« La fuite des chrétiens du Moyen-Orient, une catastrophe pour l’islam »

Entretien avec le conseiller politique du Mufti de la République libanaise

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ROME, Mardi 19 octobre 2010 (ZENIT.org) – L’émigration chrétienne du Moyen-Orient et ses effets sur la présence musulmane et sur l’identité régionale ; l’importance de la présence des chrétiens pour les musulmans du Moyen-Orient pour réaliser leur vocation historique au plan individuel et communautaire ; l’absence de suivi du document historique, qui affirme le devoir religieux de tout croyant musulman à veiller sur les chrétiens et sur leurs lieux de culte «  jusqu’au jour de la résurrection » : Autant de points et de nombreux autres encore passés en revue par Muhammad al-Sammak, conseiller politique et religieux du Mufti de la République libanaise, et invité spécial au synode des évêques pour le Moyen-Orient, dans cet entretien pour Zenit.

ZENIT : Le contenu de votre intervention au synode reflète-t-il l’opinion de tous les musulmans sunnites au Moyen-Orient, ou n’est-il que la vision d’une faction ? Et vous, en tant que musulman, qu’attendez-vous du synode?

Muhammad al-Sammak : La position de mon intervention au synode représente la doctrine islamique ; je suis un musulman engagé, que je parle au Vatican ou à la Mecque. Ce que j’ai dit est fidèle à l’enseignement islamique, et je ne pense pas qu’un vrai croyant musulman puisse s’écarter de cette position.

D’ailleurs, pour préparer mon discours j’ai effectué des consultations auprès du premier ministre libanais, auprès de l’Association mondiale de l’appel islamique et du conseiller général de l’initiative du roi Abdullah pour le dialogue entre les cultures et les religions, vu que l’Arabie Saoudite est le premier point de référence dans le monde islamique en général.

ZENIT : En restant dans le cadre de votre discours à la congrégation synodale où vous affirmez : « Faciliter l’émigration des chrétiens signifie les obliger à émigrer. Se replier sur soi signifie étouffer lentement », que devrait faire concrètement selon vous, le synode, pour éviter l’émigration des chrétiens du Moyen-Orient?

Muhammad al-Sammak : Il est clair que le texte de mon intervention est une invitation, non seulement à encourager les chrétiens à rester dans leurs pays d’origine, mais aussi à les aider à y rester. Et cette aide ne devrait pas venir uniquement de références comme le Vatican ou le synode des évêques ; elle devrait venir aussi des autorités politiques locales et des sociétés civiles dont ces chrétiens font partie. Il y a une responsabilité islamo-chrétienne commune. A mon avis, les musulmans devraient renoncer à l’idée d’émigrer du Moyen-Orient. Et les musulmans, de leur côté, devraient se rendre compte que l’émigration chrétienne constitue en fait une catastrophe avant tout pour eux.

C’est un devoir civique des musulmans que d’aider à ce que la présence chrétienne retrouve sa crédibilité et son rôle, et à ce qu’elle ne reste pas une simple présence en soi, afin que le Moyen-Orient redevienne ce qu’il a été au cours des siècles : un berceau de la religion, de la culture et de la civilisation.

ZENIT : Comment, en tant que présence sociale et politique au Liban, les chrétiens doivent-ils se positionner par rapport aux divisions internes entre sunnites et chiites ? Une position de « neutralité positive », comme le suggère Sateh Nour ed-Din, un éditorialiste politique musulman, qui dit : « Les chrétiens n’ont rien d’autre à faire que d’adopter une position de neutralité positive entre les sunnites et les chiites », est-elle suffisante? La neutralité proposée n’est-elle pas plutôt négative, passive et marginale?

Muhammad al-Sammak : Les chrétiens au Liban ne sont pas de simples spectateurs, mais ils ne sont pas non plus un élément extérieur pour réconcilier des éléments à l’intérieur de la structure nationale, comme s’il s’agissait de facteurs externes. A son origine, le Liban nait comme une réponse au besoin chrétien. Et la constitution de la nation libanaise arrive en 1920 comme une réponse à ce besoin particulier. Le rôle des chrétiens au Liban ne peut se réduire à une réconciliation entre forces politiques ou religieuses. Le rôle chrétien est fondateur et essentiel. Il est impensable d’imaginer les chrétiens comme des spectateurs passifs ou des conseillers.

La nation voit en eux ce qu’ils sont. Et nous devons être clairs qu’une grande partie de la souffrance chrétienne au Moyen-Orient est due à la diminution du rôle chrétien au Liban, qui se répercute négativement sur les chrétiens dans le reste de la région. Favoriser la présence chrétienne au Moyen-Orient doit nécessairement partir du Liban qui est la nation-message de la cohabitation civile entre musulmans et chrétiens.

ZENIT : Vous affirmez que le rôle des chrétiens au Liban est « fondateur et essentiel », et dans votre intervention au synode des évêques vous avez dit : « Je peux vivre mon islam comme n’importe quel autre musulman de tout Etat et ethnie, mais en tant qu’arabe oriental, je ne peux vivre mon essence d’arabe sans le chrétien arabe oriental ». Mais il existe dans l’islam du Moyen-Orient d’autres visions qui considèrent les chrétiens comme des résidus des croisades à éliminer par tous les moyens à disposition, et qui voient les chrétiens comme des alliés et des espions de l’Occident, considérant à tort le royaume politique et religieux des chrétiens ! Face à cette duplicité, les chrétiens se trouvent à un carrefour difficile. Lequel de ces deux visages est le vrai islam ?

Muhammad al-Sammak : Cette question requiert une longue explication qui n’est pas possible ici. Mais partons de données historiques. Le christianisme est plus ancien que l’islam en Orient. Il y a des églises qui ont été construites bien avant la naissance du prophète Mohammad et de l’avènement de l’islam en Orient et qui sont toujours là.

Je voudrais évoquer un épisode documenté qui raconte la visite d’une tribu chrétienne au prophète au Najran, dans la péninsule arabique. Celle-ci était venue découvrir la nouvelle religion dont elle avait entendu parler. Le prophète avait accueilli ces personnes chez lui, dans le second lieu le plus sacré de l’islam, et où se trouve aujourd’hui la mosquée de Medina. Les hommes de la tribu discutèrent avec le prophète toute une journée, déjeunant et dinant avec lui, et quand l’heure des vêpres était arrivée, le prophète les avait invité à prier sous son toit, mais ces derniers avaient préféré prier dehors.

Cette rencontre donna naissance à un document appelé « le pacte de Najran ». Celui-ci concerne tous les chrétiens et engage religieusement les musulmans jusqu’au jour de la résurrection. Les musulmans ont le devoir de respecter les chrétiens et de les protéger, de protéger leurs lieux de culte. Ce pacte interdit au musulman de bâtir une maison ou une mosquée en utilisant les pierres qui étaient utilisées auparavant pour des églises chrétiennes.

Il y a d’autres questions intéressantes que j’ai inséré dans une étude en 15 points qui intéressent chaque musulman. Donc, quand quelqu’un dit que les chrétiens sont une nouveauté ajoutée au Moyen-Orient, je pose la question : comment peuvent-il l’être s’ils sont arrivés dans la région bien avant les musulmans comme le rapportent eux-mêmes les écrits sacrés de la tradition islamique?

On dit par ailleurs que les chrétiens au Moyen-Orient sont des résidus des croisades. Mais comment pourraient-ils l’être puisque, en vérité, c’est à eux-mêmes que les croisades ont porté atteinte, à commencer par le sac de Constantinople jusqu’aux côtes occidentales de la Méditerranée. Ces affirmations faites par des factions de l’islam sont de pures suppositions qui reposent sur une culture erronée.

Et puis il y a un autre problème : certains musulmans regardent l’occident comme si c’était la chrétienté. Ceci n’est pas vrai. J
e sais bien que le regretté pape Jean-Paul II, a invoqué avec force la mention des racines chrétiennes de l’Europe dans la constitution unifiée de l’Union européenne. Mais le texte final est sorti sans la moindre référence à ces racines. Il est donc injuste de mettre sur le dos du christianisme et des chrétiens les choix de l’occident. Il n’est pas juste que les chrétiens portent sur leurs épaules la responsabilité du conflit entre l’islam et l’occident. Beaucoup de musulmans ignorent ces problématiques et arrivent à des conclusions erronées, ne se basant que sur des idées toutes faites et fausses. C’est pourquoi il est fondamental que se diffuse une culture correcte qui corrige ces idées préconçues.

ZENIT : Parlant d’émigration chrétienne du Moyen-Orient, nous entendons dire par divers musulmans que celle-ci serait une grande perte d’abord pour les musulmans. Que faites-vous concrètement pour éviter ou mettre fin à ce phénomène?

Muhammad al-Sammak : Dans les limites de nos capacités nous essayons de sensibiliser les musulmans à la grave perte que la fuite et l’émigration des chrétiens impliquerait pour le Moyen-Orient. A cause de cet exode, l’Orient est en train de perdre son identité, sa pluralité, l’esprit de tolérance et de respect réciproque. Au niveau même de la pratique religieuse, le musulman a besoin de l’autre chrétien pour appliquer les valeurs morales de sa foi, comme la tolérance et le respect.

Ainsi, l’émigration lacère et fait perdre de la consistance au riche tissu de cet Orient. Elle affaiblit nos sociétés et les conduits vers un dangereux précipice.

En plus, si les chrétiens émigrent, l’image que nous donnerons est celle de musulmans intolérants vis-à-vis des chrétiens au Moyen-Orient. Les occidentaux, tout naturellement, en viendraient à dire que les musulmans ne savent pas, ne peuvent pas partager avec les autres, et donc comment pourront-ils cohabiter avec nous ? Ceci se reflèterait de manière très négative sur les quelques 500 millions de musulmans qui vivent dans des sociétés non musulmanes. Quel serait leur destin ? Donc les musulmans ont tout avantage à préserver la présence chrétienne au Moyen-Orient.

ZENIT : On a parlé, durant le synode, de « laïcité positive », et certains pères ont suggéré de modifier cette expression pour être plus en phase avec la sensibilité islamique contemporaine, proposant l’expression « Etat civil ». Est-ce possible dogmatiquement, dans une religion comme l’islam qui se considère en même temps « religion et Etat » (D īn wa dunya), de se faire à l’idée d’une nation civile et pluraliste qui remplace l’Etat théocratique?

Muhammad al-Sammak : Ce type de recherche n’est pas nouveau dans l’islam. Chez nous, au Liban, le regretté imam Mohammad Shams el-Din, avait en son temps proposé un projet d’Etat civil, ou plutôt l’idée d’une nation croyante où l’Etat respecterait la pluralité des fois, voire même la non croyance.

La foi est en effet une question de conscience. C’est le rapport entre Dieu et l’homme, et Dieu juge chaque individu. Le Coran dit : « Il n’y a pas de contrainte dans la religion ». Ce verset ne signifie pas simplement « ne forcer personne à croire » mais aussi « il ne peut y avoir de foi par la contrainte ». Sur la base de ce principe nous pouvons élaborer le concept de l’Etat civil. L’Etat doit respecter la religion, les rites religieux devenant en même temps une nation pour tous. On a parlé de cela tant de fois dans les rencontres entre musulmans, c’est donc une question sur laquelle on peut débattre.

ZENIT : Le dialogue religieux est un phénomène en cours depuis plusieurs décennies. Mais certains critiquent ce dialogue, affirmant qu’il n’a lieu qu’entre leaders religieux et que ce ne sont que des mots sur du papier, qu’il ne s’incarne pas dans la vie quotidienne des personnes normales. Quel est votre avis en tant que membre actif du dialogue islamo-chrétien ? Et comment se porte le dialogue aujourd’hui ?

Muhammad al-Sammak : Je crois tout d’abord qu’il n’y a pas d’alternative au dialogue. Quand quelqu’un dit : « le dialogue est inutile », je répète : « quelle est l’alternative?! ». C’est un point de départ fondamental.

Ma théorie sur le dialogue est la suivante : dialoguer c’est avoir l’art de trouver la vérité dans l’opinion de l’autre. Je ne détiens pas la vérité. Déjà le fait de commencer à dialoguer avec l’autre signifie que j’admets ne pas avoir le monopole de la vérité, mais que je suis à la recherche de la vérité. Cela signifie aussi que je pourrais la trouver dans l’opinion et le point de vue de l’autre, si bien que je respecte l’autre et je respecte son point de vue. Un tel concept de dialogue construit des ponts de réciprocité qui se distingue par le respect mutuel.

Et le dialogue pour nous n’est pas qu’une théorie. Nous ne perdons pas une occasion pour aller vers les personnes, à travers les centres culturels, les publications, les émissions de télévision, les interviews, les rencontres. Nous organisons aussi des séjours où nous réunissons des jeunes chrétiens et musulmans qui passent une à trois semaines ensemble, travaillant ensemble, s’écoutant les uns les autres, en regardant comment chacun prie et vit sa vie et sa foi. Ces rencontres accueillent des jeunes de divers pays du Moyen-Orient mais aussi d’Europe. Dans les rencontres à thèmes nous abordons des sujets très actuels comme la liberté de conscience, le droit de citoyenneté, la liberté religieuse.

Tout ceci ne suffit pas. Le travail doit avoir un rayonnement plus large. Mais c’est ce qui est en notre pouvoir et nous pensons qu’il est urgent de diffuser cette culture dans toutes couches de la société.

Propos recueillis par Tony Assaf et Robert Cheaib

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ZENIT Staff

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