"Au-delà des idéologies, l’éducation est aujourd’hui au service de la personne": c'est le thème de cette intervention du Prof. Sergio Belardinelli (Institut Redemptor Hominis et Université de Bologne) ce vendredi 31 janvier , au matin, lors du colloque organisé à Rome par la communauté de l’Emmanuel (31 janvier-2 février), sur le thème: « Education et nouvelle évangélisation ».

Ce colloque en est à sa 7e édition. Il est organisé en collaboration avec l’Institut pontifical Redemptor Hominis, qui dépend du Latran, l’Institut universitaire Pierre Goursat (IUPG) et les Associations familiales catholiques (AFC).

Parmi les intervenants, des personnalités de la curie romaine, dont le secrétaire du Conseil pontifical pour la famille, Mgr Jean Laffitte, Mgr Vincenzo Zani, secrétaire de la congrégation pour l’éducation catholique, le président du Conseil pontifical pour la promotion de la nouvelle évangélisation, Mgr Rino Fisichella, mais aussi notamment le recteur de l'université du Latran, Mgr Enrico Dal Covolo, et Mgr Pascal Ide, secrétaire général de l'IUPG.

A.B.

Au-delà des idéologies, l’éducation est aujourd’hui au service de la personne

L’éducation connaît aujourd’hui une crise sans précédent. Si certains automatismes du passé qui faisaient de l’éducation une sorte de processus mécanique viennent à manquer, vu qu’il était clair pour tous –enseignants, parents, élèves– à qui revenait le devoir de faire quelque chose, l’éducation semble avoir sombré dans une sorte de magma indifférencié. L’individualisme croissant qui a marqué le développement de la société moderne a probablement provoqué une plus grande attention à la liberté et à l’autonomie des personnes mais a aussi provoqué la fragmentation générale qui caractérise notre modernité tardive. L’affaiblissement des liens sociaux en général ainsi qu’une liberté déclinée comme liberté de faire ce qui plaît, sans regarder la reponsabilité et l’importance de savoir pourquoi je veux faire telle ou telle chose, a fait que, sur le plan éducatif également, on commence à jouer un rôle d’automate comme le décrit Pirandello dans son oeuvre. Famille et école ont été laissées pendant des années par les pouvoirs publics dans leur dépaysement éducatif, mais aujourd’hui, et tout particulièrement en Europe, on enregistre une sorte de reconquête idéologique de la part des états toujours plus désireux de reprendre le monopole éducatif,  discréditant les familles et cherchant à donner aux écoles un devoir fastidieux “laïciste”. En somme, je crois qu’il y a assez d’éléments pour être préoccupés. Mais il y a malheureusement quelque chose de plus préoccupant encore, spécialement pour ceux qui ont à coeur l’éducation et l’évangélisation. Sous la pression des évènements dont je viens de parler, il semble que l’on assiste à la disparition de la conception de l’homme, de laquelle, bien qu’avec des histoires alternatives et des erreurs parfois retentissantes, la pratique éducative a pendant des siècles eu comme signigication, ainsi que la disparition du contexte socio-relationnel à l’intérieur duquel la vie humaine apparaît comme la vie d’un ‘je’, qui n’est pas seulement ‘citoyen’, un faisceau de rôle ou une quelconque ‘habileté professionnelle’, mais bien une vie unitaire, une vie entière, une biographie que l’on peut évaluer comme un ‘tout’ (1).

L’époque moderne tardive dans laquelle nous vivons a brisé aussi bien l’unité du contexte socio-culturel dans lequel chacun de nous agit, que l’unité de notre moi. Comme l’a montré Niklas Luhmann, la societé actuelle est une société ‘différenciée’ dans laquelle les différents systèmes sociaux tendent à agir de manière toujours plus autoréférentielle, toujours plus fermés les uns aux autres. Il s’agit d’un processus qui, indubitablement, a apporté d’innombrables avantages matériels et fonctionnels, tout en augmentant la liberté individuelle. Mais aujourd’hui, ce qui semble vaciller c’est justement cette centralité de l’homme et de sa liberté. La société différenciée en mode fonctionnel est une société dont les systèmes partiels fonctionnent toujours plus de manière autocréative, sont de plus en plus fermés les uns des autres ; leur fonctionnement semble surtout de plus en plus guidé par des codes qui n’ont rien à voir avec l’ ‘humain’. Comme le dit expressément Luhmann, “l’homme n’est plus l’unité de mesure de la société”. En tant que système autocréatif, l’homme vit dans l’environnement du système social et ne fait plus partie de la société. Nous sommes donc face à un processus paradoxal qui exprime assez bien ce que nous pourrons définir comme l’ascension irresistible et la déchéance qui en découle du sujet moderne. Je vais essayer de m’expliquer brièvement.

Dans ses variantes les plus notoires, le sujet moderne veut être toujours plus “individuel”, toujours plus autonome et libre de tout lien social qui inhibe sa spontanéité et sa créativité ; sa liberté est ainsi configurée à une émancipation de ce qu’on appelle les liens traditionnels. Et bien, c’est comme si Luhmann nous disait que ce sujet, dans la société différentiée, a réalisé son rêve. En effet, il est troujours plus libre de faire ce qu’il veut dans tous les domaines de sa vie, à commencer lorsqu’il va à l’école où, au moins en apparence, personne n’imaginera freiner sa spontanéité. Le prix qu’il devra cependant payer est sa solitude, son dépaysement et sa croissante  insignifiance sociale. La société fonctionne comme si le sujet n’existait plus.

         Comme je l’ai déjà précisé, nous avons perdu le “contexte” de notre vie, c’est-à-dire le lien constitutif de chacun de nous avec l’histoire où les histoires qui distinguent ce que nous sommes. En un mot, nous avons perdu la constitution relationnelle de notre être des hommes, la conscience que que nous avons besoin d’éducation, non pas pour satisfaire tel ou tel principe idéologique, mais pour la simple raison d’être né homme. Nous avons besoin d’éducation, non pas pour devenir de bons catholiques ou de bons citoyens, mais simplement pour trouver notre route, pour nous sentir chez nous dans le monde que nous habitons et pour devenir ce que nous sommes : des hommes justement, des personnes dont l’unicité s’exprime par un tissu de relations constitutives. Dans une société “hypotétique” orgueilleuse de sa “faiblesse” normative et intellectuelle, société dans laquelle nous vivons, la liberté de chacun d’orienter à sa manière sa propre vie est devenue une sorte de dogme à faire valoir dans tous les domaines de la vie individuelle et sociale, donc également dans les instances éducatives qui, si l’on pense à la famille et à l’école, finissent par naviguer à vue, sans direction précise ni objectif social à  atteindre.  La plus grande liberté dont nous jouissons tous et les grands moyens de communication dont nous disposons auraient exigé une plus grande responsabilité de la part de tous les sujets impliqués dans les différents processus d’éducation. Nous avons au contraire abdiqué sur ce point justement, en générant une situation paradoxale et dramatique. Jamais comme de nos jours l’éducation est devenue si néccessaire, du fait que, étant tous plus libres et plus bombardés par tant d’informations, nous sommes beaucoup plus exposés, tout particulièrement les enfants et les jeunes, au risque de ne pas venir à bout de notre vie. Et jamais comme aujourd’hui l’éducation n’a été un bien si pauvre.

“Nous vivons dans une société de l’information qui nous sature sans discernement de données, toutes au même niveau, et qui finit par nous conduire à une terrible superficialité au moment d’aborde r les questions morales. En conséquence, une éducation qui enseigne à penser de manière critique et qui offre un parcours de maturation dans les valeurs, est devenue nécessaire” peut-on lire dans Evangelii gaudium (n.64) du Pape François.

Ces dernières année, nous avons parlé beaucoup d’amitié entre parents et enfants et entre enseignants et élèves, et évoqué beaucoup de techniques éducatives mais trop peu d’éducation, à savoir de la responsabilité, de la gravité, des devoirs (de la part des enfants et des élèves également) ; nous avons trop peu parlé de la beauté, de la passion, des questions substantielles liées aux valeurs, aux convictions, aux traditions culturelles des peuples, sans nous apercevoir que, de fait, nous étions simplement en train de fuir de nous mêmes. Nous le payons aujourd’hui en termes de dépaysement, de déracinement, de malêtre toujours plus profond, aussi bien de la part des adultes que des jeunes : les premiers les plus effrayés face à leur responsabilité, toujours plus indulgents et incapables de témoigner quoi que ce soit ; les seconds toujours plus exigents, capricieux et les plus exposés au risque d’être victimes de nouvelles formes d’autoritarisme.

Comme l’ont justement écrit Miguel Benasayag et Gérard Schmit, nous sommes face à une société qui “oscille constamment entre deux tentations : celle de la coertion et celle de la séduction de type commercial. Ainsi, certains enseignants cherchent parfois à obtenir l’attention de leurs élèves par des astuces et des techniques de séduction, parce que la seule idée de dire “tu dois m’écouter et respecter simplement parce que je suis responsable de cette relation” semble désormais inadmissible. Au nom de la présumée liberté individuelle, l’élève ou le jeune assument leur rôle de clients qui acceptent ou refusent ce que l’adulte-vendeur leur propose. Et lorsque cette stratégie échoue, il ne reste plus comme sortie de secours que celle d’avoir recour à la coertion et à la force brutale” (2).

Pris par une sorte d’une acédie éducative (le Pape François dans Evangelii gaudium, n.82, parle d “acédie pastorale”), nous nous sommes fait de fausses illusions sur le fait que l’éducation puisse être une matière à déléguer à des “experts” présumés, oubliant ainsi les petites et simples évidences élémentaires sur lesquelles se fondent depuis toujours toutes les vraies relations éducatives : convictions profondes, amour, exemplarité et surtout aucune prétention d’être les maîtres de la situation. Un projet éducatif, comme celui de l’évangélation du reste, n’est pas et ne peut pas être un projet technique ; c’est un processus de génération d’une personne et donc toujours exposé au risque de la liberté que chacun de nous est (3). “L’impatience d’aujourd’hui d’arriver à des résultats immédiats – peut-on lire dans l’encyclique Evangeli gaudium, n. 82, fait que les agents pastoraux n’acceptent pas facilement le sens de certaines contradictions, un échec apparent, une critique, une croix”.

“La vie est ce qui arrive alors que tu fais autre chose”, chantait John Lennon. Je ne suis pas sûr qu’il avait raison. Mais il y a sûrement de bonnes raisons  pour penser que cela vaut pour l’éducation. Vraiment, l’éducation est présente alors que nous sommes occupés ailleurs. Si nous y réfléchissons bien, les personnes qui ont influencé notre vie l’ont fait grâce à leur exemple, leur parole, leur regard qui nous ont enseignés implicitement et non pas explicitement. C’est pour cela qu’il est extrêmement difficile et erroné de transformer l’éducation, ou pire encore, l’évangélisation, en un protocole à suivre.

         En éludant la question de la signification réelle de l’éducation, de fait, nous avons éludé aussi la vraie prise de position dans l’éducation : un idéal d’humanité, un idéal anthropologique, toute une tradition et une histoire qui nous interpellent et dont nous devons nous charger, chacun dans sa propre liberté. Au lieu de cibler la formation des personnes, nous nous sommes concentrés sur des méthodologies, des ‘savoirs’ à transmettre, sur la neutralité des notions et des valeurs enseignées, générant ainsi un désintéressement psychologique et un relatvisme idéologique, mais pas une vraie formation. Il n’est pas fortuit que, dans ce processus, sont tombées en crise aussi bien la fonction éducative de la famille, que le sens de la tradition ou encore la figure du “maître” appelé à l’actualiser avec intelligence, partécipation et passion.  Quant à nos enfants, non seulement ils ne savent plus rien du passé mais ils ne connaisent pas non plus le passé de leur propre famille, le nom de leurs grands-parents. Le sens d’appertenir à une génération n’existe plus et, de fait, n’existe plus non plus le sens de la responsabilité de celui qui éduque face à celui qui est éduqué, disons-le, le caractère “génératif” de l’éducation, vraie clé de voute de toute proposition éducative digne de ce nom (4).

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         Laissés à eux-mêmes, comme l’avait bien pressenti Durkheim, les hommes sont destinés à être les victimes de leurs désirs sans fin (5). C’est pour cela qu’il faut qu’il y ait une éduction et des maîtres capables d’enseigner. Mais il est difficile d’avoir la première comme les seconds s’il n’y a pas de patrimoine de valeurs et de savoirs, et même une tradition digne d’être transmise et pour laquelle, étant considérée comme un “bien”, il est juste d’exiger de la rigueur, de la fatigue, de la discipline, et incredibile dictu, de la confiance dans le futur. Si, de la confiance dans le futur. Le principe vital de la tradition, en effet, ce n’est pas tant et ce n’est pas seulement le passé ou la mémoire mais bien la capacité d’assurer une continuité à notre vie, en la préparant au futur et ainsi à l’espérance. Exactement ce dont nous avons extrêmement besoin aujourd’hui. Regardons seulement notre crise démographique. Une société qui ne met plus au monde des enfants n’est pas seulement une société qui viellit mais une société désespérée, une société qui s’accroche désespérément au présent et, par conséquent, une société terrorisée par la viellesse et la mort. Notre indiférence narcissique, pour ne pas parler de dégoût, face aux aux personnes âgées et des générations futures exprime de manière emblématique la crise anthropologique d’une culture qui a perdu le sens du lien social, de la tradition et qui a ainsi renoncé au futur. C’est vider la pratique éducative de toute signification ‘formative’ pour la personne. Pour reprendre des paroles de Christopher Lasch, toute tentative d’approcher quelqu’un d’un horizon déterminé de valeurs risque aujourd’hui d’être considéré comme un “attentat à sa liberté de choix” (6). A moins qu’il ne s’agisse de faire la propagande d’une “neutralité étique” ou d’un scientisme de diverses natures, mais toujours hostiles à la tradition anthropologique de l’Occident, ou de relancer une tentation dangereuse “étatique”  sur l’éducation. Dans ces cas-là, en effet, on retiendra qu’il est juste de se battre pour que certaines valeurs soient diffusées et assimilées.

Si l’on pense aux évènements en France, où l’approbation de la célèbre “Charte de la laïcité”, proposée par le ministre Peillon, impose qu’une heure d’enseignement “morale laique”,  soit introduite dans les lycées à compter de 2015, ou bien aux effets qui commencent à poindre dans les systèmes éducatifs européens, à savoir ce qu’on appelle les “st andards pour l’éducation sexuelle en Europe” inspirés par l’idéologie du gender, ainsi que l’idée que “Les principales sources d’information et d’éducation sont : l’école, les livres, les dépliants et les tracts ainsi que les CD-ROM ou les sites Internet éducatifs, les programmes éducatifs et les campagnes promotionnelles à la radio ou à la télévision, et finalement les services (sanitaires) également (pp. 10-11). Comme on peut le constater, ce sont tous des éducateurs potentiels, tout autre que la famille. Et c’est d’autant plus grave, car il ne s’agit pas d’arithmétique, de géométrie ou d’histoire, mais d’éducation sexuelle. Quant aux effets concrets de ces documents, on se rappellera le mardi 10 décembre 2013, jour le où le Parlement européen a rejeté d’un poil (334 votes contre 327 et 35 absentions des groupes progressistes) la célèbre “résolution Estrela” (du nom de la parlementaire portugaise qui l’a élaborée). Cette résolution, déjà rejetée le 22 octobre 2013, voulait au nom de ce que l’on appelle la “santé sexuelle et reproductive”, que l’avortement et la fécondation pour les couples lesbiens deviennent des droits humains, au même titre que l’éducation à la contraception dès le plus jeune âge, au même titre que l’introduction des cours obligatoires sur la théorie du genre et la rééducation des enseignants réticents, avec la conséquence évidente d’une limitation de l’objection de conscience. Et comme si cela ne suffisait pas, nous voyons poindre avec une insistance toujours plus grande l’idéologie du “post-humanisme”.

Pour reprendre une distinction de Nietzsche, ces signaux font vraiment penser que nous sommes en train de passer d’une phase de “nihilisme passif”, et nous pouvons même dire d’indifférence, à une phase de “nihilisme actif”, à savoir l’imposition de nouvelles valeurs et de nouveaux modèles de comportement. Le dépaysement et la renonciation à éduquer d’hier laissent la place à une stratégie agressive, au nom de la laïcité et de la liberté, mais pas la liberté d’éduquer par exemple. Une idéologie toujours plus arrogante fait que c’est l’état qui établit en quoi consiste l’éducation et l’école devrait devenir une sorte de bras armé, où, d’un côté, on apprend la laïcité comme idéologie et, de l’autre, on dit que ce qui compte c’est uniquement la communication des savoirs, comme si la Bildung ne se réduisait qu’à cela.

Au contraire, si nous avons à coeur la liberté de nos jeunes,  il y a vraiment besoin que l’éducation, la Bildung, redevienne une vraie “relation éducative”, dont l’unique but et d’aider l’homme à être lui-même. Comme le dit Hannah Arendt, “l’école doit être conservatrice  pour préserver  ce qu’il y a de révolutionnaire et de neuf dans tout enfant” (7).

A la différence des autres animaux, les hommes ont besoin de beaucoup de temps pour “se trouver”, pour apprendre à dire ‘je”, pour mener une vie à l’enseigne de l’autonomie, de la liberté et de la responsabilité ; ils ont besoin de relations significatives avec d’autres personnes qui les aiment et, en les aimant, ils savent entrouvrir la beauté du monde et de la vie. Ce que nous sommes, je le répète, dépend en premier lieu des personnes qui nous ont aimés et de l’éducation que nous avons reçue. Mais c’est justement pour cela qu’il me semble important de ne jamais oublier la signification d’une vraie relation éducative.  

Quand Hannah Arendt exhorte l’école à être conservatrice, cela ne veut pas dire que l’école doit se refermer, revenir aux autoritarismes et aux schémas du passé. Elle nous met simplement en garde contre le risque que l’école devienne trop “expérimentale” et que, de telle sorte, elle contribue à créer un déracinement, un manque de sens de ce qui est enseigné  et de ce qui se fait.  Cela peut sembler banal mais ce qui distingue  une ‘expérimentation’ quelconque, c’est la possibilité qu’elle   échoue. Lorsque l’on fait des expérimentations, il faut toujours prendre en compte la possibilité d’échec. La science, on le sait bien, apprend de ses erreurs et grandit justement grâce à ses erreurs. Mais il n’en est pas de même pour l’éducation. Une expérience éducative qui a échoué est une catastrophe sans récompense. La science pédagogique pourrait certainement en tirer quelque enseignement, mais pour l’enfant qui en fait les frais, c’est une perte sèche, une perte irrémédiable, vu qu’il n’aura plus la possibilité de recommencer, de retourner à l’école de la même manière.  

C’est pour préserver ce qui est “révolutionnaire” dans chaque enfant, on peut dire aussi sa “nouveauté”, sa capacité à transformer le monde dans lequel il arrive, que l’école doit être “conservatrice”. Notre vie quotidienne, tout particulièrement à l’heure actuelle, nous force à faire continuellement des “expérimentations” en tout genre.  La plus grande liberté que nous ayons acquis rend la vie individuelle et sociale toujours plus à risque. Mais c’est justement pour cela que l’éducation est devenue si importante. Ce sont précisément ceux qui ont eu la chance d’expérimenter d’authentiques relations éducatives à avoir la possibilité majeure de réussite dans notre société complexe, transformant ainsi les “expérimentations” sociales quotidiennes en des opportunités de vie autonome et libre. Ce sont précisément ces mêmes personnes qui savent appartenir à une histoire, à une trame générationnelle, et qui ont -et ce n’est pas paradoxal- une capacité plus grande d’exploiter au mieux les grandes opportunités de notre temps ;  ce sont ceux qui ont acquis conscience de soi, de leur propre ‘je’, appris à être encore plus capable d’aller à l’encontre et de dialoguer avec les autres.

Contrairement à ce que soutient un auteur comme Ulrich Beck, je ne crois pas qu’à la base de notre capacité inclusive face aux autres il y aurait une “vertu du manque d’orientation” (8). Que nos vies soient devenues toujours plus  “polycentriques”, qu’ainsi nous devons vivre de manière pérenne “en voyage dans des mondes variés  (au sens propre comme au sens figuré)” (9), ou bien qu’il faille développer “une culture de la disponibilité au risque et à la créativité” (10) ; tout ceci peut être assumé comme un fait incontestable, et Beck fait bien de nous le rappeler, bien que cela ne signifie pas cependant que notre identité doive devenir plus défaillante, mobile, flexible et même finalement indifférenciée.. La flexibilité, la mobilité, la disponibilité au risque et à la créativité sont en fait des ressources de valeur inestimable pour les individus et pour les sociétés. Mais, je le répète, seuls ceux qui ont une identité, c’est-à-dire avec de fortes convictions, réussissent à les mettre à profit pleinement sans se désorienter. Ils réussissent à mettre en oeuvre ces “distinctions inclusives” qui, pour Beck, sont le trait d’une capacité interculturelle à la hauteur de notre temps, sans tomber dans une indifférence stérile et vide. La désorientation n’induit pas à l’ouverture ; elle peut tout au plus provoquer de la peur, une incapacité à comprendre vraiment aussi bien ce qu’est l’ “autre” que ce qui lui est propre et familier, préparant ainsi le terrain idéal pour la fermeture et l’intolérance. Plus nous aurons conscience de notre identité, plus il sera facile de dialoguer de manière authentique avec autrui, de mettre en pratique cet ”universalisme-sensible-aux-différences” (11) dont parle Habermas, capable d’inclure l’autre, tout en conservant sa diversité. Si nous y réfléchissons bien, notre capacité inclusive dépend donc également de l’éducation, l’éducation éta nt si centrale pour tout ce qui touche l’anthropologie.  

Avant de conclure, je voudrais soulever un dernier point qui regarde spécifiquement l’évangélisation.

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Après tout ce que je viens de rappeler, il semble clair que le climat culturel de notre temps rend l’évangélisation assez difficile. S’il est vrai que nous sommes face à une vraie émergence anthropologique, cela ne peut pas ne pas entailler les conditions mêmes de possibilité d’évangélisation. Et pourtant, comme je le dis assez souvent, nous vivons dans une période qui, bien que difficile, est assez propice pour la foi chrétienne. Je cite encore Nietzsche, même si dans un sens radicalement opposé au sien, il semble vraiment que nous devions passer par ce nihilisme pour comprendre profondément la valeur de la tradition chrétienne de l’Occident.

Individualisme, relativisme et hostilité face au rôle public de la religion apparaissent certainement comme des traits dominants de notre culture moderne tardive. Je ne voudrais cependant pas que l’on oublie que tout ceci représente en premier lieu une menace pour l’individu, ses relations constitutives ayant été balayées et lui-même étant réduit à une pure auto-référence, il pourrait trouver dans la foi catholique un soutien précieux pour retrouver sa dimension  relationnelle, familiale et personnelle.  De même, de par la confrontation avec l’individualisme moderne, la foi catholique pourrait être aidée, comme cela s’est produit ces dernières années, dans la valorisation de la personne humaine comme point central, en fait une sorte de voie privilégiée de l’église et le fondement même de son rôle public. Cela permettrait également de mettre de côté toute prétention que la religion puisse s’affirmer contre la volonté des individus, des peuples et des nations.

Ce que je veux souligner, c’est que, au sein de l’Eglise catholique, la centralité croissante de la personne humaine fait grandir la conscience évidente et prometteuse  de l’importance centrale de la question éducative. Evangéliser et éduquer vont ensemble. Et cela implique que l’Eglise, hors et dans le monde catholique, devient une sorte de dernier rempart qui défend la dignité et la liberté de l’homme, et dernier rempart qui défend également la meilleure tradition anthropologique de l’Occident.

Comme le disait Benoît XVI, dans sa lettre adressée au Diocèse de Rome le 21 janvier 2008, les difficultés actuelles à éduquer dépendent d’une “mentalité et une forme de culture qui portent à douter de la valeur de la personne humaine, du sens même de la vérité et du bien et, en ultime analyse, de la bonté de la vie. Il devient alors difficile de transmettre d’une génération à l’autre quelque chose de valide et de certain, des règles qui comportent des objectifs crédibles autour desquels on peut construire sa propre vie”.  

Il s’agit donc de se rappeler sans cesse qu’à la base de toute vraie action éducative il existe une question fondamentale : en quoi consiste le bien de l’homme ? Eduquer c’est finalement porter cette question aux nouveaux venus ; c’est assumer une grande responsabilité que l’on ne peut fuir, en évoquant parfois le fait que l’enfant pourrait très bien choisir lui-même quand il sera plus grand quel sera son bonheur. Il le fera de toute façon. Mais la manière dont cela adviendra, dépendra énormément de l’éducation qu’il aura reçue, même si, par chance, ce ne sera pas de manière exclusive.

A ce sujet, quelqu’un dira que, dans une société pluraliste, il existe différentes conceptions du “bien” et qu’il n’y a aucun sens à considérer l’une au l’autre comme le critère à suivre dans les pratiques éducatives. Il n’y a pas besoin qu’en souffrent le pluralisme, l’autonomie, la liberté et, par conséquent, le bonheur des individus.  Au fond, ces dernières années, nous avons été trompés par le fait que pluralisme et autonomie puissent signifier une sorte de légitimation de n’importe quel style de vie. Le labeur de l’éducation a laissé place à la spontanéité capricieuse du désir. Mais aujourd’hui, nous commençons à nous rendre compte que tel ou tel critère ne fonctionne plus ou du moins est insuffisant pour garantir une vie satisfaisante, aussi bien du point de vue individuel que social. Si nous avons à coeur de vivre dans une société meilleure, dans une plus grande phase de bien-être, une meilleure qualité de vie individuelle et sociale, nous ne pouvons plus reporter à plus tard une discussion de fond  sur les idées de vie bonne et de bonheur que nous entendons poursuivre. A plus forte raison quand celles-ci coïncident, tel es le cas dans le christianisme, avec la recherche du “bien du prochain”, du “bonheur des autres” (Evangelii gaudium, n. 272). Ne pas affronter ces idées, car dans notre société pluraliste ces idées sont de plus en plus controversées, signifie avoir l’attitude de l’autruche et ne pas s’apercevoir que c’est une des causes non secondaires de la crise actuelle de l’éducation, de l’évangélisation et du mal-être social actuel. Mais heureusement qu’autour de nous nous avons des témoins qui, par leur exemple de vie, nous disent qu’une autre voie est possible.

          A ce sujet, il y a un passage magnifique dans le dernier livre de Jean-Paul II,  Mémoire et Identité, que je considère comme fondamentalement important pour l’éducation et l’évangélisation. Dans l’objectif de valoriser pleinement le rôle fondamental de la culture dans la vie des peuples et des nations, nous sommes sollicités pas tant à élaborer une “théorie de la culture” qu’à rendre “témoignage à la culture” (12). Il s’agit d’une autre percée de lumière ouverte par ce grand pape sur un des défis les plus compliqués de notre temps : le sens de sa propre identité et la confrontation entre diverses identités. La confrontation avec les “autres”, avec les “autres” cultures n’est pas seulement un problème de tolérance, de réciprocité  ou d’intégration, même si c’est aussi un problème. Mais il ne fait pas en rester là, en faisant même devenir un alibi pour ne pas se remettre en cause jusqu’au bout, pour se cacher. C’est l’essence de notre humanité, l’humanité que nous partageons avec tous les hommes du monde qui exige, en nous confrontant avec ceux qui pensent différemment ou qui proviennent même de cultures différentes de la nôtre, que chacun de nous soit en premier lieu lui-même, un témoin créatif de sa propre identité.  C’est bien autre chose que le relativisme culturel. C’est sur cette capacité de rendre témoignage à la dignité de l’homme, à la conviction que, comme le dit le Pape François “chaque être est infiniment sacré et mérite notre affection et notre dévouement. ” (E.G., n. 274), que se mesure aujourd’hui la vraie identité, la vraie ouverture, la vraie universalité, et même la vraie “supériorité” de toute position culturelle. Nous pouvons dire certainement que c’est dans cette capacité que s’incarne la réalité spirituelle du Christianisme. Et comme les grandes réalités spirituelles, lorsqu’elles existent, ont toujours le caractère d’un devoir à accomplir, je crois que le monde, aujourd’hui et comme toujours, a un grand besoin de témoins.

                                                                  Sergio Belardinelli

                                                                  (Université de Bologne - Italie)

Note

1) Rapprocher le thème de l’éducation au thème anthropologique est peut-être une des questions les plus urgentes de notre temps. La crise de l’éducation est surtout une crise anthropologique. Cf. Comité pour le projet culturel de la CEI (Conférence épiscopale italienne), La sfida educativa, Bari, Laterza, 2009.

2) M. Benasayag, G. Schmit, L’epoca delle passioni tristi, Feltrielli, Milan 2005, p. 27.

3) Cf. S. BELARDINELLI, La normalità e l’eccezione. Il ritorno della natura nella cultura contemporanea, Soveria Mannelli, Rubbettino, 2002, deuxième partie.

4) Le concept est très bien expliqué dans le premier chapitre du volume présenté par le Comité pour le projet culturel de la Conférence épiscopale italienne La sfida educativa.

5) Durkheim écrit : “Quand on considèrent les faits, quels sont-ils, et qu’ont-ils été, il semble évident que toute éducation consiste à produire un effort continuel pour imposer à l’enfant des modes de vivre, de sentir et d’agir, modes auxquels il ne serait pas parvenu spontanément. Dès le début des sa vie, nous l’obligeons à manger, à boire, à dormir à des heures régulières, nous le poussons à la propreté, au calme, à l’obéissance : plus tard, nous lui faisons apprendre à tenir compte des autres, à respecter les us et coutumes, nous l’obligeons à travailler etc.  Si, avec le temps, ces contraintes ne sont plus ressenties, cela provient du fait que peu à peu elles sont à l’origine d’habitudes et de tendances internes qui les rendent inutiles, mais qui les constituent seulement parce qu’elles en dérivent.” (E. DURKHEIM, Le regole del metodo sociologico, Milan, Editions Comunità, 1969, p. 28).

6) Cfr. CH. LASCH, La cultura di massa in questione, in “Futuro Presente”, 1993, n. 4, pp. 77-90.

7) H. ARENDT, Tra passato e futuro, Milan, Garzanti, 1991, p. 238.

8) U. BECK, Che cos’è la globalizzazione, Florence, Carocci, 1999, p. 22.

9) Ibid., p. 96.

10) Ibid., p. 176.

11) J. HABERMAS, L’inclusione dell’altro, Milan, Feltrinelli, 1998, p. 55.

12) Jean-Paul II, Memoria e Identità, Milan, Mondadori, 2005, p. 105.