« Pendant trop longtemps, l’idée conventionnelle de développement a été presque entièrement limitée à la croissance économique », obligeant quasiment à « exploiter irrationnellement la nature comme les êtres humains », dénonce le pape François. Il appelle de ses vœux des « modèles praticables d’intégration sociale et de conversion écologique, parce que nous ne pouvons pas nous développer en tant qu’êtres humains en alimentant des inégalités croissantes et la dégradation de l’environnement »
Le pape François a reçu en audience les participants à la Conférence internationale « Religions et objectifs de développement durable » (ODG) : Écouter le cri de la terre et des pauvres », ce vendredi 8 mars 2019, dans la Salle Clémentine du Palais apostolique du Vatican. Organisée par le Dicastère pour le Service du Développement humain intégral et par le Conseil pontifical pour le Dialogue interreligieux, la Conférence se tient au Vatican, dans la Nouvelle Salle du Synode, du 7 au 9 mars.
Pour le pape François, « les objectifs économiques et politiques doivent être soutenus par des objectifs éthiques, qui supposent un changement de comportement ». Il estime que les religions ont « un rôle à jouer » en encourageant une « conversion écologique ». En effet, insiste-t-il, pour « donner des bases solides » à l’Agenda 2030, il faut « repousser la tentation de chercher une réponse simplement technocratique aux défis » et « être disposés à affronter les causes profondes et les conséquences à long terme ».
Voici notre traduction du discours que le pape François a prononcé, en italien, après l’allocution du cardinal Peter Turkson, préfet du dicastère organisateur.
HG
Discours du pape François
Éminences, Excellences,
Chers responsables des traditions religieuses mondiales,
Mesdames et Messieurs les Représentants des Organisations internationales
Mesdames et Messieurs,
Je vous souhaite la bienvenue, vous tous qui êtes venus participer à cette Conférence internationale sur les religions et les objectifs de développement durable.
Durabilité et inclusion
Quand nous parlons de durabilité, nous ne pouvons pas négliger l’importance de l’inclusion et de l’écoute de toutes les voix, surtout celles qui sont normalement mises en marge de ce type de discussion, comme celles des pauvres, des migrants, des indigènes et des jeunes. Je suis heureux de voir une diversité de participants à cette Conférence, porteurs d’une multiplicité de voix, d’opinions et de propositions, qui peuvent contribuer à de nouveaux parcours de développement constructif. Il est important que la mise en œuvre des objectifs de développement durable suive leur nature originelle effective qui se veut inclusive et participative.
L’Agenda 2030 et les objectifs de développement durable, approuvés par plus de 190 nations en septembre 2015, ont été un grand pas en avant pour le dialogue mondial, sous le signe d’une nécessaire « nouvelle solidarité universelle » (Enc. Laudato si’, 14). Différentes traditions religieuses, y compris la tradition catholique, ont accueilli les objectifs de développement durable parce qu’ils sont le résultat de processus participatifs mondiaux qui, d’une part, reflètent les valeurs des personnes et, de l’autre, sont soutenus par une vision intégrale du développement.
Développement intégral
Toutefois, proposer un dialogue sur un développement inclusif et durable requiert aussi de reconnaître que « développement » est un concept complexe, souvent instrumentalisé. Quand nous parlons de développement, nous devons toujours clarifier : développement de quoi ? Développement pour qui ? Pendant trop longtemps, l’idée conventionnelle de développement a été presque entièrement limitée à la croissance économique. Les indicateurs du développement national se sont basés sur les indices du produit intérieur brut (PIB). Cela a guidé le système économique moderne sur un sentier dangereux, qui a évalué le progrès uniquement en termes de croissance matérielle, pour lequel nous sommes presque obligés d’exploiter la nature comme les êtres humains de façon irrationnelle.
En réalité, comme l’a souligné mon prédécesseur saint Paul VI, parler de développement humain signifie se référer à toutes les personnes – pas seulement à un petit nombre – et à la personne humaine tout entière – pas seulement à sa dimension matérielle – (cf. Enc. Populorum progressio, 14). C’est pourquoi une discussion fructueuse sur le développement devrait offrir des modèles praticables d’intégration sociale et de conversion écologique, parce que nous ne pouvons pas nous développer en tant qu’êtres humains en alimentant des inégalités croissantes et la dégradation de l’environnement (1).
Les dénonciations des modèles négatifs et les propositions de parcours alternatifs ne valent pas seulement pour les autres, mais aussi pour nous. En effet, nous devrions tous nous engager à promouvoir et à mettre en œuvre les objectifs de développement qui sont soutenus par nos valeurs religieuses et éthiques les plus profondes. Le développement humain n’est pas seulement une question économique ou qui ne concerne que les experts, mais c’est avant tout une vocation, un appel qui exige une réponse libre et responsable (cf. Benoît XVI, Enc. Caritas in veritate, 16-17).
Objectifs (dialogue et engagements)
Et les réponses sont ce qui pourra, je l’espère, émerger dans cette Conférence : des réponses concrètes au cri de la terre et au cri des pauvres. Des engagements concrets pour promouvoir un développement réel de manière durable à travers des processus ouverts à la participation des personnes. Des propositions concrètes pour faciliter le développement de ceux qui sont dans le besoin, en recourant à celle que le pape Benoît XVI a reconnue comme « la possibilité d’une grande redistribution de la richesse au niveau planétaire comme cela ne s’était jamais produit auparavant » (ibid.,42). Des politiques économiques concrètes qui soient centrées sur la personne et qui puissent promouvoir un marché et une société plus humains (cf. ibid., 45.47). Des mesures économiques concrètes qui prennent sérieusement en compte notre maison commune. Des engagements éthiques, civiles et politiques concrets pour se développer aux côtés de notre sœur la terre, et non malgré elle.
Tout est lié
Je me réjouis aussi de savoir que les participants à cette Conférence sont disposés à écouter les voix religieuses quand ils discutent de la mise en œuvre des objectifs de développement durable. En effet, tous les interlocuteurs de ce dialogue sur cette question complexe sont appelés d’une certaine manière à sortir de leur spécialisation pour trouver des réponses communes au cri de la terre et à celui des pauvres. Dans le cas des personnes religieuses, nous avons besoin d’ouvrir les trésors de nos meilleures traditions en vue d’un dialogue vrai et respectueux sur la manière de construire l’avenir de notre planète. Les récits religieux, bien qu’anciens, sont normalement emprunts de symbolisme et contiennent « une conviction actuelle (…) : tout est lié, et la protection authentique de notre propre vie comme de nos relations avec la nature est inséparable de la fraternité, de la justice ainsi que de la fidélité aux autres » (Enc. Laudato si’, 70).
En ce sens, l’Agenda 2030 des Nations Unies propose d’intégrer tous les objectifs à travers les cinq P : personnes, planète, prospérité, paix et partenariat. (2) Je sais que cette Conférence est elle aussi structurée autour de ces cinq P.
Je me félicite de cette approche intégrée des objectifs ; elle peut servir aussi à préserver d’une conception de la prospérité basée sur le mythe de la croissance et de la consommation illimitées (cf. Enc. Laudato si’, 106), dont la durabilité dépendrait seulement du progrès technologique. Nous pouvons encore trouver des personnes qui soutiennent obstinément ce mythe et qui affirment que les problèmes sociaux et écologiques se résolvent simplement par l’application de nouvelles technologies et sans considérations éthiques ni changements de fond (cf. ibid., 60).
Une approche intégrale nous enseigne que cela n’est pas vrai. S’il est certainement nécessaire de viser une série d’objectifs de développement, cela n’est toutefois pas suffisant pour un ordre mondial équitable et durable. Les objectifs économiques et politiques doivent être soutenus par des objectifs éthiques, qui supposent un changement de comportement, la Bible dirait un changement de cœur (cf. ibid.,2). Saint Jean-Paul II avait déjà parlé de la nécessité d’ « encourager et de soutenir une conversion écologique » (Catéchèse, 17 janvier 2001). Cette expression et forte : une conversion écologique. Ici, les religions ont un rôle clé à jouer. Pour une transition correcte vers un avenir durable, il convient de reconnaître « ses propres erreurs, péchés, vices ou négligences », il convient de « se repentir de tout cœur, de changer intérieurement », pour être réconcilié avec les autres, avec la création et avec le Créateur (cf. Enc. Laudato si’, 218).
Si nous voulons donner des bases solides au travail de l’Agenda 2030, nous devons repousser la tentation de chercher une réponse simplement technocratique aux défis – cela n’est pas possible ; être disposés à affronter les causes profondes et les conséquences à long terme.
Populations indigènes
Le principe fondamental de toutes les religions est l’amour pour nos semblables et le soin de la création. Je voudrais souligner un groupe particulier de personnes religieuses, celui des populations indigènes. Bien qu’elles ne représentent que 5 pour cent de la population mondiale, elles prennent soin de presque 22 pour cent de la surface terrestre. Vivant dans des zones comme l’Amazonie et l’Arctique, elles aident à protéger environ 80 pour cent de la biodiversité de la planète. Selon l’Unesco, « les populations indigènes sont les gardiens et les spécialistes de cultures et de relations uniques avec l’environnement naturel. Elles représentent une vaste gamme de diversités linguistiques et culturelles au cœur de notre humanité commune » (3). Je voudrais ajouter que, dans un monde fortement sécularisé, ces populations rappellent à tous la sacralité de notre terre. Pour ces motifs, leur voix et leurs préoccupations devraient être au centre de la mise en œuvre de l’Agenda 2030 et au centre de la recherche de nouvelles voies pour un avenir durable. J’en discuterai aussi avec mes frères évêques au Synode de la Région panamazonique, cette année, fin octobre.
Conclusion
Chers frères et sœurs, aujourd’hui, trois ans et demi après l’adoption des objectifs de développement durable, nous devons nous rendre compte encore plus clairement de l’importance d’accélérer et d’adapter nos actions pour répondre de manière adéquate au cri de la terre et au cri des pauvres (cf. Enc. Laudato si’, 49) : ils sont liés.
Les défis sont complexes et ont de multiples causes ; par conséquent, la réponse ne peut qu’être à son tour complexe et structurée, respectueuse des différentes richesses culturelles des peuples. Si nous sommes vraiment préoccupés de développer une écologie capable de remédier aux dommages que nous avons provoqués, aucune branche scientifique ni aucune forme de sagesse ne devrait être négligée, ce qui inclut les religions et les langages qui leur sont propres (cf. ibid., 63). Les religions peuvent nous aider à marcher sur la voie d’un réel développement intégral qui est le nouveau nom de la paix (cf. Paul VI, Enc. Populorum progressio, 76-77).
J’exprime ma sincère reconnaissance pour vos efforts dans le soin de notre maison commune, au service de la promotion d’un avenir durable inclusif. Je sais que cela pourrait parfois sembler une tâche trop ardue. Et pourtant, les « êtres humains, capables de se dégrader jusqu’à l’extrême, peuvent aussi se dépasser, recommencer à choisir le bien et se régénérer » (Enc. Laudato si’, 205). C’est le changement que les circonstances actuelles requièrent, parce que l’injustice qui fait pleurer la terre et les pauvres n’est pas invincible. Merci.
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(1) Quand, par exemple, à cause des inégalités dans la distribution du pouvoir, le poids des dettes immenses est chargé sur les épaules des pauvres et des pays pauvres, quand le chômage est répandu malgré l’expansion des commerces ou quand les personnes sont simplement traitées comme un moyen pour la croissance des autres, nous avons besoin de remettre complètement en cause le modèle de développement de référence. De la même manière, quand, au nom du progrès, nous détruisons la source du développement, notre maison commune, le modèle dominant doit alors être remis en question. En remettant en cause ce modèle et en revisitant l’économie mondiale, les interlocuteurs d’un dialogue sur le développement devraient être en mesure de trouver un système mondial économique et politique alternatif. Toutefois, pour que cela se produise, nous devons affronter les causes de la distorsion du développement, à savoir ce qui, dans la doctrine sociale catholique récente, est appelé « péchés structurels ». Dénoncer ces péchés est déjà une bonne contribution que les religions apportent dans la discussion sur le développement du monde. Cependant, à côté de la dénonciation, nous devons aussi proposer aux personnes et aux communautés des voies praticables de conversion.
(2) Cf. Nations unies, Transformer notre monde : l’Agenda 2030 pour un développement durable, 2015.
(3) UNESCO, Message d’Irina Bokova, directeur général de l’UNESCO, à l’occasion de la Journée internationale des peuples autochtones du monde, 9 août 2017.
© Traduction de Zenit, Hélène Ginabat