Laïc décédé en 1998, Jean Daujat a été l’un des premiers laïcs à enseigner la théologie au sein de Centre d’Etudes Religieuses (CER), pendant près de 50 ans. Au départ de sa vocation, « il a constaté que sa formation chrétienne n’était pas à la hauteur de sa formation dans le domaine profane », explique Claude Paulot.
Ses Mémoires, qui viennent de paraître, montrent l’étendue de son influence intellectuelle et spirituelle. Claude Paulot, son successeur à l’Ecole Normale Supérieure et au CER, évoque le parcours de Jean Daujat.
Zenit – Vous présentez les Mémoires de Jean Daujat. Qui était-il ?
Claude Paulot – Jean Daujat est né à Paris en 1906, d’une famille parisienne depuis plusieurs générations et il est mort le 31 mai 1998, jour de la Pentecôte cette année-là. Une messe anticipée de la Toussaint a été célébrée pour lui, à la paroisse Notre-Dame de la Salette à Paris, par le cardinal Lustiger, le 31 octobre 1998. Fils unique, sa mère, sa grand-mère et son arrière grand-mère se sont consacrées à son éducation : il n’est entré à l’école qu’au niveau de la quatrième, en 1918. Doté d’une grande intelligence, il a été primé au concours général en français, en mathématiques et en géographie. Il est entré à l’Ecole Normale Supérieure en 1926, par le concours sciences. Après avoir traversé une période de doute quant à sa foi pendant son adolescence, il a été convaincu grâce à son professeur de biologie, Jules Lefèvre, père de l’abbé Luc Lefèvre qui fondera plus tard la revue La pensée catholique. Il a fondé, en 1925, le Centre d’Etudes Religieuses auquel il a consacré sa vie. Il a écrit plus de trente livres essentiellement pour faire connaître l’enseignement de l’Église. En 1930, il a épousé Sonia Hansen, artiste peintre danoise, avec qui il formera, pendant 62 ans, un couple profondément chrétien, tourné vers l’apostolat même si leurs deux fortes personnalités, lui très rationnel et elle hypersensible, se heurteront souvent. Ils n’ont pas eu d’enfant ce qui causera une grande souffrance à son épouse comme Jean Daujat le décrit dans ses Mémoires. Son rayonnement apostolique lui a permis de rencontré tous les papes de Pie XII à Jean-Paul II, sauf Jean-Paul 1er. Il a, avec le CER, contribué à la formation de milliers de catholiques.
Comment a-t-il participé au foisonnement intellectuel des années 30 ?
Il a entraîné de nombreux étudiants dans des mouvements dont il a eu l’initiative. Jules Lefèvre lui fait rencontrer Amédée d’Yvignac qui venait de fonder une revue à laquelle collaboraient Jacques Maritain, Henri Ghéon, Henri Massis et qui voulait porter une politique chrétienne. A l’Ecole Normale Supérieure, il côtoie les mathématiciens fondateurs du groupe Bourbaki, des littéraires ou philosophes comme Raymond Aron, Jean-Paul Sartre, Simone Weil, Henri-Irénée Marrou, et ses amis Etienne Borne, Maurice Merleau-Ponty qui était alors catholique ou le spécialiste des langues orientales Olivier Lacombe. Il fonde lui-même une revue catholique, Orientations dans laquelle écrivent des articles de nombreux intellectuels catholiques comme le père Garrigou-Lagrange, Monseigneur Ghika, Yvonne Estienne, Jacques Maritain, Henri Ghéon, Charles du Bos, Stanislas Fumet, Gustave Thibon, Olivier Lacombe, Maurice Merleau-Ponty. Il prépare une thèse d’histoire des sciences qu’il soutiendra devant un jury où figureront Louis de Broglie et Gaston Bachelard. Surtout il étudie la pensée de saint Thomas d’Aquin et écrit un gros traité intitulé La vie surnaturelle qui bénéficiera d’une préface de Monseigneur Beaussart, alors recteur de l’Institut catholique de Paris et du père Garrigou-Lagrange, professeur de théologie à Rome.
Pourquoi a-t-il créé le CER ?
Il a constaté que sa formation chrétienne n’était pas à la hauteur de sa formation dans le domaine profane, de plus il ne comprenait pas qu’on lui impose sans justification des interdictions dans le domaine moral. Ce souci de connaître les raisons et le fondement des choses, cet amour de la vérité qui le guidera toute sa vie l’a conduit, sous l’impulsion du père Garnier, religieux de Saint Vincent de Paul, à regrouper des jeunes pour un travail de formation spirituelle et doctrinale à l’automne 1925. Le père Garnier, Jacques Maritain, le chanoine Lallement, Monseigneur Ghika assurent initialement cette formation et, à partir de 1931, suggèrent à Jean Daujat qu’il peut enseigner lui-même. Qu’un laïc enseigne la théologie était audacieux à l’époque et c’est l’archevêque de Paris, le cardinal Verdier qui va lui donner cette mission ainsi que son nom au Centre d’Etudes Religieuses. Il ignorait alors qu’il consacrerait toute sa vie à cette œuvre.
Quelle a justement été la suite de sa vie ?
Pendant la seconde guerre mondiale il été mobilisé comme officier d’artillerie et son épouse s’est engagée comme infirmière. Il raconte à travers des anecdotes comment il a participé activement à cette période troublée, comment, par exemple, au moment du débarquement, avec l’audace qui était la sienne, il a essayé de persuader le maréchal Pétain de se tourner vers les alliés. Puis il a repris les cours du CER qui a recruté de plus en plus d’élèves, le maximum étant atteint à la rentrée de 1968. Il a écrit des livres en lien avec ses cours comme Y a-t-il une vérité ? et Doctrine et vie chrétiennes ainsi qu’un fascicule Connaître le communisme qui a eu beaucoup de succès pour dénoncer le totalitarisme. Il a écrit dans de nombreuses revues et donné des conférences en France et à l’étranger. Il a rencontré des écrivains, des hommes politiques comme Pompidou, Chaban-Delmas ou Maurice Schumann.
Pourquoi continuer son œuvre ?
Personnellement, j’ai connu Jean Daujat en suivant ses cours au CER alors que, près d’un demi-siècle après lui, débarquant de ma province natale, j’étais comme lui élève à l’Ecole Normale Supérieure et que je constatais, à mon tour, que ma formation catholique était loin d’être à la hauteur de ma formation scientifique. Cet écart n’a fait que s’aggraver et beaucoup de personnes manquent de formation chrétienne et la nécessité de poursuivre cet apostolat, de remettre le rédempteur de l’homme au centre du cosmos et de l’histoire en résulte.
La pensée chrétienne peut-elle aider nos contemporains à juger des lois ?
Notre civilisation est en train de perdre ses repères en rejetant ses fondements chrétiens. La notion de famille est pervertie, la vie n’est plus respectée depuis son commencement jusqu’à sa fin naturelle, la vérité ne semble plus importer, la recherche du plaisir, le matérialisme prennent une place considérable. L’accord entre la raison et la foi qui est au cœur de l’enseignement de l’Église permet justement de comprendre les justifications de la loi naturelle, de s’orienter vers le beau, le vrai et le bien. Il est plus que jamais nécessaire de rappeler, à temps et à contre temps, la doctrine et la spiritualité chrétiennes qui nous indiquent le chemin vers la joie et le vrai bonheur qui nous est donné par Dieu.
Mémoires de Jean Daujat, TI et TII, présentés par Claude Paulot, Pierre Téqui Editeur, 500 pp. env. – 40 € env. chaque.