Conférence d’ouverture au IIème Colloque sur Science et Foi

Par le card. Paul Poupard

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CITE DU VATICAN, Vendredi 4 juin 2004 (ZENIT.org) – Voici le texte intégral de l’exposé du cardinal Paul Poupard, ministre de la Culture du pontificat, lors de l’ouverture, à Ljubljana, du IIème Colloque interdisciplinaire sur Science et Foi (cf. Zenit, 3 juin).

1. C’est une grande joie pour moi d’ouvrir ce Colloque Interdisciplinaire sur les Rapports de la Science et de la Foi, à vingt ans de distance de celui que nous avions organisé, ici même, du 10 au 12 mai 1984. Je remercie vivement les autorités de l’Académie Slovène des Sciences et des Arts pour cette nouvelle initiative commune, et la volonté d’attirer l’attention du public sur la problématique toujours actuelle des rapports entre Science et foi, et leurs implications pour la société dans un monde en pleine transformation.

Nous sommes peu nombreux aujourd’hui à avoir fait partie du groupe de rapporteurs de ce premier Colloque. Les Professeurs Bené et Ladrière y étaient : je les salue cordialement. Le Cardinal Cottier devait être des nôtres, mais il a dû s’excuser pour accompagner le Saint-Père en Suisse. J’ai aussi une pensée particulière pour ceux qui, assez nombreux, nous ont quitté pour l’autre monde : ils sont allés à la rencontre de cette vérité qu’ils ont cherchée, parfois à tâtons, et – c’est notre espérance – ils ont résolu dans la pleine lumière l’énigme des rapports entre la foi et la raison. Mon souvenir va tout particulièrement au Prof. Janez Milcinski, Président de l’Académie, et à mon prédécesseur à la Présidence du Secrétariat pour les Non-croyants, feu le Cardinal König, décédé en mars dernier.

2. Je garde le souvenir très vif de cette magnifique rencontre d’alors, surtout celui de l’authentique climat de liberté qui caractérisait nos débats, et, de là, une écoute mutuelle toute de respect, dans une commune recherche de la vérité. Je ne peux que souhaiter à chacun d’entre nous de revivre cette même expérience. Dans mon discours conclusif à cette rencontre, je m’étais exprimé en ces termes que je reprends avec joie aujourd’hui : « J’ai beaucoup apprécié le fait que ce colloque se soit déroulé du début à la fin dans une ambiance de grande franchise et liberté d’expression, en même temps que dans le respect mutuel le plus total pour toute opinion exprimée. Cette atmosphère de fraternité humaine entre croyants et non-croyants, dans l’écoute réciproque, est un gage précieux pour la préparation d’autres rencontres du même genre »[1].

Je voudrais reprendre deux aspects que je soulignais alors, et qui méritent d’être rappelés aujourd’hui, au début de nos travaux. Déjà à cette époque, la conviction « qu’il n’existe pas de conflit entre la science et la foi » commençait à faire, comme nous le disons en français, son petit bonhomme de chemin. « Il y a sans nul doute, disais-je, des divergences, mais celles-ci se situent au niveau des différentes visions du monde, des différentes conceptions de l’homme, des différentes approches des problèmes »[2]. La seconde conviction est qu’ »il me semble également important qu’on ait reconnu des deux côtés la nécessité fondamentale de la liberté de la recherche scientifique, du primat de la vérité et de l’adhésion libre à cette vérité »[3]. L’affirmation de l’importance de la vérité n’était pas sans signification dans le contexte politico-social d’alors, comme une sorte de prophétie et une anticipation du vent de liberté qui a traversé l’Europe dite de l’Est à peine cinq ans plus tard, et qui l’a maintenant replacé à sa place, au centre de l’Europe.

Un monde en transformation

3. Vingt ans représente un intervalle de temps suffisamment long pour justifier une réflexion sur les évènements incroyables qui se sont succédé au cours de ces deux décennies. Le titre de notre rencontre, Ethical Responsibility in a World in Transformation, le souligne. Un certain nombre d’événements ont modifié profondément l’aspect de la planète. Ici, à Ljubljana, un malade qui se réveillerait d’un coma profond long de vingt ans, éprouverait quelque difficulté à comprendre où il se trouve. La Yougoslavie de sa naissance, n’existe plus ; la Slovénie est devenue un État indépendant, et voici qu’elle est devenue membre à part entière de l’Union Européenne. La guerre froide et la division bipolaire du monde ne sont désormais plus qu’un triste souvenir, et pour les jeunes générations, il est difficile de comprendre ce qu’ont été les régimes totalitaires en Europe. Inversement, les conflits ethniques et les nationalismes sont pour eux une réalité très présente dans la conscience, comme aussi l’apparition de nouveaux conflits dans le monde – d’origine plus culturelle que religieuse, contrairement aux analyses par trop superficielle qui en sont faites – et, depuis le commencement du nouveau millénaire, la menace du terrorisme mondial qui n’épargne personne. Les téléphones mobiles qui, voici à peine vingt ans, ne se voyaient que dans des films de James Bond ou dans des romans de science-fiction, sont aujourd’hui à la portée de tous. L’immense toile mondiale du réseau Internet et l’usage de la poste électronique sont de nouveaux moyens de communication extraordinaires, et ils contribuent à l’apparition d’une communauté sans frontières, ingénument appelée le village global. La menace d’une guerre nucléaire semble avoir disparu dans les consciences, et a laissé sa place à la prise de conscience croissante du danger de la pollution et de toutes les actions irresponsables de l’homme qui mettent en péril la protection de l’environnement et des équilibres naturels de la planette bleue. Il s’agit là de notre patrimoine commun à tous, et non seulement de l’appartenance à quelque groupuscule écologiste. Les progrès dans le domaine de la biomédecine ne sont pas moins spectaculaires, même si leur accès est encore réservé à une infime partie de l’humanité : les moyens de diagnostic précoce des maladies se multiplient et sont toujours plus fiables, les techniques chirurgicales plus précises avec, notamment, l’extraordinaire progrès dans le domaine de la transplantation des organes, et de nouveaux progrès stupéfiants sont annoncés avec les recherches sur les cellules staminales et, notamment, la réparation des tissus gravement atteints.

4. Ces innovations s’accompagnent dans le même temps d’une profonde mutation sociale et culturelle. La famille, pilier de la culture de l’Europe, est profondément ébranlée jusque dans son fondement même – l’altérité des conjoints. Le nombre de divorces est stupéfiant, et le mal-être de millions d’adolescents devient insupportable, au point de susciter un taux de suicide effarant. L’euthanasie a été légalisée dans certains pays d’Europe, et les revendications pour le mariage des homosexuels se font de plus en plus pressantes, orchestrées par certains mouvements qui demeurent fortement minoritaires mais qui bénéficient de l’appui complaisant des médias. L’Europe devient de plus une plateforme multiculturelle et multiraciale, avec l’arrivée massive d’émigrants en provenance des autres parties du monde, de l’Amérique latine, de l’Afrique, de l’Afrique Subsaharienne, de l’Inde, de l’Est de l’Europe. Non seulement les grandes métropoles européennes, mais des territoires jusqu’à peu de temps encore homogènes du point de vue linguistique, ethnique et culturel, deviennent aujourd’hui des mosaïques bigarrées et complexes, soumise à de graves tensions, porteuses d’avenir incertain. Oui, nous le constatons, nos sociétés ont beaucoup changé en peu de temps. Et nous devons nous interroger sur la portée de ce changement pour l’homme, pour l’avenir même de l’homme.

5. Aujourd’hui, c’est indéniable, nos sociétés sont plus riches et plus libres. Mais, quant à savoir si elles sont plus heureuses, bien des indices permettent d’en douter. Nous pouvons nous demander si l’immense progrès matériel accompli ces dernières années s’est accompagné d’un progrès de l’humanisme de la société, je veux dire, d’un progrès intégral de l’homme, de tout l’homme et de tous les hommes, comme le demandait déjà le Pape Paul VI dans l’Encyclique Populorum progressio que j’avais l’honneur de présenter à la presse à Pâques 1967. En ce sens, au moins pour l’Europe, nous observons même une sorte d’ « obscurcissement de l’espérance ». J’emprunte ce diagnostic au grand connaisseur de l’âme européenne qu’est le Pape Jean-Paul II, dont j’ai le privilège d’être le collaborateur. Il est particulièrement éloquent, et donne à penser : « En effet, dit le Saint-Père dans l’Exhortation apostolique post-synodale Ecclesia in Europa, le temps que nous vivons, avec les défis qui lui sont propres, apparaît comme une époque d’égarement. Beaucoup d’hommes et de femmes semblent désorientés, incertains, sans espérance, et de nombreux chrétiens partagent ces états d’âme ». Parmi les signes de cette perte du sens, le Pape fustige « la perte de la mémoire et de l’héritage chrétien, accompagnée d’une sorte d’agnosticisme pratique et d’indifférentisme religieux, qui fait que beaucoup d’Européens donnent l’impression de vivre sans terreau spirituel et comme des héritiers qui ont dilapidé le patrimoine qui leur a été légué par l’histoire » (n.7). Ce phénomène de perte de la mémoire s’accompagne « d’une sorte de peur d’affronter l’avenir. L’image du lendemain qui est cultivée s’avère souvent pâle et incertaine ». Si les enfants sont l’expression de la vitalité et de l’ouverture confiante au futur des peuples, il faudrait dire que la drastique diminution de la natalité en Europe est un signe extrêmement préoccupant, qui manifeste tragiquement cette « peur d’affronter l’avenir » que stigmatise Jean-Paul II.

Les signes d’espérance ne manquent pourtant pas : l’ouverture croissante des peuples les uns aux autres, la réconciliation entre nations longtemps hostiles et ennemies, l’élargissement progressif du processus d’unification des pays européens, avec la récente incorporation de dix nouveaux pays, parmi lesquels la Slovénie. Collaborations et échanges de tous ordres sont en cours, de sorte que s’affirme peu à peu une véritable culture démocratique européenne ; le développement des méthodes démocratiques, sur un mode pacifique et dans un esprit de liberté qui respecte et valorise les légitimes diversités, suscitant et soutenant le processus d’unification de l’Europe ; le respect, enfin, des droits de l’homme.[4]

6. Trop rapidement, je viens de dessiner un panorama complexe de la société en ce début du nouveau millénaire, fait d’ombres menaçantes et de lumières encourageantes, de menaces pour l’avenir de nos peuples mais aussi de perspectives prometteuses pour l’humanité. En tous ces changements récents, la religion et la science jouent, hier comme aujourd’hui, un rôle déterminant. Comment pourrait-on passer sous silence le rôle décisif des croyants et des Églises, et en premier lieu du Pape Jean-Paul II, dans les bouleversements de 1989 et la chute du mur de Berlin, symbole emblématique de l’effondrement du totalitarisme mis en faillite plus en raison de sa conception erronée de l’homme que pour des motifs économiques.[5] D’autre part, il est incontestable que le progrès matériel dont bénéficions aujourd’hui est dû aux immenses progrès de la recherche scientifique et de la technique qui bénéficie de ses découvertes.

Cette brève évocation suffit pour faire apparaître la responsabilité éthique de l’homme et le besoin d’une alliance de plus en plus étroite entre la science et la conscience, pour édifier une société qui soit authentiquement au service de l’homme. Je le soulignais en conclusion de notre Rencontre de 1984, où un large consensus s’était dégagé sur la nécessité fondamentale de la liberté dans la recherche scientifique, sur le primat de la vérité et l’ « adhésion libre à cette vérité » : « l’importance du consensus entre les savants sur l’union nécessaire entre science et conscience, c’est-à-dire la dimension éthique qui doit présider à toute recherche scientifique, a été heureusement soulignée »[6].

C’est sur ces piliers de la recherche de la vérité dans le respect de la personne humaine et de l’éthique qui l’accompagne, que le dialogue entre la science et la religion pourra porter ses fruits avec fécondité et contribuer au bien de la société en toutes ses composantes et dans toutes ses dimensions.

Science et foi comme recherche de la Vérité

7. La science autant que la foi constituent des éléments fondamentaux de notre culture, et l’histoire nous rappelle que souvent elles ont été en conflit. Le « fait Galilée » en est le symbole emblématique et son souvenir douloureux a longtemps, et bien à tort, alimenté dans l’opinion commune l’idée d’incompatibilité entre la science et la foi. Grâce à Dieu, d’énormes progrès ont été accomplis à cet égard au cours de ces dernières années, et un certain climat de suspicion et d’hostilité réciproque laisse progressivement place à un dialogue d’estime réciproque et de commune réflexion. C’est dire l’urgence et l’importance de clarifier les rapports entre la science et la foi, et de les fonder sur les exigences de la vérité, recherchée de part et d’autre avec une même liberté.

Au cours de ces dernières années, la proposition du paléontologue et auteur à succès Stephen Jay Gould, au pseudonyme de NOMA – Non-Overlapping-Magistery, c’est à dire Magistère Non Superposable –, fait son chemin. Pour Gould, science et religion s’occupent de domaines non seulement différents, mais qui s’exclent mutuellement, et leurs lignes d’influence n’ont aucune chance de se croiser : elles sont pour toujours parallèles.[7] La science étudie des faits, et élabore des théories qui rendent raison des faits, tandis que la religion s’occupe du domaine, tout aussi important, des propositions, des signifiés et des valeurs humaines. Sur la base de cette distinction, le magistère de la religion s’étend à celui des questions éthiques et du sens ultime de la vie. Les deux sont importants et nécessaires, mais ils ne se rejoindront jamais, comme l’eau et l’huile ne peuvent être mélangées.

Certes, la distinction epistémologique entre les savoirs est une condition nécessaire pour éviter des formes dommageables de confusion. C’est peut-être l’enseignement principal que j’ai retiré pour ma part des douze années consacrées, à la demande du Saint-Père, à l’étude du « Cas Galilée »[8]. En présentant au Pape Jean-Paul II, le 31 octobre 1992, le compte-rendu des travaux de la Commission pontificale d’études de la controverse ptoléméo-copernicienne aux XVIè-XVIIè siècles dans le cadre solennel de la Salle royale en présence du Sacré Collège des Cardinaux, des membres du Corps diplomatique accrédité auprès du Saint-Siège, et de l’Académie pontificale des sciences, je soulignais combien l’apparition d’une nouvelle science contraint l’ensemble des savoirs à une révision des postulats et des méthodes, ce qui demande d’être parfaitement conscient des limites de chaque discipline. Et si la science et la foi sont des savoirs de formes profondément différentes, il n’est pas vrai de penser et d’enseigner, comme le font certains, qu’ils constituent des mondes à part et séparés, qui ne se rejoignent jamais : si l’un et l’autre ont un sens pour l’homme, c’est dans la vérité et la vérité de l’homme qu’ils deviennent, paradoxalement, des parallèl
es convergentes. Toute vérité a sa source dans la vérité première que nous sommes appelés à contempler : « La foi et la raison sont comme les deux ailes qui permettent à l’esprit humain de s’élever vers la contemplation de la vérité. C’est Dieu qui a mis au cœur de l’homme le désir de connaître la vérité et, au terme, de Le connaître lui-même afin que, Le connaissant et L’aimant, il puisse atteindre la pleine vérité sur lui-même ». [9]

8. La science et la foi ne peuvent donc qu’être des alliées dans leur rapport à la vérité. Il ne saurait en être autrement, car « tous les hommes aspirent à la connaissance et l’objet de cette aspiration est la vérité » (Fides et Ratio, 25). En ce qui concerne la science, « la recherche de la vérité est la tâche de la science fondamentale »[10]. Avant même ses applications techniques, elle demande à être honorée pour elle-même, comme une partie de notre culture. Disons-le clairement : la science, en tant que recherche de la vérité a un sens, indépendamment de ses résultats concrets et de sa rentabilité économique.

Or, dans l’imaginaire collectif de notre temps, la science se présente souvent, non comme recherche et connaissance de la réalité, mais comme instrument de pouvoir et de transformation de celle-ci. La nouvelle culture technologique, la soi-disant « troisième culture », constitue un nouvel idéal qui prétend répondre à toutes les demandes et attentes de l’homme. D’où la tentation idolâtre : « technique, le dernier dieu ».

Le service de la vérité qui est le propre de la science, est parfaitement compatible avec le service de la Vérité qui est le propre de la religion. L’expérience nous enseigne que la science a souvent contribué à purifier la religion de nombreuses erreurs et superstitions. La religion peut à son tour purifier la science de l’idolâtrie, des idéologies matérialistes et réductionnistes, et de tout ce qui se dresse contre la dignité de l’homme.[11] L’autonomie acquise par la science au sein de la culture moderne, est pleinement justifiée par les exigences de sa méthode expérimentale.[12] Mais cette autonomie a un fondement : la recherche de la vérité. Et un sens : le service de l’homme.

Il est dès lors aisé de comprendre que la science peut entrer en rapport avec d’autres voies de recherche de la vérité, et, plus particulièrement, avec celles qui ont pour objet la vérité, dans la quête du sens de la vie humaine. Une science éloignée de toute conviction religieuse aura quelque difficulté à demeurer fidèle à son engagement comme recherche de la vérité au service de l’homme, et elle risque de se réduire à un ensemble de théories dont la valeur est mesurée par sa fonctionnalité ou sa rentabilité sur le marché.

9. Certaines paroles de Paul VI me reviennent à la mémoire. C’était en 1963. Il venait à peine d’être élu Pape, et il accueillait pour la première fois les Membres de l’Académie pontificale des Sciences. J’y étais présent, comme son jeune collaborateur à la Secrétairerie d’État. Le Pape commence la rencontre en exprimant sa joie : « Nous nous sentons stimulé par la certitude que notre religion, non seulement n’oppose aucune objection réelle à l’étude des vérités naturelles, mais qu’elle peut, sans sortir des limites de sa propre sphère, ni franchir celles du domaine de la science proprement dite, aider la recherche scientifique ». Et il poursuit : « La religion que nous avons le bonheur de professer est, en effet, la science suprême de la vie : elle est donc la plus haute et la plus bienfaisante maîtresse dans tous les domaines où la vie se manifeste ». Puis, le Pape enchaîne sur une très belle idée : « Elle pourra sembler absente quand non seulement elle permet, mais ordonne au savant de n’obéir qu’aux lois de la vérité ; mais à y regarder de près, elle sera encore près de lui pour l’encourager dans sa difficile exploration, en lui assurant que la vérité existe, qu’elle est intelligible, qu’elle est magnifique, qu’elle est divine »[13]. Elle pourrait sembler absente, mais elle ne l’est pas ! [14].

C’est précisément sur le problème de la vérité que science et foi deviennent des alliées. La science s’appuie sur la conviction que la réalité est rationnelle et donc connaissable pour l’homme, qu’il est possible d’acquérir une connaissance vraie, même limitée, du monde. Sans cette conviction, la science disparaîtrait. La révélation chrétienne renforce cette conviction : elle affirme l’intelligibilité du monde, qu’elle sait créé par le Logos éternel, non comme un chaos, mais comme un cosmos ; elle professe qu’avec son Nous (?o?V), image de l’intellect divin, l’homme peut en saisir le logos, l’intelligibilité. C’est cette logique qui préside à la recherche scientifique : « L’homme ne commencerait pas à chercher ce qu’il ignorerait complètement ou ce qu’il estimerait impossible à atteindre. Seule la perspective de pouvoir arriver à une réponse peut le pousser à faire le premier pas. […] Quand un savant, à la suite d’une intuition, se met à la recherche de l’explication logique et vérifiable d’un phénomène déterminé, il est convaincu dès le commencement qu’il trouvera une réponse et il ne cède pas devant les insuccès. Il ne juge pas inutile son intuition première seulement parce qu’il n’a pas atteint l’objectif; avec raison il dira plutôt qu’il n’a pas encore trouvé la réponse adéquate. » (Fides et Ratio, 29).

9. Il m’est donc loisible de le répéter : l’Église, et certains le voient comme un paradoxe de la post-modernité – défend la valeur de la science. Avec notre Pape-philosophe, passionné par la recherche scientifique – combien de savants a-t-il reçus à sa table pour s’informer des progrès des différentes disciplines scientifiques –, avec Jean-Paul II, l’Église lance un appel à tous les savants pour qu’ils continuent avec persévérance à la faire toujours progresser, et ne leur demande rien de plus, car c’est dans ce noble travail que consiste leur mission au service de la vérité. L’Église est heureuse de ses progrès stupéfiants, elle reconnaît le mérite des savants, non seulement pour le travail de l’intelligence, mais aussi pour leur mérite professionnel, l’honnêteté intellectuelle, la recherche de l’objectivité, la poursuite du vrai, l’autodiscipline, la coopération en groupe, l’engagement à servir l’homme, tout ceci dans le respect devant les mystères de l’univers.

Il me faut encore ajouter : l’Église n’a pas la prétention de dicter ses lois aux sciences. « Comme toute autre vérité, la vérité scientifique n’a, en effet, de comptes à rendre qu’à elle-même et à la vérité suprême qui est Dieu, créateur de l’homme et de toute chose. De même que la religion exige la liberté religieuse, de même la science revendique légitimement la liberté de la recherche »[15]. Paradoxalement, aujourd’hui, sur la scène du monde, les rôles se sont inversés : nombre de scientifiques doutent d’eux-mêmes, tandis que les hommes d’Église réaffirment la valeur de la science et de la raison mise au service de l’homme, dans une recherche du sens pour le nouvel humanisme de la civilisation de l’amour, chère à Paul VI. La théologie est aussi une recherche de l’intelligence humaine à partir de la vérité révélée par Dieu, et elle s’enrichit de toutes les connaissances transmises par la recherche scientifique. Mais cette rencontre entre la vérité de la foi et la vérité de la science, je me dois de le reconnaître honnêtement devant vous, est souvent plus un vœu pieux qu’une réalité, car les problèmes sont très complexes et présupposent une formation dans les deux domaines, ce qui est encore trop rarement le cas. Voici pourquoi le Conseil Pontifical de la Culture s’est engagé, avec l’aide de la Fondation Templeton, dans un programme
de formation pour les étudiants des Universités Pontificales de Rome, le Projet STOQ – Science, Theology and the Ontological Quest[16]– appelé à s’étendre à d’autres universités qui le souhaitent. Il s’agit de donner un bagage suffisant pour que des théologiens, prêtres ou laïcs, soient capables de comprendre le langage spécifique des sciences, et leur méthodologie propre.

La dimension sapientiale de la science

10. L’Encyclique Fides et ratio invite à sortir d’une vision réductionniste et lance un appel appuyé aux savants et aux hommes de culture, pour qu’ils développent la dimension sapientiale de la science. Il s’agit d’être capables d’accueillir le progrès des sciences tout en défendant dans le même temps la singularité de toute personne humaine. Chaque homme, chaque femme est une personne créée à l’image et à la ressemblance de Dieu, et, par conséquent, ne peut être réduit à un objet d’analyses purement scientifico-techniques.

Au cours de ces journées de réflexion, voire de « conversion », nous devons laisser résonner au plus profond de nos cœurs, une question redoutable. Nous qui sommes des hommes et des femmes de savoir, théologiens, savants, ingénieurs, techniciens, est-ce que nous respectons suffisamment l’humanité de l’homme, ou ne sommes-nous pas en train de contribuer, même de manière lointaine, à sa destruction. S’il est vrai que la science ne doit avoir de compte à rendre qu’à elle-même, il est néanmoins également vrai que la science ne peut pas faire abstraction de l’éthique. Une science « value free », à savoir entièrement affranchie de toute référence éthique, est, pour le moins, une erreur de perspective. C’est pour la cause de l’homme que la science est invitée à s’allier à la conscience. Sans elle, la science peut conduire à la ruine de l’âme. Si le savoir est le propre de l’homme, tout au moins dans ce monde, il sera authentiquement humain dans la mesure où il s’ordonne à lui : il est un but, non un moyen, un sujet, non un objet. Or, être homme, c’est être tout à la fois homo faber et homo sapiens, homo ludens et homo oeconomicus, mais plus profondément encore homo religiosus.

Dans ce domaine, l’Église, « experte en humanité » selon le mot de Paul VI devant l’Assemblée générale des Nations-Unies, se sent appelée à élever la voix dès qu’elle perçoit que la dignité de l’homme est en jeu. Récemment, à propos de l’usage de cellules staminales embryonnaires pour des transplantations cellulaires, certains ont dénoncé un nouveau cas Galilée dans le refus exprimé par l’Église d’entériner l’usage d’embryons congelés, comme aussi leur production en vue d’obtenir des chaînes de cellules staminales. Ce renvoi à Galilée est significatif de la persistance regrettable d’un mythe dommageable, de nature à engendrer et à entretenir la confusion des esprits. Est-ce nécessaire de le redire ? L’Église ne s’oppose pas à la recherche scientifique, ni à l’usage de cellules staminales adultes, ni non plus aux transplantations et aux thérapies géniques. Elle s’oppose à la manipulation de l’homme réduit à un simple moyen sans que soit reconnue sa dignité intrinsèque de personne qui en fait un absolu. L’embryon est et sera toujours un être humain, jouissant par le fait même de tous ses droits. Aucun progrès scientifique ne justifie le massacre d’un seul être humain, surtout quand il est aussi lâche que dans le cas de destruction de la vie à son commencement. La justification par le progrès dans le domaine des soins médicaux est aussi intolérable que ce même argument invoqué à Auschwitz pour l’utilisation de déportés comme cobayes à toutes sortes d’expérimentations.

Chers amis, à vingt ans de distance, cette nouvelle rencontre témoigne de notre commune volonté de réaliser une nouvelle alliance entre la science et la conscience. L’Église partage son expérience bimillénaire de l’homme, et tout en se faisant avocate de la dignité de la recherche scientifique, et mieux encore, en s’en faisant le promoteur, elle se doit d’opposer à toute vision réductrice, idéologique et scientiste, une vision de l’homme intégral, et de son éducation au bien. Théologiens et pasteurs, savants et philosophes constituent une authentique chance pour l’humanité dans la mesure où ils sont unis dans une commune recherche du bien de l’homme. C’est d’un « savoir penser ensemble » que naîtra un nouvel humanisme, et un monde meilleur, à l’aube du nouveau millénaire.

En ouverture au Colloque de 1984, le regretté Cardinal König avait souligné que sa convocation avait été un acte de courage, étant donné les circonstances de l’époque. Je souhaite ardemment que ce nouveau colloque devienne lui aussi un signe d’espérance pour la nouvelle Europe et pour notre société, tertio millennio ineunte.

Monsieur le Président,

Mesdames et Messieurs,

Au terme de ces paroles introductives, permettez-moi de reprendre l’adjuration que le jeune pape Jean-Paul II – il m’en souvient, j’avais le privilège de l’accompagner au siège de l’Unesco le 2 juin 1980 à Paris, où j’étais Recteur de l’Institut Catholique – adressait aux hommes de science :

« Une conviction s’impose, qui est en même temps un impératif moral: il faut mobiliser les consciences!… Il faut se convaincre de la priorité de l’éthique sur la technique, du primat de la personne sur les choses, de la supériorité de l’esprit sur la matière . La cause de l’homme sera servie si la science s’allie à la conscience… Moi, fils de l’humanité et Évêque de Rome, je m’adresse directement à vous, hommes de science, à vous qui êtes réunis ici, à vous les plus hautes autorités dans tous les domaines de la science moderne… Et je vous supplie: déployons tous nos efforts pour instaurer et respecter, dans tous les domaines de la science, le primat de l’éthique… Je m’adresse avant tout à chaque homme de science individuellement et à toute la communauté scientifique internationale. Tous ensemble vous êtes une puissance énorme: la puissance des intelligences et des consciences ! Montrez-vous plus puissants que les plus puissants de notre monde contemporain!… Oui ! l’avenir de l’homme dépend de la culture ! Oui ! la paix du monde dépend de la primauté de l’Esprit ! Oui ! l’avenir pacifique de l’humanité dépend de l’amour !… Ma parole finale est celle-ci : Ne cessez pas. Continuez. Continuez toujours. » (n. 22-23).

Hvala, dragi prijatelji !

[1] Dans Slovene Academy of Sciences and Arts-Secretariat for Non Believers, Science and Faith. International and Interdisciplinary Colloquium, Ljubljana-Rome, 1984, pp. 271-272.
[2] Ibid, p. 271.
[3] Ibid., p. 272.
[4] Cf. Ecclesia in Europa, n. 12.
[5] Cf. Jean-Paul II, Lettre encyclique Centesimus Annus, n. 24.
[6] Slovene Academy of Sciences and Arts-Secretariat for Non Believers, Science and Faith. International and Interdisciplinary Colloquium, Ljubljana-Rome, 1984, pp. 272.
[7] Stephen J. Gould, Rocks of Ages: science and religion in the fullness of life. Random House, New York 1999.
[8] Cf. P. Poupard, Après Galilée. Science et Foi : nouveau dialogue, Desclée de Brouwer, Paris 1994.
[9] Jean-Paul II, Fides et ratio, 1.
[10] Jean-Paul II, Discours à l’Académie Pontificale des Sciences, à l’occasion de la commémoration d’Albert Einstein, 10.11.1979. DC, 2-12-1979, nº 1775.
[11] « La science peut purifier la religion de l’erreur et de la superstition ; la religion peut purifier la science de l’idolâtrie et des faux absolus. Chacune peut mener l’autre dans un monde plus large, un monde dans lequel toutes deux peuvent prospérer ». Jean-Paul II, Lettre au P. Georges Coyne, S.J. Directeur de l’Observatoire du Vatican, 1er juin 1988. Documentation Catholique 18 juin 1988, nº 1974.
[12] Cfr. Concile
Vatican II, Constitution pastorale Gaudium et spes, 36.
[13] Paul VI, Discours aux membres de l’Académie Pontificale des Sciences, le 13 octobre 1963, disponible sur le site Internet du Vatican : http://www.vatican.va/holy_father/paul_vi/speeches/1963/documents/hf_p-vi_spe_19631013_pc-science_fr.html.
[14] Sur ce sujet, cf. Paul Poupard, Cercare la verità nella società contemporanea, Città Nuova, Roma 1994, p. 49-59.
[15] Jean-Paul II, À l’Académie Pontificale des Sciences, à l’occasion de la commémoration d’Albert Einstein, 10 novembre 1979 DC, 2-12-1979, n. 1775
[16] « Science, Théologie et Quête Ontologique ». Cf. http://www.stoqnet.org

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ZENIT Staff

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