« L’Esprit le poussa au désert » (Mc 1,12)
L’épreuve du désert et la découverte du cœur profond
L’Esprit est descendu sur Jésus comme une colombe, lorsqu’il fut baptisé par Jean dans le Jourdain et une voix venant des cieux a dit : « Tu es mon Fils bien-aimé, tu as toute ma faveur » (Mc 1, 9-11).
– Et « aussitôt» dit l’évangéliste Marc, « l’Esprit le pousse au désert » (Mc 1,12).
Cet « aussitôt » marque une relation forte entre la scène du Jourdain et celle du désert.
C’est dans le même mouvement que l’Esprit descend sur Jésus au Jourdain et le pousse au désert. Marc centre son attention sur l’Esprit et omet ou ignore le détail des trois tentations que mentionnent Matthieu et Luc : chercher sa nourriture en dehors de Dieu, le tenter pour se satisfaire et le renier pour suivre les faux dieux (Mt 4,1-11 et Lc 4,1-13).
L’Esprit qui a oint Jésus pour sa mission messianique, va désormais le conduire : « Dieu l’a oint de l’Esprit Saint et de puissance – dit Pierre dans son discours chez le centurion Corneille –, lui qui a passé en faisant le bien et en guérissant tous ceux qui étaient au pouvoir du diable, car Dieu était avec lui » (Ac 10,38). Car la lutte contre Satan au désert s’est poursuivie durant toute la vie publique de Jésus, où il n’a cessé de chasser les démons, et s’est achevée avec sa passion, où Jésus a vu « Satan tomber comme un éclair » (Lc 10,18).
L’épreuve du désert
– « Et il était dans le désert durant quarante jours, tenté par Satan » (Mc 1,13).
Le désert est le lieu de la soif et de la faim, un lieu de mort. Si Dieu n’avait pas fait pleuvoir la manne (Ex 16,4-17) et fait jaillir une source du rocher (Nb 20,11), le peuple serait mort de faim et de soif.
Jésus est conduit dans le désert pour y être tenté pendant quarante jours comme Israël durant quarante ans.
« Souviens-toi de tout le chemin que le Seigneur ton Dieu t’a fait faire pendant quarante ans dans le désert, afin de t’humilier, de t’éprouver et de connaître le fond de ton cœur : allais-tu ou non garder ses commandements ? Il t’a humilié, il t’a fait sentir la faim, il t’a donné à manger la manne que ni toi ni tes pères n’avaient connue, pour te montrer que l’homme ne vit pas seulement de pain, mais de tout ce qui sort de la bouche du Seigneur » (Dt 8,2-3).
Le désert est le lieu où Dieu met l’homme à l’épreuve pour connaître « le fond de son cœur », c’est-à-dire sa foi, sa confiance en Dieu, ou, au contraire ses « murmures », ses rébellions contre lui. L’homme va-t-il suivre les commandements de Dieu, qui sont principes de vie, et s’humilier devant lui, ou, au contraire, se dresser contre lui pour sa perte ? Y a-t-il la foi et l’humilité au fond de son cœur ?
Dieu lui fait connaître la faim, mais en même temps, il lui donne la manne à manger, car « l’homme ne vit pas seulement de pain, mais de tout ce qui sort de la bouche du Seigneur ». Cette dernière phrase est celle que Jésus reprendra contre Satan dans l’évangile de Matthieu (Mt 4,4).
La manne est le banquet que Dieu offre à son peuple au désert et il faut méditer sur cette grâce eucharistique du désert.
Cette épreuve est corporelle, la faim et la soif, mais aussi spirituelle. Les nuits de saint Jean de la Croix sont autant de traversées dans le désert, mais le soleil implacable du désert a fait place à la nuit profonde, les nuits des sens et de l’esprit. Les nuits de l’âme sont des traversées du désert intériorisées.
Mais le désert est aussi le lieu des fiançailles du Seigneur [le tétragramme hébreu YHWH, ndlr] et de son peuple : « Je vais la séduire et la conduire au désert et je parlerai à son cœur » (Os 2,16). La vie au désert, durant l’Exode apparaît comme un idéal perdu. Israël encore enfant ne connaissait pas les dieux étrangers et suivait fidèlement Dieu présent dans la nuée. Alors, Dieu « parlait au cœur » de son peuple.
Moïse conduit l’exode du peuple hébreu à travers le désert et Jésus apparaît comme le nouveau Moïse qui conduit le nouvel Exode, comme le Messie.
Les bêtes sauvages et les anges
– « Et il était avec les bêtes sauvages et les anges le servaient » (Mc 1,13).
Le désert est aussi le lieu où habitent les « bêtes sauvages ». Ces bêtes ou ces animaux impurs, comme les porcs, représentés dans les tentations de saint Antoine ou caricaturés par Jérôme Bosch.
La mention des « bêtes sauvages » évoque l’idéal messianique annoncé par les prophètes, d’un retour à la paix paradisiaque associé au thème de la retraite au désert. « Le loup habitera avec l’agneau, la panthère se couchera avec le chevreau. Le veau, le lionceau et la bête grasse iront ensemble, conduits par un petit garçon » (Is 11,6).
Dieu garde Jésus des bêtes sauvages comme il garde le Juste, et envoie les Anges pour le porter sur leurs mains :
« Il a, pour toi, donné ordre à ses anges de te garder en toutes ses voies.
Sur leurs mains, ils te porteront, pour qu’à la pierre ton pied ne heurte ;
– C’est ce que dit Satan à Jésus en lui disant de se jeter du haut du pinacle du Temple (Mt 4,6) –
Sur le fauve et la vipère tu marcheras, tu fouleras le lionceau et le dragon » (Ps 91,11-13).
Le Juste connaîtra l’épreuve, mais, comme pour Job, Dieu l’en délivrera.
Le service des anges exprime la protection divine. Les « anges le servaient » comme à Gethsémani : « Alors lui apparut, venant du ciel, un ange qui le réconfortait » (Lc 22,43) ou à la Résurrection où « deux hommes se tenaient devant elles [les femmes] en habits éblouissants » (Lc 24,4).
Les tentations de Satan
Le désert n’est pas seulement le lieu de l’épreuve de Dieu, il est aussi celui de la tentation de Satan.
Le premier dimanche de carême situe le combat spirituel dans sa dimension proprement spirituelle : la tentation de l’homme par Satan. Le cadre n’est plus le paradis, où Satan a tenté Adam et Eve, ni le ciel ou les armées célestes s’affrontent, dans le livre de l’Apocalypse (Ap 12,7-12), mais le désert, où Jésus fut tenté par Satan.
« Et il était dans le désert durant quarante jours, tenté par Satan, dit Marc (1,12).
Au bout de quarante jours, ce qui correspond aux quarante ans du peuple hébreu dans le désert, Jésus eut faim. C’est lorsque qu’il fut affaibli dans son corps que Satan s’approcha de lui pour le tenter. Satan ne sait pas exactement qui est Jésus : « Si tu es le Fils de Dieu… ». Il s’approche du Fils de l’Homme, comme il s’est approché de l’homme et de la femme au paradis. Satan les tentait en leur disant qu’ils seraient comme des dieux, connaissant le bien et le mal – et n’y a-t-il pas, dans toute tentation, la prétention de décider ce qui est le bien pour nous sans se référer à la loi divine ? –, alors qu’il demande à Jésus de l’adorer comme dieu. Dans les deux cas, le péché ou la tentation est l’idolâtrie.
Le combat spirituel
Le désert est le lieu où n’y a pas d’hommes, mais des esprits célestes, mauvais (Satan) ou bons (les Anges). « Lorsque l’esprit impur est sorti de l’homme, il erre par des lieux arides en quête de repos et il n’en trouve pas » (Mt 12,43).
Le combat spirituel se place d’abord dans le monde des esprits. Comme dans l’Apocalypse.
« Alors il y eut une bataille dans le ciel, Michel et ses Anges combattirent le Dragon. Et le Dragon riposta avec ses Anges, mais ils eurent le dessous et furent chassés du ciel. On le jeta donc l’énorme Dragon, l’antique Serpent, le Diable ou le Satan, comme on l’appelle, le séducteur du monde entier, on le jeta sur la terre et ses Anges furent jetés avec lui » (Ap 12,7-9).
Satan dominait le monde, la mort de Jésus affranchit le monde de sa tyrannie.
« C’est maintenant le jugement de ce monde ; maintenant le Prince de ce monde va être jeté dehors, et moi, une fois élevé de terre, j’attirerai tous les hommes à moi. Il signifiait par là de quelle mort il allait mourir » (Jn 12,31-32)
La Croix est la victoire de Jésus sur Satan : il est « élevé de terre » et Satan « jeté à terre ».
« J’ai vu Satan, tomber comme un éclair », dit Jésus à ses disciples à qui il a « donné pouvoir de fouler aux pieds serpents, scorpions, et toute la puissance de l’Ennemi » (Lc 10,18-19).
Le carême est aussi pour nous le temps du combat spirituel entre les forces démoniaques qui nous détournent de Dieu en nous exaltant comme des dieux, et les forces angéliques qui triomphent par la vérité et l’amour. Ce combat est de nos jours occulté car notre monde met en doute l’existence d’esprits purs. Nous sommes dans un monde matérialiste qui ne croit pas à l’existence d’esprits purs, et même souvent à l’existence de l’âme. Il faut mesurer sur ce point la différence entre le monde de l’Antiquité païenne, celui des philosophes grecs ou des religions orientales, et le nôtre.
Le carême est pour nous le temps de ce combat spirituel dont saint Ignace de Loyola a donné les « Règles » dans ses Exercices spirituels. Reconnaître les différentes motions des différents esprits, les bons et les mauvais esprits, dans le désert de notre cœur et se laisser conduire par Jésus, nouveau Moïse et par l’Esprit.
Le fond du cœur
Le désert dévoile le « fond du cœur ». C’est le cœur qui est pur ou impur et non les aliments :
« Ce qui sort de l’homme, c’est ce qui souille l’homme. Car c’est du dedans, c’est du cœur des hommes, que sortent les mauvaises pensées, les adultères, les impudicités, les meurtres, les vols, les cupidités, les méchancetés, la fraude, le dérèglement, le regard envieux, la calomnie, l’orgueil, la folie. » (Mc 7,20-22).
Certes l’homme peut souiller son corps, mais la source de l’impureté est dans le cœur et dans le regard : « Quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis, dans son cœur, l’adultère avec elle » (Mt 21, 31-32).
« Le cœur est tortueux plus que tout, et il est incurable. Qui peut le connaître ? », demande le prophète Jérémie (17,9). Dieu seul « connaît les secrets du cœur » (Ps 44,22) et Jésus « n’avait pas besoin d’un témoignage sur l’homme, car il savait lui-même ce qui est dans l’homme » (Jn 2,24-25).
Et de même que Dieu seul connaît le cœur de l’homme, ce n’est que lui qui peut toucher le cœur et le purifier. C’est la supplication du psaume 50, le miserere, psaume du carême :
« Tu aimes la vérité au fond de l’être…
Dieu crée pour moi un cœur pur,
Restaure en ma poitrine un esprit ferme » (Ps 51 (50) 8.12).
Le parcours des catéchumènes
L’entrée en carême est aussi l’accompagnement, par toute l’Église, des catéchumènes qui se préparent au baptême à Pâques. Pendant cette quarantaine, ils suivent Jésus jusqu’à sa mort et sa résurrection, dans laquelle ils seront plongés dans les eaux baptismales.
L’initiation baptismale leur fait revivre l’exode du peuple hébreu et de toute l’Église jusqu’à la nuit pascale où ils proclameront leur « renonciation » à Satan et « confesseronnt » leur foi en Dieu.
Ysabel de Andia
Docteur en philosophie (Sorbonne), agrégée de philosophie et docteur en théologie (Rome), vierge consacrée du diocèse de Paris, Ysabel de Andia est l’auteur de nombreux livres notamment en patristique.