Cendres et parfums
« Souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras à la poussière », dit le prêtre en signant le front du fidèle avec des cendres.
Ce geste liturgique reprend un geste de pénitence de l’Ancien Testament. L’homme s’humilie en reconnaissant qu’il n’est que poussière et que toutes les gloires humaines dont il se pare ne survivront pas à l’inexorabilité et à la nudité de la mort.
« Tout s’en va vers un même lieu : tout vient de la poussière, tout s’en retourne à la poussière » (Qo 3,20). – « Que la poussière retourne à la terre comme elle en est venue et le souffle à Dieu qui l’a donné », dit Qohélet (Qo 12,7).
Se couvrir la tête de poussière est un signe d’humiliation et d’imploration du secours divin. David jeûne et se couvre la tête de poussière pour demander que son enfant vive, mais, une fois que celui-ci est mort, il se fait apporter à manger (2 S 12, 15-25). Le roi de Ninive, entendant Jonas prophétiser la ruine de la ville, s’assoit sur la cendre (Jo 3,6) et commande au peuple de jeûner. De même « Job prit un tesson pour se gratter et s’installa sur les cendres » (Jb 2,8) sans se révolter contre la volonté de Dieu, comme sa femme l’y invitait. Et ses amis, quand ils le virent « éclatèrent en sanglots. Chacun déchira son vêtement et jeta de la poussière sur sa tête » (Jb 2,12).
Ceux qui sont les spectateurs d’un malheur terrible se couvrent la tête de poussière. Ainsi, dans sa complainte sur la chute de Tyr, les marins « feront entendre leurs voix à son sujet, ils crieront amèrement et se jetteront de la poussière sur la tête et se rouleront dans la cendre » (Ez 27,30), et, dans leurs lamentations sur la chute de Babylone, les matelots « criaient en regardant la fumée de ses flammes : “Qui donc était semblable à l’immense cité ?” Et jetant la poussière sur leurs têtes, ils s’écriaient en pleurant et gémissant : “Hélas ! Hélas ! Immense cité !” » (Ap 18,17-19).
Les flammes ont réduit en poussière et ceux qui ont connu sa gloire se couvrent de poussière.
Lorsque l’homme dit qu’il est poussière, il ne fait que reconnaître ce qu’il est et ce à quoi son corps sera réduit après la mort. Son humiliation est en quelque sorte le dépouillement de toutes ses apparences glorieuses, alors que le Christ, dans sa kénose, se dépouille de la gloire qu’il avait auprès du Père pour prendre la condition mortelle de l’homme. C’est un acte volontaire d’obéissance au Père et d’amour pour les hommes.
L’humilité du Christ est l’humilité du Dieu qui s’est fait homme.
L’humiliation de l’homme est la reconnaissance du néant de la créature devant le Créateur.
Selon le psalmiste : « Rien qu’un souffle tout homme qui se dresse. Rien qu’une ombre l’humain qui va » (Ps 39,6). Ô Dieu, « tu fais retourner l’homme à la poussière ; tu as dit : “Retournez, fils d’Adam !”… Tu les as balayés : ce n’est qu’un songe ; dès le matin, c’est une herbe changeante : elle fleurit le matin, elle change ; le soir, elle est fanée, desséchée ! » (Ps 89,3.5.6).
L’entrée en carême place l’homme devant ce qu’il est et l’engage dans un chemin de vérité : réduire en cendres ce qu’il pense être ou ce qu’il veut être à ses yeux et aux yeux des autres, pour être ce qu’il est dans le regard de Dieu : sa créature pétrie par ses mains à son image et ressemblance. Tout ce qu’il est, tout ce qu’il sera lui vient de Dieu et il ne peut que se prosterner le front dans la poussière devant lui. C’est Dieu, par le Christ, son Fils Bien-Aimé et en lui, qui le relèvera d’entre les morts et le fera sortir de la poussière des tombeaux.
Le signe liturgique de l’imposition des cendres est un appel à la vérité sur soi-même et à la confiance en Dieu qui seul peut nous sauver.
Les parfums
Le Christ ajoute dans son grand discours évangélique, transmis par Matthieu, après l’énoncé des Béatitudes :
« Mais toi, quand tu jeûnes, lave-toi le visage et parfume ta tête, afin que les gens ne se rendent pas compte que tu jeûnes. Seul ton Père qui est là, dans le secret, le saura ; et ton Père, qui voit ce que tu fais en secret, te récompensera » (Mt 6, 17-18).
C’est l’hypocrisie des Pharisiens qui est ici visée. Il ne faut pas chercher à « se faire voir » comme eux. Là encore, il faut renoncer à l’apparence, à la vanité. Mais la vanité comme désir d’être vu, de plaire ou d’être reconnu – et qui ne cherche pas secrètement un signe de reconnaissance de ce qu’il est ou de ce qu’il fait ? – est elle-même une « vanité », un néant. « Vanité des vanités, dit l’Ecclésiaste, tout est vanité » (Qo 12,8). Tout est vanité, tout est cendres.
Jésus demande de ne pas chercher à être vu par les hommes, mais de prier devant Dieu qui « voit dans le secret ». Il faut s’affranchir du regard des autres ou du regard sur soi-même et chercher le regard de Dieu qui voit dans le secret. Le lieu de la prière est ce « secret de Dieu », et, si l’on ferme la porte, c’est pour ne pas laisser entrer dans notre cœur la mondanité du monde et se retire dans ce « secret ».
« Parfume-toi la tête… », dit Jésus. Le parfum est un signe de joie, de fête, car ce n’est pas à la tristesse que Dieu nous invite, mais à l’amour.
Dans l’Ancien Testament, les parfums symbolisent la prière, la sagesse et l’amour et c’est de ces « parfums » qu’il faut « parfumer » sa tête et sa vie.
Les parfums que l’on brûlait dans le Temple de Jérusalem sur l’autel des parfums expriment la bonne odeur des prières des saints qui s’élèvent jusqu’à Dieu.
Les parfums de la Sagesse, qui fait son propre éloge, disent combien elle est désirable :
« Comme le cinnamone et l’acanthe j’ai donné du parfum,
Comme une myrrhe de choix, j’ai embaumé,
Comme le galbanum, l’onyx, le labdanum,
Comme la vapeur d’encens dans la Tente » (Si 24, 15).
Mais ce sont surtout les parfums de la Bien-Aimée du Cantique qui enchantent :
« Elle est un jardin bien clos, ma sœur, ô fiancée… tes jets font un verger de grenadiers, avec les fruits les plus exquis : le nard et le safran, le roseau odorant et le cinnamone, avec tous les arbres à encens : la myrrhe et l’aloès, avec les plus fins arômes » (Ct 4, 12-14).
La Bien-Aimée qui va à ses noces se couvre de parfums qui vont attirer le Bien-Aimé et le séduire. Et c’est bien à la suite du Bien-Aimé et à sa rencontre dans la joie pascale, que nous cheminons pendant cette quarantaine, jusqu’au jour de Pâques.
Ysabel de Andia O.V.
Docteur en philosophie (Sorbonne)
et en Théologie (Université Grégorienne)