Château Saint-Ange, refuge du conclave, ici objet de reconquête par Charles Quint, gravure du 16e siècle

Château Saint-Ange, refuge du conclave, ici objet de reconquête par Charles Quint, gravure du 16e siècle

La France, fille aînée de l’Eglise, 10e partie

Voir Rome et mourir : La mort d’un pape et de l’unité catholique

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Le 19 décembre 1370, la mort d’Urbain V fut ressentie avec grande émotion dans le monde chrétien. Je ne citerai que l’exemple du grand poète Pétrarque, adversaire de toujours du séjour des papes à Avignon, et qui n’avait donc pas épargné Urbain V. Il écrivit à Francesco Bruni_ « J’en prends ma conscience à témoin, jamais mes paroles n’ont égalé ce que je pense de ce pontife. Je lui ai fait des reproches que je croyais justes, mais je ne l’ai pas loué comme je voulais. Mon style a été vaincu par ses mérites. Ce n’est point l’homme que je célèbre, c’est cette vertu que j’aime et que j’admire avec étonnement. » (1) Cette « vertu » lui a fait vouloir une Église meilleure avec des chrétiens mieux instruits, et ce pour toutes les charges à exercer, et accepter les rigueurs des exigences de son ministère de successeur de Pierre en prenant le risque conscient d’un retour à Rome. Il le savait plus qu’aventuré, à la fois pour accomplir son devoir d’évêque vis à vis des Romains mais aussi celui de chef de la chrétienté pour la défendre d’un islam menaçant. Il ne subit de ce fait jamais d’échecs mais les conséquences des sacrifices sciemment consentis pour porter sa croix à la suite de son Seigneur.

 

I La difficile succession d’un Saint à un moment très difficile

 

Urbain V avait indiqué une direction que l’Église allait devoir suivre, quel qu’en soit le prix. Le retour à Rome (qui en soi était logique) était devenu une nécessité spirituelle, même si ce n’était pas le meilleur moment sur le plan politique. Chacun avait pu voir que la difficulté majeure était venue des désordres italiens. Or, la Curie avait en son sein un bon connaisseur des questions italiennes, le cardinal Pierre Roger de Beaufort, neveu du pape Clément VI. Les cardinaux entrés en conclave le 29 décembre 1370, l’élurent le lendemain à l’unanimité des voix. On l’ordonna prêtre le 4 janvier 1371, car il n’était que diacre quand son oncle de pape le créa cardinal, le 5 il dit sa première messe juste avant son couronnement.  Il prit le nom de Grégoire XI. Créé cardinal à 19 ans, il était parti étudier le droit à Pérouse. Il en était revenu « Docteur in utroque », en droit civil et ecclésiastique, ce qui lui valut l’admiration des spécialistes de son temps en ces matières. Il lisait beaucoup, un chroniqueur écrit de lui : « Il était humble, et de bonne humeur. Il était capable, intelligent, subtil, très porté vers l’étude des lettres et il savait beaucoup de droit civil. » (2) Il avait vingt-deux ans de vie de Curie et avait été très apprécié des successeurs de son oncle, aussi bien d’Innocent VI que d’Urbain V. Il avait donc servi la diplomatie italienne de trois papes. Le voilà donc pape lui-même à 40 ans. Il tint à rétablir l’ancien cérémonial d’investiture, parce que c’était politiquement important pour ce que symbolisera le retour à Rome. Il effectua la fameuse chevauchée dans la ville et c’est Louis d’Anjou frère du roi de France qui tint la bride de son cheval.

 

Il a deux priorités qui ne surprendront pas, la guerre contre Milan (condition de la deuxième) et le retour à Rome. Il connaît peu les affaires franco-anglaises, mais a l’intelligence de se rendre compte qu’en ce début d’année 1371, les choses sont arrivées dans une impasse diplomatique. Édouard III, comme Charles V, voulaient en finir par une victoire militaire, et c’était effectivement, à ce moment là, au point où ils en étaient, la seule solution. Tout au plus ses Légats pourront-ils obtenir deux trêves à Calais puis à Bruges, de 1372 à 1376, qui ne serviront qu’à d’autres préparatifs guerriers. Le pape s’intéressera plus à la croisade parce qu’il la croyait possible, et même nécessaire, du moins contre le Turc, sans attendre la paix entre la France et l’Angleterre. La menace turque se précisait en Europe puisqu’en 1371, l’armée du Sultan écrasa les Serbes à la bataille de la Maritsa. Pire, en 1374, l’empereur Jean V Paléologue se déclara vassal du Sultan et lui paya tribut ! Il renouvellera cette alliance en 1379.

 

En ce qui concerne le retour à Rome, ce sont deux femmes mystiques qui se feront le plus entendre. Tout d’abord Brigitte de Suède qui, ayant déjà accablé de ses imprécations Urbain V, fera parvenir à Grégoire XI ses révélations par son confesseur Alfonso dès juillet 1373 pour le convaincre de retourner à Rome, car ce n’était que de là, selon elle, qu’il pouvait réformer l’Église comme il le souhaitait. Ses propos étaient extrêmement durs. Après avoir eu huit enfants de son mari, elle vit ce dernier tomber malade au retour d’un pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle, faire vœu de chasteté, entrer immédiatement au monastère et y mourir comme novice en 1344. C’est vers cette période que ses visions commencèrent. Elle se présente comme ambassadrice de Dieu avec, comme premier objectif, le retour immédiat du pape à Rome ! Et cette urgence devint tellement obsessionnelle que, comme je l’ai signalé, elle osa le clamer à Urbain V alors que manifestement, il était obligé de quitter Rome pour Avignon, pour le plus grand bien de l’Église, je l’ai expliqué ! Catherine de Sienne (après une jeunesse pleine d’expériences religieuses et mystiques assez étranges, comme un mariage mystique avec le Christ, et la réception de stigmates invisibles, à sa demande) prophétisera les mêmes choses en allant jusqu’à Avignon pour rencontrer le pape en 1376 qui avait pris sa décision au moins depuis un an. « Achevez ce que vous avez commencé ! Ne tardez pas, car le retard cause bien des malheurs et le démon s’ingénie à multiplier les empêchements. Vicaire de Jésus, vous devez reprendre votre siège ! N’attendez pas le temps, car le temps n’attend pas ! » (3) Quelques ecclésiastiques étaient de cet avis dont le cardinal Giacomo Orsini, mais ce dernier était bien le seul du Sacré-Collège à être  renseigné sur l’hostilité du milieu romain et les autres difficultés italiennes. Comme je l’ai précisé, la décision pontificale était prise officiellement et connue depuis 1375. Comme pour Urbain V, Charles V était de l’avis des cardinaux et envoya au pape son frère le duc d’Anjou à Avignon, le pape le connaissant bien. Selon le célèbre chroniqueur Froissart, il aurait dit à Grégoire XI : « Car si vous mourez par de là, ce qu’il est bien apparent, si comme vos maîtres de physique me disent, les Romains qui sont merveilleux et traîtres seront maistres de tous les cardinaux et feront pape de force à leur séance. » (4) Et le duc d’Anjou demeurera dans la région, recevant beaucoup à Villeneuve, tant et si bien que le pape remit son départ à un an, en 1376, ce qui permit la rencontre avec Catherine de Sienne.

 

II La nature du dilemme

 

Pour bien le comprendre, il faut rappeler deux choses fondamentales. La première : le pouvoir du pape est de droit divin, fondé sur une promesse faite par Jésus à Pierre. Seul le successeur de Pierre peut être Vicaire du Christ, successeur s’entendant par celui qui prend la suite de Pierre sur son dernier siège épiscopal, qui de plus l’a vu mourir martyr (5). La deuxième chose, tout aussi importante est la liberté de l’Église. Si Pierre et ses successeurs sont détenteurs d’une véritable autorité, c’est pour maintenir la communion et l’unité de l’Église dans la vérité. Or, la vérité rend libre (Jean 8, 32). Pendant la persécution, la liberté de l’Église s’affirma par le refus du culte impérial au péril de sa vie ; quand la persécution cessa, la liberté exista par la volonté des empereurs et la vigilance courageuse des évêques. Les invasions barbares changèrent la donne, car certains barbares restèrent païens, d’autres embrassèrent l’hérésie arienne ; les Francs, puis d’autres tribus germaniques devinrent catholiques. Pour garantir au pape sa liberté, et par tant celle de l’Église, Pépin le Bref, nous l’avons vu, lui donna des États. Mais encore fallait-il qu’il y fût en sûreté. Ce ne fut pas toujours le cas avec les empereurs allemands qui surent profiter des troubles de la fin de l’ère carolingienne, privant le Saint-Siège de son soutien historique qu’était la France. Les Capétiens avaient redressé la situation permettant la réforme grégorienne. La mégalomanie de Boniface VIII avait compromis la sûreté du séjour romain, exacerbant les ambitions des grandes familles de la Ville et des aspirants potentats italiens. Avignon, territoire que le pape pouvait acquérir en totale propriété était le seul moyen de conserver sa liberté au successeur de Pierre. Sa « régularité » ne dépendait pas en premier lieu de sa résidence, mais des conditions de son élection qui devaient se dérouler selon des règles bien définies à l’époque qui nous intéresse. Les cardinaux devaient rester enfermés en conclave, loin de toute pression extérieure pour proposer, à une majorité qualifiée, un candidat pour le siège épiscopal de Rome. Le candidat choisi avait pouvoir d’accepter ou de refuser, là encore librement et sans aucune pression extérieure, et régner ainsi en toute liberté. Tout cela était garanti à Avignon, au prix de la non-résidence à Rome, car elle ne pouvait offrir de telles sécurités.

 

III L’importance des « préférences romaines » dans le choix d’un pape

 

Urbain V en avait conscience et accomplit consciemment une démonstration par l’absurde de cette réalité. Dès qu’il a vu de près la situation, il s’est dépêché de rentrer à Avignon pour y mourir et rendre cet immense service à l’Église de lui épargner un conclave à Rome ! Et la raison est donnée par ce que rapporte Froissart des propos du duc d’Anjou qui traduisait la pensée de Charles V. Qu’on se souvienne aussi de l’avertissement qu’avait donné Philippe le Bel après la mort de Clément V en 1314 à deux cardinaux français qui en juillet de cette année avaient fui le conclave de Carpentras ! Il leur demandait de se mettre rapidement d’accord avec leurs confrères italiens pour trouver une ville où se réunir tous, paisiblement, pour pouvoir élire un pape, sans risque de mécontenter une partie du Sacré-Collège qui ne manquerait pas d’en élire un autre, « qui ne serait pas de nos amis » avait écrit le roi (6). Chez les politiques avisés de ce temps, on a donc craint, en 1314, comme en 1375, l’élection d’un mauvais pape, ou tout du moins d’un pape qui ne serait pas accepté par tous et qui provoquerait une deuxième élection, pouvant entraîner de facto un schisme. Que des illuminées, comme Brigitte et Catherine, n’aient pas compris la situation politique de ce moment n’est pas étonnant ! On peut être une très sainte femme (idem pour les hommes) et ne rien entendre à la politique ! Elles oubliaient de fait que le pape avait des devoirs de Chef d’État et que l’Église était impliquée dans pratiquement tous les aspects de la vie de la cité. Je ne crois pas qu’on puisse faire ce reproche au pape Grégoire. D’abord il va prendre son temps avant d’obéir aux prophétesses, et il va mettre en œuvre un programme d’action tout à fait jouable sur le plan politique et militaire. Mais, nous le verrons, il y eut un dérapage qu’il ne pouvait pas prévoir et bien que de constitution fragile, il pensait certainement vivre un peu plus longtemps pour ré-évangéliser Rome, sur laquelle il ne se faisait pas trop d’illusions.

 

IV De malheureux présages

 

Quand on apprit en Italie, en 1375, le report à un an de la décision papale, les dirigeants de Florence qui craignaient une extension des États pontificaux à leurs dépens payèrent 130 000 florins à un capitaine anglais John Hawkwood pour qu’il n’attaque pas leur cité, alors qu’il était au service du pape. On utilisa de l’argent pris sur les paroisses, huit notables de la ville furent chargés des négociations. Ensuite ils s’allièrent à Milan, où ils reçurent facilement le soutien de Barnabé Visconti, et à partir de là ils purent envoyer des messagers dans plusieurs villes pontificales pour les soulever ! C’est ce qui valut à cette révolte le nom de guerre des huit saints, par dérision pour ces huit opposants au pape. Salutati, le chef florentin, appela alors à la révolte générale contre la corruption du gouvernement pontifical, on parla même de république ! Il faut aussi rappeler que des mauvaises récoltes avaient désolé tout le nord de l’Italie ainsi que d’autres pays et que les administrateurs français du pape n’avaient guère manifesté d’indulgence concernant les impôts. Mais il y avait eu révolte armée, et même si Rome était restée apparemment calme, Grégoire ne pouvait que réprimer. Le 31 mars 1376, il frappa Florence d’interdit, expulsa d’Avignon tous les Florentins et leurs alliés, demandant aux nations chrétiennes de faire de même. Il fit lever des soldats bretons des grandes compagnies et les plaça sous le commandement du cardinal Robert de Genève pour marcher d’abord sur Bologne.

 

Quant au pape, il plaça son devoir avant tout et quitta Avignon le 13 septembre 1376, prit la mer le 2 octobre. Ralenti par des tempêtes, il remonta tardivement le Tibre et arriva à Rome le 15 janvier 1377. Il y fit incontestablement une entrée triomphale, car cela correspondait à l’évidence à l’intérêt de tous les Romains.

 

Mais malheureusement la guerre des huit Saints continua. Les compagnies bretonnes étaient bien arrivées en Italie, mais n’ayant pu faire leur jonction avec le capitaine Hawkwood, sans doute alourdi par l’or florentin, elles se contentaient d’occuper le village de Césène près de Rimini. Une rixe avec les habitants dégénéra, quatre cents soldats bretons furent tués, les autres se réfugièrent dans la citadelle avec le cardinal-légat Robert de Genève et furent soumis à un siège en règle. Ils auraient succombé faute de vivres, s’ils n’avaient été secourus au dernier moment par John Hawkwood et ses Bretons, achetés pourtant par Florence, mais tout de même officiellement alliés du pape. Pris en tenaille les Césenois furent massacrés, au nombre de quatre mille, ce 1er février 1377. Beaucoup soulignent que le cardinal-légat ne broncha pas ! Mais qu’aurait-il pu faire pour calmer ce genre de « soldats » ? Florence essaya d’exploiter la situation, en vain. Bologne signa la paix en juillet, et Barnabé Visconti s’assura du calme de Florence. Grégoire XI avait donc gagné son retour, mais épuisé par toutes ces épreuves, il mourut le 26 mars 1378, à 47 ans, ouvrant l’épisode capital qui allait déterminer l’opportunité de sa démarche : un conclave obligatoirement rendu très difficile, tant par le lieu où il allait se dérouler que par ses enjeux. Je l’ai écrit, et j’y reviens, ce pape était sans illusion sur les difficultés de son entreprise, mieux, il savait que le plus difficile se passerait à sa mort.

Une ultime preuve : se sentant près de la fin, Grégoire, le 19 mars, avait levé l’obligation faite au Sacré Collège de tenir conclave dans la ville où était mort le pape, on ne pouvait pas mieux signifier qu’il valait mieux se réunir hors de Rome. (7)

 

V Un conclave de tous les dangers

 

À peine le pape mort, le cardinal Bertrand Lagier, franciscain, très proche de Grégoire, se vit signifier par ses fidèles, à la sortie de son église, titulaire de voter pour un Romain ou au moins un Italien. (8) Il eut beau leur faire un petit cours d’ecclésiologie, montrant que, quelles que soient ses responsabilités universelles, le pape était avant tout évêque de Rome, il ne les convainquit pas. À la moindre occasion, les cardinaux étaient interpellés par les passants. Aussi, sans attendre les autres, les seize cardinaux présents entrèrent en conclave au palais du Vatican, et non du Latran en triste état, le 8 avril 1378. Le camérier Pierre de Cros avait fait venir à Rome deux cents lances pour placer le château Saint-Ange en état de défense. Prudence est mère de sûreté ! Seule cette question fera tout de suite l’unanimité. Mais nos cardinaux étaient tout de même réunis pour élire un pape, et sur les 16 entrant en séance, la majorité des deux tiers étant requise, aucun ne pouvait rassembler onze voix. On pouvait discerner trois groupes : le parti limousin (7 membres) le parti français (5 membres) en y comptant Pedro de Luna, Aragonais certes, mais un personnage très particulier. Cela n’avait pas échappé à Grégoire XI qui, en le créant cardinal, lui avait dit, lorsqu’il lui remit le chapeau rouge : « Veille à ce que la lune (qui figurait dans ses armes) ne souffre pas d’une éclipse ! » (8) Nous en reparlerons, car ce cardinal deviendra un des papes d’Avignon, Benoît XIII, comme antipape. Il y avait aussi un parti italien (4 membres). Mais à peine le conclave était-il réuni que ses gardiens firent savoir au cardinal d’Aigrefeuille « que si l’élu n’est pas un Romain ou du moins un Italien, ils (les cardinaux) sont tous en danger de mort. » (9) Et pour créer une ambiance, plusieurs églises de la Ville éternelle se mirent à sonner le tocsin ! Le conclave chargea alors le cardinal Piero Corsini d’aller répondre à la foule, il fut accompagné de deux confrères, d’Aigrefeuille et d’Orsini, qui lui était Romain. Voici le bref échange ! Le cardinal à la foule : « Maudits ! Que faites-vous ? Vous croyez que c’est comme cela qu’on fait un pape ? Vous mettez le feu à la ville et personne ne pourra l’éteindre avant qu’elle ne soit détruite. » La foule ne cède pas « un Romain ou un Italien », et on y hurle clairement des menaces de mort ! Alors Aigrefeuille entraîne Corsini à l’intérieur avec ces paroles « Allons, allons, monseigneur, plutôt que de mourir, j’aime mieux élire un Italien ou un Romain, ou même le diable ! ». Il ne croyait pas si bien dire ! (10) Comme le ton monte dehors, Corsini dut revenir promettre à la foule qu’elle aurait le lendemain un pape romain ! Mais le lendemain ne suffisait plus, on l’exigeait de suite. Alors le cardinal d’Aigrefeuille (1339-1401) prit une initiative. Créé  cardinal par Urbain V en 1367 à 28 ans, ce bénédictin en était à son deuxième conclave ; parent de Clément VI et de Grégoire XI, il avait eu la confiance de trois papes, il avait été légat, et était présentement camerlingue, désigné par Grégoire comme exécuteur testamentaire. Il connaissait bien son monde ! C’est lui qui proposa Bartolemeo Prignano, archevêque de Bari, prélat napolitain de 60 ans, connu pour son austérité, sa piété, sa compétence juridique aussi, il était docteur en droit canon, et bien connu en Avignon. La solution parut bonne à beaucoup, car on n’avait pas cédé à la foule en lui donnant un Romain, mais elle avait un Italien ! Un vieux cardinal romain, Tebaldeschi, fit tout de même remarquer qu’une telle élection pourrait être déclarée irrégulière, du fait des pressions exercées sur le conclave. On revota et l’archevêque fut élu, ce 8 avril 1378, à une voix prêt, celle d’Orsini qui n’aimait pas les Napolitains. Il fallut partir le chercher très vite, car toutes sorte de bruits circulaient et l’on s’affolait, autant dans le conclave que dehors. Orsini avait-il vraiment proposé de déguiser un franciscain avec une chape et une mitre pour faire croire qu’on l’avait élu ? Pedro de Luna, avant l’annonce officielle de l’élection, était-il responsable de la rumeur faisant croire à la foule qu’un Romain était élu, au point qu’on plaça dans la chambre du pape défunt le vieux cardinal Tebaldeschi ? Toujours est-il qu’il s’y trouvait au moment où commencèrent à arriver plusieurs personnalités dont l’archevêque élu qui ne manqua pas d’aller lui rendre hommage, le prenant pour le nouveau pape, pour entendre de sa bouche que c’était lui Bartolomeo qui avait été choisi ! Mais l’archevêque demanda une confirmation du vote par les cardinaux qui étaient tous déjà partis se réfugier au château Saint-Ange ; Robert de Genève avait même quitté Rome. Il faudra attendre le lendemain pour avoir la confirmation du vote et bien évidemment aussi son acceptation par l’élu qui prendra le nom d’Urbain VI. Sur le moment personne ne contesta officiellement l’élection, mais il semble bien que quelques cardinaux aient parlé à des ambassadeurs, puisque le roi de France fut immédiatement au courant du déroulement des opérations et du caractère douteux de l’élection. Car en privé et au cours de petites réunions, on parlait beaucoup à Rome. Le 17 juin, au cours d’un dîner qu’il donna pour la fête Dieu, Aigrefeuille dit qu’il n’y avait pas de pape ! Et pourtant ce nouveau pape venait de confier la restauration de certaines églises de Rome au cardinal d’Aigrefeuille et l’avait fait afficher ! En fait, la question était dans beaucoup d’esprits, mais personne, pour des raisons très différentes, ne voulait la soulever. Car même les quatre cardinaux restés à Avignon pour garder des éléments importants de l’administration pontificale, reconnurent de suite Urbain VI. À ce propos, il faut rappeler que le cardinal Pierre de Monterue faisait partie de ceux qui étaient restés à Avignon. Il était chancelier. Sa mauvaise santé l’avait empêché de voyager et le roi Charles V avait demandé au pape de le maintenir en fonction. Aussi, Grégoire XI n’avait pu que nommer à Rome un vice-chancelier en 1377 et c’était justement notre archevêque de Bari ! C’était donc un homme de Curie que les cardinaux avaient élu. Les uns les autres se connaissaient donc, mais pas de la même façon. Les électeurs n’avaient en fait qu’une vue superficielle du personnage, et pourquoi auraient-ils dû chercher plus loin, il leur était inférieur et vieux ? Lui, en revanche, avait eu le temps de les observer.

 

VI Urbain VI

 

Quand je réfléchis à la manière rapide dont les choses ont mal tourné et bien sûr à des faits incontestables, j’ai l’impression que ce Bartolomeo faisait partie de ces personnages que seule la fonction politique et ecclésiastique peut fabriquer : un homme aux ambitions bien camouflées par une énigmatique vie religieuse mais en réalité sans cesse aux aguets, sensible aux succès qu’obtiennent les autres, succès qui lui passent sous le nez ! Un distinction arrive pour notre homme : sa  nomination par Grégoire en 1377 au poste de vice-chancelier, et l’ambition se réveille, l’obsession d’un plus s’installe, et elle l’angoisse d’autant plus qu’il vieillit et que le patron qui vient de le distinguer est sur le départ… Un changement va intervenir et il faut encore plus dissimuler : le grand événement se produit et notre vieux guetteur est propulsé au sommet de la pyramide. D’un tel choc, on peut  mourir ou sombrer dans la paranoïa. Je crois qu’Urbain VI eut cette déchéance pour lot ! On a même parlé « d’aliénation d’esprit qui n’est pas sans exemple dans une tête exaltée par des idées mystiques et des pratiques trop rigides. »

Mais le 24 avril 1378, quelques jours après l’élection pontificale, arriva un homme extrêmement important, le cardinal Jean de la Grange, bénédictin, ancien abbé de Fécamp, proche du très influent cardinal Guy de Boulogne, membre du Parlement de Paris et du conseil du roi Charles V. Il fut même président de la cour des aides. Évêque d’Amiens, il avait été élevé à la pourpre par Grégoire XI en 1375. Retenu à Sarzana, il avait manqué le conclave ! Tous ceux qui y avaient participé, en  regrettant ensuite leur décision, se firent évidemment un devoir de venir tout lui raconter. À cela s’ajoutèrent des rumeurs. On disait que le pape, pour raisons de santé, devait boire souvent ! Soit ! Mais on ajoutait qu’il s’agissait de vin, et sans prendre de nourriture, au point que ses médecins disaient qu’il en mourrait très vite ou deviendrait idiot (11). Bavardages pourrait-on dire, mais le comportement de l’intéressé devient de plus en plus étrange, il insulte les prélats, et blesse inutilement les gens, il refuse l’anneau offert par Robert de Genève, accuse les uns de comploter, d’autres de simonie à cause de leur train de vie. Et sur ce sujet s’attaque même à Robert de la Grange auquel il reproche sa politique en Toscane : il s’attaque donc à la France. Robert de Genève n’aura pas peur de lui répondre : « Vous voulez diminuer notre honneur, nous diminuerons le vôtre ! » (12) L’hostilité vis-à-vis d’Urbain VI monte, la Sorbonne s’en émeut et envoie au pape une liste de suppliques. Les envoyés passent par Avignon et ce qu’ils apprennent les dissuade de poursuivre le chemin, seul un maître ira jusqu’au bout, et rejoindra les cardinaux opposants. Le roi Richard Il d’Angleterre se voit traiter d’hérétique, parce que disposant de bénéfices ecclésiastiques, et apprend en même temps que le nouveau pape ne confirmera pas le concordat signé avec son prédécesseur. Les hommages sincères de la reine Jeanne de Naples furent ouvertement moqués par Urbain VI. Catherine de Sienne sollicitée ne fit, comme d’habitude, que jeter de l’huile sur le feu. Sa fureur prophétique et réformatrice rejoignit la colère du pape et elle s’attaqua sottement aux cardinaux. Mais cela ne les émut guère, la reine de Naples était de leur côté, et l’empereur, pour l’instant, très mécontent du pape qui avait mal traité son fils. Charles V, lui, ne se compromit pas mais chargea son frère d’observer la situation, et celui-ci était favorable à l’opposition à Urbain VI.

 

A Rome, Pierre de Cros fit rapidement partir une partie du trésor pour Avignon. Le 2 août, douze cardinaux opposants mirent par écrit leurs griefs, on apposa les sceaux devant témoins. Et toute la chrétienté en fut bientôt informée, et en priorité tous les souverains. Le 15 août, les 3 cardinaux italiens rallièrent ceux qui se trouvaient maintenant au nombre de treize. Urbain VI n’avait plus un seul cardinal pour le reconnaître. Le 18 août, le pape se vengea en créant vingt-cinq cardinaux, dont vingt étaient Italiens ! Et pour ne pas vexer Charles V qui était demeuré muet, il créa deux cardinaux français.

 

VII Clément VII

 

Mais les cardinaux de l’ancien Sacré-Collège n’avaient pas désarmé pour autant. Réunis à Fondi en conclave le 20 septembre 1378, ils élurent au premier tour à l’unanimité des votants (les trois Italiens s’étant abstenus), Robert de Genève qui prit le nom de Clément VII. Celui-ci, pas plus que ses partisans, n’avait agi pour retourner à Avignon ou pour céder à des pressions politiques. Ils s’étaient simplement rendus compte du fait que, siégeant dans des conditions anormales, ils avaient agi dans la hâte, accordant leurs suffrages à un dissimulateur qu’ils croyaient connaître. Mais surtout la menace de mort avait constamment pesé sur le conclave, et rien que cela le rendait irrégulier. Ce que fit l’élu prouva quel triste personnage il était et ce qu’il continuera par la suite le confirmera.

Clément essaiera de s’établir à Rome. Mais l’esprit anti-français fut le principal obstacle, les Romains n’ayant pas encore découvert qui était leur nouveau pontife. Il essaya Naples, mais les partisans d’Urbain eurent le dessus malgré la reine Jeanne. Restait Avignon où toutes les infrastructures existaient et c’est ce choix qui fut retenu. Le 5 juin 1379, Clément VII arrivait à Marseille, le 20 juin, il faisait son entrée dans Avignon, acclamé dans les deux cas. Il faut relever que Charles V fut aussi respectueux de la volonté de départ de Grégoire XI, que de l’élection de Clément VII et de son désir de revenir à Avignon. Sur Urbain VI, le roi avait fait confiance à son loyal serviteur Jean de la Grange qui l’avait renseigné très exactement. C’est pourquoi Charles V, devant une assemblée de dignitaires du royaume, avait pu s’exprimer ainsi le 7 mai 1379, quelques semaines avant l’arrivée de Clément à Avignon : « Si un Anglais – et il est notoire que cette nation m’est ennemie – avait été canoniquement élu pape, je le tiendrais pour mon père spirituel et je lui apporterais décemment la révérence et l’honneur qui lui serait dus. » (13) Ainsi était le roi Charles, nommé « le sage ». Tous les princes temporels n’agirent pas selon ces critères. On reconnut un pape selon qu’on se trouvait allié du roi de France ou d’Angleterre, bien que Richard Il semble avoir hésité. Mais s’inclinant finalement devant Urbain VI, il fut suivi par ses alliés. Qu’on regarde une carte ! Et l’on verra que la très grande majorité des pays qui avaient reconnu Urbain, passèrent à la Réforme protestante au 16e siècle…!

 

Père Michel Viot

 

1) Dominique Paladilhe, Les papes en Avignon, pp. 236-237, éditions Tempus 2008

2) Jean Favier, Les papes d’Avignon, p. 152, éditions Fayard 2006

3) Jean Favier, op. cité, p. 539

4) Dominique Paladilhe, op. cité, p. 247

5) Sur la primauté de Pierre, voir Matthieu 16, 13-20, et Jean 21, 15-19

6) Jean Favier, op. cité, p. 112

7) Jean Favier, op. cité, p. 549

8) Jean Favier, op. cité, p. 542

9) Jean Favier, op. cité, p. 551

10) Jean Favier, op. cité, p. 552

11) Jean Favier, op. cité, p. 558

12) Jean Favier, op. cité, p. 559

13) Jean Favier, op. cité, p. 569

 

Lisez aussi :

 

La France fille aînée de l’Eglise, 5e partie (1)

France, Fille aînée de l’Église, 2e partie

 

France, Fille aînée de l’Église, 3e partie

 

France, Fille aînée de l’Église, 4e partie

La France fille aînée de l’Eglise, 5e partie (1)

La France, Fille aînée de l’Église, 5e partie (2)

La France, fille aînée de l’Eglise, 6e partie

La France, fille aînée de l’Eglise, 7e partie

La France, fille aînée de l’Église, 8e partie

La France, fille aînée de l’Eglise, 9e partie

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P. Michel Viot

Père Michel Viot. Maîtrise en Théologie. Ancien élève de l’Ecole Pratique dès Hautes Études. Sciences religieuses.

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