Un silence qui contemple et adore
Les prières apologétiques de l’Ordo Missae
La liturgie sacrée, que le Concile Vatican II qualifie d’action sacerdotale du Christ, et donc source et sommet de la vie ecclésiale, ne pourra jamais se réduire à une simple réalité esthétique, ni être considérée comme un instrument à des fins purement pédagogiques et oecuméniques. La célébration des saints mystères est surtout une louange adressée à la majesté suprême de Dieu, un et trine, action voulue par Dieu lui-même. Par celle-ci, l’homme, personnellement et en communauté, se présente devant le Seigneur pour lui rendre grâce, conscient du fait que son être même ne peut atteindre sa plénitude s’il ne le loue pas et n’accomplit pas sa volonté, dans une recherche constante du Règne qui est déjà présent et qui viendra définitivement au jour de la parousie du Seigneur Jésus1.
A la lumière de cela, il est clair que la direction de toute action liturgique – qui est la même pour le prêtre et les fidèles – est celle adressée au Seigneur : au Père à travers le Christ dans l’Esprit-Saint. C’est pourquoi « le prêtre et le peuple ne prient pas l’un vers l’autre, mais vers le seul Seigneur »2. Il s’agit de vivre constamment le « conversi ad Dominum », le fait de se tourner vers le Seigneur, ce qui suppose la conversio, tourner notre âme vers Jésus Christ et ainsi vers le Dieu vivant, vers la vraie lumière3.
De cette manière, la célébration liturgique est vécue comme un acte de la vertu de religion qui, en cohérence avec sa nature, doit se caractériser par un sens profond du sacré. Durant la célébration, l’homme et la communauté doivent être conscients de se retrouver, de manière spéciale, face à Celui qui est le trois fois Saint et le Trascendant. Ainsi, « un signe convaincant que la catéchèse eucharistique est efficace chez les fidèles est certainement la croissance, en eux, du sens du mystère de Dieu présent parmi nous »4.
L’attitude appropriée durant la célébration liturgique ne peut qu’être pleine de révérence et de stupeur, qui provient du fait de se savoir en présence de la majesté de Dieu. N’était-ce pas ce que Dieu voulait indiquer en ordonnant à Moïse de retirer ses sandales face au buisson ardent ? L’attitude de Moïse et d’Elie, qui n’osaient pas regarder Dieu face à face, n’est-elle pas née de cette conscience ?5
Dans ce cadre, on comprend mieux les paroles du IIe Canon de la messe, qui définissent parfaitement l’essence du ministère sacerdotal : « Astare coram te et tibi ministrare ». Ce sont donc les deux devoirs qui définissent l’essence du ministère sacerdotal : « Rester en présence du Seigneur » et « servir en sa présence ». Le Saint-Père Benoît XVI, en commentant ce ministère, notait que l’on adopte fondamentalement le terme service pour se référer au service liturgique. Cela implique différents aspects et, entre autres, la proximité et la familiarité. Le pape écrivait :
« Personne n’est si proche de son Seigneur que le serviteur qui a accès à la dimension la plus privée de sa vie. En ce sens, ‘servir’ signifie proximité, demande de la familiarité. Cette familiarité comporte aussi un danger : que le sacré que nous rencontrons continuellement devienne pour nous une habitude. C’est ainsi, faisait remarquer le pape, que s’éteint la crainte révérencielle. Conditionné par toutes les habitudes, nous ne percevons plus le fait, grand, nouveau, surprenant, qu’Il soit présent, nous parle, se donne à nous. Contre cette accoutumance à la réalité extraordinaire, contre l’indifférence du cœur, nous devons lutter sans trêve, en reconnaissant toujours à nouveau notre insuffisance, et la grâce de ce fait qu’il se remet ainsi entre nos mains »6.
En effet, avant chaque célébration liturgique, mais de manière spéciale avant l’Eucharistie – mémorial de la mort et de la résurrection de son Seigneur, cet événement central du salut est rendu réellement présent et ainsi s’opère l’œuvre de notre rédemption – nous devons nous mettre en adoration devant ce Mystère : Mystère immense, Mystère de miséricorde. Qu’est-ce que Jésus pouvait faire de plus pour nous ? Dans l’Eucharistie, il nous montre vraiment un amour qui va « jusqu’au bout » (cf. Jn 13, 1), un amour qui ne connaît pas de mesure7. Face à cette réalité extraordinaire, nous demeurons étonnés et éblouis : comme est grande l’humilité d’un Dieu qui se penche vers l’homme et qui a voulu ainsi se lier à lui ! Si nous sommes saisis d’émotion devant la Crèche en contemplant l’incarnation du Verbe, que pouvons-nous éprouver devant l’autel où, par les pauvres mains du prêtre, le Christ rend présent dans le temps son Sacrifice ? Il ne nous reste qu’à nous agenouiller et à adorer en silence ce grand mystère de la foi8.
Conséquence logique de ce qui a été dit : le peuple de Dieu doit pouvoir voir, dans les prêtres et dans les autres ministres de l’autel, un comportement plein de respect et de dignité, qui soit capable de les aider à pénétrer les choses invisibles, sans beaucoup de paroles et sans explications. Dans le Missel romain dit de « saint Pie V », comme dans plusieurs liturgies orientales, on trouve des prières très belles, par lesquelles le prêtre exprime son sentiment le plus profond d’humilité et de respect vis-à-vis des saints mystères : elles révèlent la substance même de la liturgie9. Certaines de ces oraisons présentes dans le Missel cité – qui dans son édition de 1962 est le Missel de la « forme extraordinaire » du Rite romain – ont été reprises dans le Missel promulgué après le Concile Vatican II. Ces prières sont traditionnellement appelées « Apologies ».
L’Institutio Generalis Missalis Romani, au n. 33, se réfère à ces oraisons. Après une référence aux oraisons que le prêtre prononce comme célébrant au nom de toute l’Eglise, l’IGMR affirme qu’« il prie aussi à certains moments en son nom propre, afin d’accomplir son ministère avec la plus grande attention et piété. Ces prières, proposées avant la lecture de l’Évangile, à la préparation des dons, ainsi qu’avant et après la communion du prêtre, se disent à voix basse ».
Ces formules brèves priées en silence invitent le prêtre à personnaliser son devoir, à se remettre au Seigneur à titre personnel. Elles sont aussi un excellent moyen de se mettre en chemin – comme les autres fidèles – pour aller à la rencontre du Seigneur de manière totalement personnelle, et pas seulement communautaire. Et cela est un premier aspect d’importance essentielle, parce que ce n’est que dans la mesure où l’on comprend et où l’on intériorise la structure liturgique et les paroles de la liturgie, que l’on peut entrer en consonance intérieure avec elles. Quand cela arrive, le prêtre célébrant ne parle pas seulement avec Dieu comme une personne individuelle, mais il entre dans le « nous » de l’Eglise qui prie.
Si la celebratio est prière, c’est-à-dire colloque avec Dieu – colloque de Dieu avec nous et de nous avec Dieu – le « moi » propre du célébrant se transforme, entrant dans le « nous » de l’Eglise. Le « moi » s’enrichit et s’élargit en priant avec l’Eglise, avec ses paroles, et un colloque s’engage réellement avec le Seigneur. De cette manière, la façon de célébrer devient réellement célébrer « avec » l’Eglise : le cœur se dilate – pas dans un sens physique bien sûr, mais dans le sens où il se met « avec » l’Eglise en colloque avec Dieu. Dans ce processus d’élargissement du cœur, les oraisons apologéti
ques et le silence contemplatif et adorateur qu’il produisent représentent un élément important et, c’est pour cela qu’elles font partie de la structure de la célébration eucharistique depuis plus de 1000 ans.
En second lieu, dans ce chemin vers le Seigneur, nous nous rendons compte de notre indignité. C’est pour cela qu’il est nécessaire, durant la célébration, de demander que Dieu lui-même nous transforme et accepte que nous participions à cette actio Dei que la liturgie configure. Ainsi, l’esprit de conversion incessant est une des conditions personnelles qui rendent possible l’actuosa participatio (la participation active) des fidèles et du prêtre célébrant. « On ne peut attendre une participation active à la liturgie eucharistique si l’on s’en approche de manière superficielle, sans s’interroger auparavant sur sa propre vie »10.
Le recueillement et le silence avant et durant la célébration se comprennent dans ce contexte et facilitent la réalisation des paroles de Benoît XVI : « Un cœur réconcilié avec Dieu permet la vraie participation »11. Par conséquent, les oraisons apologétiques jouent un rôle important dans la célébration.
Par exemple, les prières apologétiques « Munda cor meum », récitée avant la proclamation de l’Evangile, ou « In spiritu humilitatis », qui précède le lavement des mains après la présentation des offrandes (pain et vin), permettent au prêtre qui les prient de prendre conscience de la réalité de son indignité et, en même temps, de la grandeur de sa mission. « Le prêtre est plus que jamais serviteur et il doit s’engager continuellement à être le signe qui, en tant qu’instrument docile entre les mains du Christ, renvoie à Lui »12. Le silence et les gestes de piété et de recueillement du célébrant poussent les fidèles qui participent à la célébration à se rendre compte de la nécessité de se préparer, de se convertir, étant donnée l’importance du moment liturgique auquel ils participent : avant la lecture de l’Evangile ou juste avant le début de la prière eucharistique.
Pour leur part, les apologies « Per huius aquae et vini » durant l’Offertoire ou « Quod ore sumpsimus, Domine » durant la purification des vases sacrés, s’insèrent parfaitement au sein du désir d’être introduits et transformés dans et à cause de l’actio divina. Nous devons constamment rappeler à notre esprit et à notre cœur que la liturgie eucharistique est actio Dei qui nous unit à Jésus à travers son esprit13. Ces deux apologies orientent notre existence vers l’incarnation et la résurrection et constituent, en réalité, un élément qui favorise la réalisation de ce souci de l’Eglise que les fidèles n’assistent pas aux célébrations comme des spectateurs muets, mais qu’ils y prennent une part active en rendant grâce à Dieu et en apprenant à s’offrir avec le Christ14.
Il ne nous semble donc pas excessif d’affirmer que les apologies jouent un rôle de premier plan pour rappeler au ministre ordonné que « c’est le même Prêtre, le Christ Jésus, dont en vérité le ministre tient le rôle. Si, en vérité, celui-ci est assimilé au Souverain Prêtre, à cause de la consécration sacerdotale qu’il a reçue, il jouit du pouvoir d’agir par la puissance du Christ lui-même qu’il représente (virtute ac persona ipsius Christi) »15.
Cela rappelle en même temps au prêtre qu’étant ministre ordonné, il est « le lien sacramentel qui relie l’action liturgique à ce qu’ont dit et fait les Apôtres, et, par eux, à ce qu’a dit et fait le Christ, source et fondement des sacrements »16. Les oraisons dites en secret par le prêtre constituent donc un moyen extraordinaire de s’unir les uns aux autres, pour former une communauté qui est « liturgie » et qui participe, totalement tournée versus Deum per Iesum Christum.
Une des apologies, conservée dans l’Ordo Missae post-conciliaire rend parfaitement ce que nous affirmons : « Domine Iesu Christe, Fili Dei vivi, qui ex voluntate Patris cooperante Spiritu Sancto per mortem tuam mundum vivificasti ». Ainsi, les oraisons que le prêtre prie en secret, et celle-ci en particulier, peuvent aider de manière efficace le prêtre et les fidèles à avoir une pleine conscience que la liturgie est l’œuvre de la Très Sainte Trinité. « La prière et l’offrande de l’Église sont inséparables de la prière et de l’offrande du Christ, son Chef »17.
Ainsi, les apologies se présentent depuis plus de 1000 ans comme de simples formules purifiées par l’histoire, pleines de contenu théologique, qui permettent au prêtre qui les prie, et aux fidèles qui participent au silence qui les accompagne, de se rendre compte du mysterium fidei auquel ils participent, et de s’unir ainsi au Christ en le reconnaissant comme Dieu, frère et ami.
C’est pour cela que nous devons nous réjouir, malgré le fait que la réforme liturgique post-conciliaire ait réduit de manière drastique le nombre et retouché de manière importante le texte de ces oraisons, qu’elles continuent à être présentes dans le plus récent Ordo Missae. Il est important que les prêtres ne négligent pas ces prières durant la célébration et qu’ils ne transforment pas ces prières du prêtre en prières de toute l’assemblée en les lisant à haute voix, comme toutes les autres oraisons. Les oraisons apologétiques se fondent sur et expriment une théologie différente et complémentaire, qui est une toile de fond pour les autres oraisons. Cette théologie se manifeste dans le silence et le respect, en fonction de la manière dont elles sont priées par le prêtre et accompagnées par les autres fidèles.
[Traduit de l’italien par Marine Soreau]
NOTES
1 Jean Paul II, Message à l’Assemblée plénière de la Congrégation pour le culte divin et la discipline des sacrements, 21.09.2001.
2 J. Ratzinger/Benoît XVI, Préface du premier volume des Gesammelte Schriften.
3 Cf. Benoît XVI, Homélie de la veillée pascale, 22.03.2008.
4 Benoît XVI, Sacramentum Caritatis, n. 65.
5 Cf. Jean Paul II, Message à l’Assemblée plénière de la Congrégation pour le culte divin et la discipline des sacrements, 21.09.2001.
6 Benoît XVI, Homélie de la messe chrismale, 20.03.2008.
7 Jean Paul II, Ecclesia de Eucharistia, n. 11.
8 Jean Paul II, Lettre aux prêtres pour le jeudi saint 2004.
9 Cf. Jean Paul II, Message à l’Assemblée plénière de la Congrégation pour le culte divin et la discipline des sacrements, 21.09.2001.
10 Benoît XVI, Sacramentum caritatis, n. 55.
11 Ibid.
12 Ibid., n. 23.
13 Cf. Ibid., n. 37.
14 Cf. Concile Vatican II, Sacrosanctum Concilium, n. 48.
15 Pie XII, Mediator Dei, cit. in Catéchisme de l’Eglise catholique, n. 1548.
16 Catéchisme de l’Eglise catholique, n. 1120.
17 Ibid., n. 1553.