« La chrétienté dans l’histoire. Une notion mouvante » : c’est le thème d’un colloque organisé à Paris, par l’Académie catholique de France et l’Université Paris 1, samedi 14 décembre 2013 en Sorbonne. Voici un extrait de l’introduction du colloque, par le président de l’Académie catholique de France, le P. Philippe Capelle-Dumont, que nous publions avec l’aimable autorisation de l’auteur.
« CHRETIENTE. CHRISTIANISME. CHRISTIANITE ».
OU FAUT-IL ENCORE PARLER DE « SECULARISATION » ?
Chrétienté ? « Il y a deux dangers à aborder un sujet aussi piétiné. De l’un, je ne dirais pas qu’il est de ne soulever que des banalités car les vérités les plus sûres sont les plus banales. Mais de ne traiter que de banalités mortes, sans puissance d’éveil. L’autre serait de vouloir embrasser trop de perspectives, jusqu’à en perdre la faculté d’étonnement, et si besoin de scandale » Ces lignes par lesquelles débute le texte quasiment testamentaire récemment réédité : « Feu la chrétienté » (1950) de Emmanuel Mounier, peuvent nous placer à leur manière sur la voie d’un problème monumental qu’il faut aujourd’hui tenter de ressaisir entièrement.
De fait, ce concept fait l’objet d’un conflit d’interprétations voire de stratégies d’appropriations où sont impliqués rien de moins que les statuts de la Modernité, de l’Europe, de l’Occident et du christianisme. Reléguée ici et là, par des métaphores sombres, dans les caricatures d’une civilisation cléricale répressive ou, ailleurs, exaltée comme l’âge d’or de la pénétration chrétienne de la Cité, ou bien encore considérée comme le pivot d’une lecture d’un présent « sécularisé », la notion de chrétienté n’en finit pas de nourrir maints fantasmes qui ont à tout le moins le mérite de brosser le portrait de ceux qui s’en réclament.
Pour tenter d’en faire apparaître aussi clairement que possible les véritables enjeux, sans doute convient-il de préciser le lexique analogique dont une telle notion relève : « chrétienté », « christianisme », « christianité ». Les champs de significations que dessinent ces trois lexèmes ne se superposent pas en effet alors même qu’ils renvoient à des domaines de réalité impossibles à finalement dissocier.
Si le vocable « christianité » qui traduit l’allemand « Christlichkeit » (forgé par F. Overbeck au 19è siècle) et voulait alors désigner la conjonction originaire de l’acte de foi et du contenu de foi, le vocable « christianisme » (« Christentum » en allemand et « Christianity » en anglais) en désigne le déploiement historico-social, dogmatique et spirituel.
La « chrétienté » (« Christenheit » et « Christendom ») quant à elle – et tel est sans doute le problème qu’abruptement elle pose tant au théologien qu’au philosophe – ne saurait être si facilement entendue comme l’expression, ni de droit ni de fait, de l’attachement chrétien à l’ « histoire » ; elle en serait plutôt une expression contingente, équivoque et même ambiguë. En effet, comment en dater la naissance : au 4è siècle avec les lois constantiniennes ? avec le monde médiéval mais auprès de quelles décisions institutionnelles ? auprès de quels jalons théoriques : Joachim de Flore ? Saint Bonaventure ? Gilles de Rome ? Recouvre-telle ce que l’on désigne, selon une expression le plus souvent incontrôlée, « civilisation chrétienne » ? Une telle expression fait-elle d’ailleurs sens et si oui lequel ?
Si la rencontre entre le christianisme et la pensée grecque a fondé notre culture occidentale, il faut admettre que ce que Paul Veyne a pu appeler « le messianisme » et le « rêve internationaliste » de Constantin a introduit un élément nouveau dans les deux histoires et du christianisme et de l’Occident, les plaçant tous deux sinon dans une visée unitaire et conquérante, du moins dans une intention unificatrice et émancipatrice.
La question multidirectionnelle de savoir si, où, comment et jusqu’où une telle intention s’est réalisée, concerne l’herméneutique de notre présent et notre outillage conceptuel mobilisé pour le désigner. Dans celui-ci, la « sécularisation », sur-interprétée et maintenue dans son équivocité : à la fois comme expression de l’autonomie humaine et comme perte de la transcendance religieuse dans les rouages de la vie culturelle et sociale. Dans son maître livre La légitimité des temps modernes, Hans Blumenberg a défendu la thèse d’une rupture radicale entre ce qui est advenu au 16è siècle et les déterminations médiévales. Son refus affiché de ce qu’il appelait, en stigmatisant assez férocement les thèses de Karl Löwith, le « théorème de la sécularisation » concerne directement le problème de la périodisation occidentale et ses modes de désignations. Mais défendre ou refuser la thèse de la sécularisation, y voir une métaphore nécessaire ou un concept usé, cela suppose toujours un jugement, assumé ou pas, quant au matériel historique sur lequel elle fait fond et où a effectivement part le recours à la notion de chrétienté.
Face à la gravité du problème, le jeu de réponses à déployer pourrait préalablement intégrer un propos récent de Marcel Gauchet, déplorant la tentation de l’amnésie que connaît notre temps : « La tentation est grande de l’amnésie radicale, du passage à une humanité intellectuellement nouvelle, qui garde certes, de par les disciplines universitaires, un lien avec les monuments du passé, mais qui – pour ce qui la concerne essentiellement – se tient au dehors de ce passé, dont la question se pose de savoir s’il s’agit de maintenir un lien vivant avec lui ou carrément de s’en délester. Or, bien sûr, tout à l’opposé, une humanité sortie de ce cadre intellectuel et social de la religion est une humanité qui a le devoir de se souvenir et de donner un sens, non seulement au fait qu’elle a été religieuse, mais que le discours rationnel autour duquel elle s’organise est issu du travail de la pensée sur la foi. Cette humanité, très nouvelle à beaucoup d’égards – et je ne parle là que sur le plan intellectuel encore une fois – ne peut se comprendre qu’en comprenant qu’elle a été religieuse, et ce qu’elle doit à l’élaboration théologique de la religion. Ce n’est qu’au prix de cet effort qu’elle peut rester elle-même. Tel est le grand choix devant lequel se trouve notre culture : sommes-nous en mesure de donner un statut délibéré à cet effort de réappropriation ? »
Ce propos courageux renvoie aux différents ordres de questionnement (philosophique, sociologique, historique, esthétique, juridique, politique) et à leurs investissements distincts dans l’appréhension du tissu religieux de notre passé. Le fait que le christianisme ait pu devenir ce qui fut appelé en plusieurs pays d’Europe, le plus souvent dans l’indétermination, « chrétienté » ne reste pas indifférent à son propre destin. Mais il ne saurait s’y réduire. Sans aucun doute serait-il aussi aventureux d’affirmer une parfaite équivalence entre le « christianisme » et le « Christ ».
A l’heure où certains observateurs adoptent tous azimuts le vocabulaire d’un christianisme « minoritaire », des délimitations rigoureuses s’imposent. C’est que, comme l’avait vu notamment Mounier, une juste appréciation sur l’amour chrétien de l’histoire, entre la théorie augustinienne de la Cité de Dieu et les trois règnes de Joachim de Flore – pour reprendre deux positions emblématiques irréconciliables – ne saurait être engagée sans le concept directeur d’incarnation.
Ce n’est justement pas un hasard si Franz Rosenzweig dans l’ « Etoile de la rédemption» et dans « La pensée nouvelle » a organisé sa distinction entre le christianisme et le judaïsme sur la base de leurs rapports différenciés à l’histoire, en mettant en valeur la vocation chrétienne à faire l’histoire. Même s’il est permis de mettre en délibéré ses caractérisations brutales à l’endroit d’un christianisme envoyé au charbon des contingences historiques face à un judaïsme qui s’en retrancherait par origine, on pourra tenir, en suivant les modalités propres de son inscription dans l’histoire dont la « chrétienté » reste une expression instable, que le « chrétien » qui, par principe fuit la compromission mais vénère l’alliance, n’en a sans doute pas fini avec l’événement.
© Philippe Capelle-Dumont