec Dieu n’est pas toujours possible. Saint François d’Assise suggère donc un autre moyen plus à portée de main. En envoyant ses frères sur les routes de monde, il disait: Nous avons un ermitage toujours avec nous, partout où nous allons et à chaque fois que nous le voulons nous pouvons, comme ermites, retourner à l’intérieur de cet ermitage. « Frère le corps est l’ermitage et l’âme l’ermite qui l’habite pour prier Dieu et méditer ». C’est comme avoir un désert toujours « en bas de chez soi » ou mieux « à l’intérieur de chez soi », où se retirer par la pensée à chaque moment, voire en marchant dans la rue.

Concluons cette première partie de notre méditation en écoutant, comme si elle s’adressait à nous, l’exhortation que saint Anselme d’Aoste adresse au lecteur dans son fameux ouvrage :

« Ô homme ! Plein de misère et de faiblesse, sors un moment de tes occupations, loin du tumulte de tes pensées. Éloigne de ton esprit tes laborieuses préoccupations. Cherche Dieu un moment. Entre dans le sanctuaire de ton âme, exclus tout, à l’exception de Dieu et de ce qui t’aide à le chercher, et, à porte fermée, dit à Dieu: Je cherche ton visage. C’est ton visage que je cherche, Seigneur »iv.

2. Les jeûnes qui plaisent à Dieu

Le deuxième grand thème du récit de Jésus dans le désert est le jeûne. « Après avoir jeûné quarante jours et quarante nuits, il eut faim » (Mt 4,2).Que signifie pour nous aujourd’hui imiter le jeûne de Jésus? Autrefois, le mot « jeûne » voulait uniquement dire se limiter dans la nourriture et les boissons et s’abstenir de viande. Ce jeûne alimentaire est toujours valable et hautement recommandé, quand sa motivation est bien entendu religieuse et pas seulement une question d’hygiène ou d’esthétique, mais il n’est plus le seul, ni même le plus nécessaire.

La forme de jeûne la plus nécessaire et la plus significative s’appelle aujourd’hui sobriété. Se priver volontairement de petites ou grandes commodités, de tout ce qui est inutile et parfois même mauvais pour la santé. Ce jeûne est « solidarité » avec la pauvreté de tant de personnes. Qui ne se souvient pas des paroles d’Isaïe que la liturgie nous fait écouter au début de chaque carême ?

« Le jeûne qui me plaît, n’est-ce pas ceci :

N’est-ce pas partager ton pain avec celui qui a faim,

accueillir chez toi les pauvres sans abri,

couvrir celui que tu verras sans vêtement,

ne pas te dérober à ton semblable ?» (Is 58, 6-7).

Un tel jeûne est aussi la contestation d‘une mentalité consumériste, qui a fait de la commodité superflue et inutile un des buts de sa propre activité. Renoncer au superflu, savoir se passer de quelque chose, se freiner dans cette course permanente à la solution la plus commode, à choisir la chose la plus facile, l’objet le plus luxueux, bref vivre sobrement est plus efficace que s’imposer des pénitences superficielles. Et c’est en plus une question de justice pour les générations suivantes que l’on ne saurait réduire à vivre des cendres de ce que nous aurons, nous, consommé et gâché. La sobriété a aussi une valeur écologique, de respect envers la création.

Aujourd’hui le jeûne des images est plus nécessaire que le jeûne de nourriture. Nous vivons dans une civilisation de l’image ; nous sommes devenus des dévoreurs d’images. A travers la télévision, la presse, la publicité, nous laissons entrer à flots les images en nous. Beaucoup de ces images sont malsaines, véhiculent violence et malveillance, ne font qu’exciter les pires instincts qui sont en nous. Elles sont confectionnées ad hoc pour séduire. Mais le pire est peut-être qu’elles donnent une idée fausse et irréelle de la vie, avec toutes les conséquences que cela implique ensuite comme impact sur la réalité, surtout chez les jeunes. On prétend inconsciemment que la vie offre tout ce que la publicité présente.

Si nous ne créons pas un filtre, une barrière, nous réduisons très vite notre imagination et notre âme à une poubelle. Les mauvaises images, à peine arrivées en nous, ne meurent pas mais fermentent. Elles se transforment en impulsions à l’imitation, conditionnent terriblement notre liberté. Un philosophe matérialiste, Feuerbach, a dit: «  l’homme est ce qu’il mange »; aujourd’hui il faudrait dire : « l’homme est ce qu’il regarde ».

Un autre des jeûnes que nous pouvons faire pendant le carême, est celui des paroles méchantes. Saint Paul recommande : « Aucune parole mauvaise ne doit sortir de votre bouche ; mais, s’il en est besoin, que ce soit une parole bonne et constructive, profitable à ceux qui vous écoutent »(Ep 4, 29).

Les mauvaises paroles ne sont pas seulement les gros mots; ce sont aussi les paroles coupantes, négatives, qui mettent en lumière systématiquement le côté faible du frère, des paroles qui sèment discorde et soupçons. Dans la vie d’une famille ou d’une communauté, ces paroles ont le pouvoir d’enfermer chacun sur soi, de glacer, en créant amertume et ressentiment. A la lettre, « elles mortifient », c’est-à-dire qu’elles donnent la mort. Saint Jacques disait que la langue est pleine de venin mortel; avec elle on peut bénir Dieu ou le maudire, ressusciter un frère ou le tuer (cf. Jc. 3, 1-12). Une parole peut faire plus de mal qu’un coup de poing.

Dans l’évangile de Matthieu, il y a une parole de Jésus qui fait trembler les lecteurs de l’Évangile, depuis toujours : « Je vous le dis : toute parole creuse que prononceront les hommes, ils devront en rendre compte au jour du Jugement » (Mt 12, 36). Jésus n’entend certes pas condamner toute parole inutile, dans le sens de non « strictement nécessaire ». Pris au sens passif, le terme argon (a = sans, ergon = œuvre) utilisé dans l’Évangil
e indique la parole privée de fondement, donc la calomnie; pris au sens actif, il signifie parole qui ne fonde rien, qui ne sert même pas à la détente nécessaire. Saint Paul recommandait au disciple Timothée : « Quant aux bavardages impies, évite-les ; leurs auteurs progressent sans cesse en impiété » (2 Tim 2,16). Une recommandation que le pape François nous a faite plus d’une fois.

La parole inutile (argon) est le contraire de la parole de Dieu qui est appelée, en effet, par opposition, energes, (1 Thess 2, 13; He 4,12), c’est-à-dire efficace, créative, pleine d’énergie et utile à tout. En ce sens, donc, ce dont les hommes devront rendre compte au jour du jugement est, en premier lieu, la parole creuse, sans foi et sans onction, prononcée par celui qui devrait au contraire prononcer les paroles de Dieu qui sont « esprit et vie », surtout au moment où il exerce le ministère de la Parole.

3. Tenté par Satan

Passons au troisième élément du récit évangélique sur lequel nous voulons réfléchir: la lutte de Jésus contre le démon, les tentations. Tout d’abord une question: le démon existe-t-il ? C’est-à-dire, le mot démon indique-t-il vraiment quelque réalité personnelle, dotée d’intelligence et volonté, ou s’agit-il d’un simple symbole, d’une façon de dire pour indiquer la somme du mal moral dans le monde, l’inconscient collectif, l’aliénation collective et ainsi de suite?

La preuve principale de l’existence du démon dans les évangiles ne se trouve pas dans les nombreux épisodes de libération de possédés, car les croyances anciennes sur l’origine de certaines maladies peuvent avoir influencé l’interprétation des faits. Jésus qui est tenté dans le désert par le démon, voilà la preuve. La preuve, on l’a aussi avec tous ces saints qui ont lutté dans leur vie avec le prince des ténèbres. Ils ne sont pas des « Don Quichotte » qui ont lutté contre des moulins à vent. Au contraire, ces hommes étaient très concrets et très sains d’esprit. Saint François d’Assise confia un jour à un de ses compagnons : « Si les frères savaient combien et quels tourments je reçois des démons, pas un qui ne se mettrait à pleurer pour moi »v.

Si beaucoup trouvent absurde de croire au démon c’est parce qu’ils se basent sur les livres, passent leur vie dans les bibliothèques ou assis à un bureau, alors que le démon, lui, ne s’intéresse pas aux livres mais aux personnes, tout particulièrement, aux saints. Qu’est-ce qu’il en sait sur Satan celui qui n’a jamais eu affaire à la réalité de Satan, mais uniquement à son idée, autrement dit, aux traditions culturelles, religieuses, ethnologiques sur Satan ? En général ces personnes traitent cette question avec beaucoup d’aplomb et de supériorité, liquidant tout comme « obscurantisme médiéval ». Mais ceci est une fausse certitude. C’est comme celui qui se vanterait de n’avoir aucune peur du lion, sous prétexte qu’il l’a vu peint ou en photo et qu’il n’en jamais eu peur.

Il est tout à fait normal et cohérent que celui qui ne croit pas en Dieu ne croit pas au diable. Il serait même tragique qu’il ne croit pas en Dieu mais croie au diable ! Pourtant, à bien y penser, c’est ce qui se passe dans notre société. Le démon, le satanisme et d’autres phénomènes sont aujourd’hui de grande actualité. Notre monde technologique et industrialisé pullule de magiciens, de sorciers de ville, d’occultisme, de spiritisme, de diseurs d’horoscopes, de vendeurs de sortilèges, d’amulettes, et de véritables sectes sataniques. Chassé par la porte, le diable est revenu par la fenêtre. C’est-à-dire, chassé de la foi, il est revenu par la superstition.

La chose la plus importante que la foi chrétienne ait à nous dire ce n’est pas que le démon existe mais que le Christ a vaincu le démon. Le Christ et le démon ne sont pas, pour les chrétiens, deux principes égaux et contraires, comme dans certaines religions dualistes. Jésus est le seul et unique Seigneur; Satan n’est qu’une créature qui « a mal tourné ». Si un pouvoir sur les hommes lui est accordé, c’est pour que les hommes aient la possibilité de choisir librement leur camp et pour qu’ils « ne se surestiment pas » (cf. 2 Co 12,7), en se croyant autosuffisants et en ne croyant avoir besoin d’aucun sauveur. « Le vieux Satan est fou », dit un négrospiritual : « Il a tiré pour détruire mon âme, mais il a manqué sa cible et il a détruit au contraire mon péché. »

Avec le Christ, nous n’avons rien à craindre. Rien et personne ne peut nous faire du mal, si nous-mêmes nous ne le voulons pas. Satan, disait un ancien Père de l’Église, après la venue du Christ, est comme un chien attaché à une haie : il peut aboyer et vouloir se jeter sur nous tant qu’il veut ; mais si nous ne l’approchons pas, il ne peut pas mordre. Jésus dans le désert s’est libéré de Satan pour nous libérer de Satan!

Les évangiles nous parlent de trois tentations: « Si tu es le Fils de Dieu, ordonne que ces pierres deviennent des pains. »; « Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas »; « Tout cela, je te le donnerai, si tu te prosternes pour m’adorer ». Elles visent un seul but : détourner Jésus de sa mission, le distraire de l’objectif pour lequel il est venu sur terre ; remplacer le plan du Père par un autre plan. Dans le baptême, le Père avait indiqué à Jésus le chemin du Serviteur obéissant qui sauve par l’humilité et la souffrance ; Satan, lui, propose un chemin de gloire et de triomphe, le chemin que tous, alors, attendaient du Messie.

Aujourd’hui aussi, le démon s’efforce de détourner l’homme du but pour lequel il est au monde et qui est de connaître, aimer et servir Dieu dans cette vie pour jouir ensuite de sa présence dans l’autre. Le distraire, c’est-à-dire l’entraîner ailleurs, dans une autre direction. Mais Satan est également astucieux, il n’apparaît pas personnellement, avec ses cornes et son odeur de souffre (ce serait trop facile de le reconnaître); il se sert des bonnes choses en les apportant à leur excès, en les absolutisant et en faisant d’elles des idoles. L’argent est une bonne chose, comme le sont le plaisir, le sexe, manger, boire. Mais s’ils deviennent la chose la plus importante de la vie, une fin en soi, et non plus des moyens, alors ils deviennent destructeurs pour l’âme et souvent aussi pour le corps.

Le divertissement, la distraction, est un exemple particulièrement affèrent au thème. Le jeu est une dimension noble de l’être humain ; Dieu lui-même a ordonné le repos. Le mal c’est de faire du jeu le but de sa vie, vivre la semaine dans l’attente du samedi soir ou du match au stade le dimanche, pour ne pas parler d’autres loisirs beaucoup moins innocents. Dans ce cas, le divertissement change de signe et, au lieu de servir à la croissance humaine et d’enlever un peu de stress et de fatigue, il les augmente.

Une hymne liturgique du carême invite, en cette période, à un usage modéré de « paroles, nourriture, boissons, sommeil et divertissements ». C’est une période pour redécouvrir pourquoi nous sommes venus au monde, d’où nous venons, où nous allons, quelle route nous suivons. Autrement, il peut nous arriver ce qui est arrivé au Titanic ou, plus proche de nous, en temps et en lieu, au Costa Concordia.

4. Pourquoi Jésus est allé au désert

J’ai essayé de mettre en lumière les enseignements et les exemples qui nous viennent de Jésus pour ce temps de carême, mais je dois dire que j’ai omis jusqu’ici de parler du plus important de tous. Pourquoi Jésus, après son baptême, s’est-il rendu dans le désert ? Pour être tenté par Satan ? Non, il n’y pensait pas; personne ne va de son propre chef à la recherche de tentations et lui-même il nous a enseign
é à prier de ne pas être induit en tentation. Les tentations furent une initiative du démon, permise par le Père, pour la gloire de son Fils et comme enseignement pour nous.

Est-il allé au désert pour jeûner ? Aussi, mais pas essentiellement pour cela. Il y alla pour prier! Quand Jésus se retirait dans des lieux déserts c’était toujours pour prier son Père. Il y alla pour s’accorder, comme homme, à la volonté divine, pour approfondir la mission que la voix du Père lui avait fait entrevoir au baptême: la mission du Serviteur obéissant appelé à racheter le monde par la souffrance et l’humiliation. Bref, il y alla pour prier, pour être en intimité avec son Père. Et c’est aussi le but principal de notre carême. Il alla dans le désert pour la même raison qui, selon Luc, un jour, plus tard, lui fit gravir le mont Tabor, c’est-à-dire pour prier (Lc 9,28).

On ne va pas dans le désert uniquement pour quitter quelque chose – le vacarme, le monde, les occupations -; on y va surtout pour trouver quelque chose, ou plutôt Quelqu’un. On n’y va pas seulement pour se retrouver, pour entrer en contact avec son « moi » profond, comme dans tant de formes de méditations non chrétiennes. Être seul avec soi-même peut signifier se retrouver dans la pire des compagnies. Le croyant va dans le désert, descend dans son cœur, pour reprendre contact avec Dieu, parce qu’il sait que c’est « dans l’homme intérieur qu’habite la Vérité ».

C’est le secret du bonheur et de la paix en cette vie : Que désire de plus un amoureux si ce n’est de rester seul, en intimité, avec la personne aimée ? Dieu est amoureux de nous et désire que nous le soyons de lui.Parlant de son peuple comme d’une épouse, Dieu dit:« Je vais l’entraîner au désert, et je lui parlerai cœur à cœur » (Os2, 16). On sait quel est l’effet d’être amoureux : toutes les choses et toutes les autres personnes reculent, deviennent comme une toile de fond. Il y a une présence qui remplit tout et rend tout le reste « secondaire ». Cette présence n’isole pas des autres, au contraire, elle rend plus attentifs et plus disponibles envers les autres, comme par réflexe, par surabondance d’amour. Oh, si nous, hommes et femmes d’Église, nous pouvions découvrir combien le bonheur et la paix que nous recherchons dans ce monde est si proche de nous!

Jésus nous attend au désert : ne le laissons pas seul pendant tout ce temps.

Traduction de Zenit, Isabelle Cousturié

NOTES:

i S. Augustin, In Ioh. Ev., 18, 10 (CCL 36, p. 186).

ii S. Augustin, Confessions, X, 27.

iii Soeren Kierkegaard, La maladie mortelle, II, dans Oeuvres, par C. Fabro, Florence 1972, p. 663.

iv S. Anselme, Proslogion, 1, (Opera omnia, 1, Edimbourg 1946, p.97).

v Cf. Speculum perfectionis, 99 (FF 1798).

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Raniero Cantalamessa

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