Construire une “nouvelle justice” qui souligne “la fonction sociale de chacune des formes” du “droit à la propriété privée”, tel est le souhait exprimé par le pape François dans le message vidéo en espagnol qu’il a adressé aux participants à la première conférence virtuelle des juges membres des Comités pour les droits sociaux d’Afrique et d’Amérique.
Intitulée « La construction de la justice sociale. Vers la pleine application des droits fondamentaux des personnes en situation de vulnérabilité », celle-ci s’est déroulée du 30 novembre au 1er décembre à partir du Pérou. « En trouvant une solution par le droit, assure le pape dans son message, nous donnons aux pauvres les choses indispensables, nous ne leur donnons pas ce qui est à nous, ni ce qui est à d’autres, mais nous leur rendons ce qui est à eux. »
Il invite à suivre « le chemin du bon Samaritain », mettant en garde contre « la tentation si fréquente de se désintéresser des autres, surtout des plus faibles ». Au lieu de « passer outre », « ignorer les situations tant qu’elles ne nous touchent pas directement », il s’agit de « prendre sur soi la souffrance de l’autre, sans tomber dans une culture de l’indifférence ».
Voici notre traduction du texte à partir de celle, en italien, publiée dans L’Osservatore Romano du 2 décembre 2020.
HG
Message vidéo du pape François
Mesdames et Messieurs, chers juges des continents africain et américain. C’est pour moi une joie de partager avec vous cette rencontre virtuelle entre juges membres des Comités pour les Droits sociaux. A un moment si critique pour toute l’humanité, le fait que les femmes et les hommes qui travaillent pour dispenser la justice se réunissent afin de réfléchir sur leur travail et de construire une nouvelle justice sociale est, sans doute, une excellente nouvelle. Je crois que pour construire, pour analyser, à partir d’une complète révision conceptuelle, l’idée de justice sociale, il est fondamental de recourir à un autre ensemble d’idées et de situations qui constituent, à mon avis, les bases sur lesquelles celle-ci devrait être fondée. La première est liée à la dimension de la réalité. Les idées sur lesquelles vous travaillerez certainement, ne devraient pas perdre de vue le cadre angoissant dans lequel une petite partie de l’humanité vit dans l’opulence, tandis que, pour un nombre toujours pour grand, la dignité est inconnue et que leurs droits les plus élémentaires sont ignorés ou violés. Nous ne pouvons pas réfléchir déconnectés de la réalité. Et ceci est une réalité dont vous devez tenir compte.
La seconde nous renvoie aux façons de faire qui génèrent la justice. Je pense à une œuvre collective, à une œuvre d’ensemble, où tous et toutes les personnes bien intentionnées défient l’utopie et admettent que, comme le bien et l’amour, le juste aussi est une tâche qui doit se conquérir tous les jours, parce que le déséquilibre est une tentation de tous les instants. C’est pourquoi chaque jour est une conquête. Mais il ne s’agit pas seulement de s’unir pour modeler cette nouvelle justice sociale. Il est également nécessaire de le faire dans une attitude engagée, en suivant le chemin du bon Samaritain. Et c’est le troisième paradigme à garder à l’esprit, reconnaissant la tentation si fréquente de se désintéresser des autres, surtout des plus faibles. Nous devons admettre que nous nous sommes habitués à passer outre, à ignorer les situations tant qu’elles ne nous touchent pas directement. L’engagement inconditionnel consiste à prendre sur soi la souffrance de l’autre, sans tomber dans une culture de l’indifférence. C’est si fréquent de regarder ailleurs. Je ne peux pas omettre de mentionner, comme partie fondamentale de cette construction de la justice sociale, l’idée de l’histoire comme axe porteur. Et c’est la quatrième réflexion obligée pour ceux qui ont l’intention de construire une nouvelle justice sociale pour notre planète, assoiffée de dignité : ajouter à cette approche la perspective du passé, c’est-à-dire historique, une réflexion historique. C’est là que sont les luttes, les triomphes et les échecs. C’est là qu’est le sang de ceux qui ont donné leur vie pour une humanité pleine et intégrée.
Dans le passé, se trouvent toutes les racines des expériences, y compris celles de la justice sociale que nous voulons aujourd’hui repenser, faire grandir et développer. Et il est très difficile de pouvoir construire la justice sociale sans s’appuyer sur le peuple. Autrement dit, l’histoire nous conduit au peuple, aux peuples. Ce sera une tâche beaucoup plus facile si nous y introduisons le désir gratuit, pur et simple de vouloir être un peuple, sans prétendre être une élite éclairée, mais un peuple, en nous montrant constant et inlassable dans le travail qui consiste à inclure, intégrer et relever celui qui est tombé. Le peuple est la cinquième base sur laquelle construire la justice sociale. Et à partir de l’Évangile, ce que Dieu nous demande, à nous, croyants, c’est d’être le peuple de Dieu, et non l’élite de Dieu. Parce que ceux qui suivent le chemin de l’ « élite de Dieu » finissent dans les cléricalismes élitistes bien connus qui travaillent partout pour le peuple, mais qui ne font rien avec le peuple, qui ne se sentent pas du peuple.
Et enfin, je vous suggère, au moment de repenser l’idée de justice sociale, de le faire en vous montrant solidaires et justes. Solidaires en luttant contre les causes structurelles de la pauvreté, de l’inégalité, du manque de travail, de terre et de logement. Terre, toit et travail – techo, tierra y trabajo – les trois « T » qui nous consacrent dans notre dignité. En somme, en luttant contre ceux qui nient les droits sociaux et du travail. En luttant contre cette culture qui pousse à utiliser les autres, à réduire les autres en esclavage et qui finit par enlever aux autres leur dignité. N’oubliez pas que la solidarité, comprise dans son sens le plus profond, est une façon de faire l’histoire. Justes quand ils rendent la justice. Justes, sachant que, lorsqu’en trouvant une solution par le droit, nous donnons aux pauvres les choses indispensables, nous ne leur donnons pas ce qui est à nous, ni ce qui est à d’autres, mais nous leur rendons ce qui est à eux. Nous avons si souvent perdu cette idée de rendre ce qui leur appartient. Construisons une nouvelle justice sociale en admettant que la tradition chrétienne n’a jamais reconnu comme absolu et intouchable le droit à la propriété privée et a toujours souligné la fonction sociale de chacune de ses formes.
Le droit de propriété est un droit naturel secondaire découlant du droit qui est de tous, et qui vient de la destination universelle des biens créés. Il n’y a pas de justice sociale qui puisse se consolider sur l’iniquité, qui comporte la concentration de la richesse. Chers juges, je vous souhaite une excellente journée de réflexion. Je souhaite également que tout ce que vous construirez sur la justice sociale soit davantage qu’une simple théorie, mais plutôt une nouvelle et urgente pratique judiciaire, qui contribue à faire en sorte que l’humanité puisse, dans un très proche avenir, s’intégrer dans la plénitude et dans la paix. Je vous souhaite tout le succès possible. Que Dieu vous bénisse !
© Traduction de Zenit, Hélène Ginabat