P. Jacques Servais SJ @ Facebook

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"Henri de Lubac et la «célèbre Mère Saint-Jean»", par le p. Jacques Servais

L’Osservatore Romano rapporte la rencontre du théologien et de la Prieure des Ursulines

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L’Osservatore Romano en italien du 10 février 2019, rapporte le soutien apporté au grand théologien français et cardinal Henri de Lubac S. J. (1896-1991) par la Prieure générale des Ursulines de l’Union Romaine, Mère Saint-Jean, à un moment décisif. La reconnaissance de sa théologie se traduisit plus tard par sa nomination en tant qu’expert du concile, et c’est en 1983 qu’il sera créé cardinal par Jean-Paul.
Voici, pour les lecteurs de Zenit, le texte français du père Jacques Servais S.J., recteur de la Casa Balthasar de Rome, fondée en 1990 sous le patronage du cardinal J. Ratzinger.
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Le 29 juin 1952, Henri de Lubac recevait du P. Janssens, Général de la Compagnie de Jésus, une lettre dans laquelle celui-ci faisait sien le jugement « des théologiens nombreux, qualifiés par leur science et leur bienveillance » estimant que ses ouvrages contenaient « plusieurs erreurs » visées par l’Encyclique Humani generis. Dès 1950, des mesures sévères ont été prises à son égard. Notre jésuite veut obtenir quelques éclaircissements sur le fond comme sur les faits, mais en vain : le P. Général qui l’a fermement soutenu au début de l’affaire du Surnaturel mais a fait retirer du commerce son Corpus mysticum, se dérobe toujours. Constatant l’iniquité de la situation, le P. André Ravier, supérieur de la province lyonnaise depuis 1951, cherche à l’aider. Des confrères résidant à Rome, le P. René Arnou, professeur à l’Université Grégorienne, le P. Stanislas Lyonnet, professeur à l’Institut Biblique, et le P. Irénée Hausherr, professeur à l’Institut Oriental, trouvent un prétexte pour le faire venir dans la Cité éternelle : une série de leçons sur l’Église à des jeunes religieuses. Tous trois, à des titres différents, sont liés d’amitié avec la célèbre Prieure générale des Ursulines de l’Union Romaine. C’est à elle qu’ils demandent de fournir au P. de Lubac l’occasion de venir à Rome et elle va lui ouvrir généreusement les portes de son couvent et rendre possible l’entrevue espérée avec le P. Général.
Mère Marie de Saint-Jean Martin est une figure de premier plan de l’Institut qu’elle dirige depuis 1926 et une personnalité influente dans les milieux romains. Dans les années trente un dicton courait dans Rome : « Il n’y a dans toute la Ville que trois hommes : Pie XI, Mussolini et la Mère Saint-Jean ». Elle désirait, expliquera plus tard dans son Mémoire le P. de Lubac, « se faire pardonner de s’être d’abord laissé circonvenir contre moi par quelques prêtres intégristes ». Mieux informée sur son compte, comme elle possède ses entrées au Vatican elle se propose de lui obtenir une audience auprès du Saint-Père. La règle interdit aux jésuites de s’adresser directement au Pape. Aussi le P. Arnou, se faisant l’interprète de son ami, la remercie de sa pensée : « Le P. de Lubac y serait très sensible. Mais il vient surtout pour voir notre Père Général et parler longuement, à cœur ouvert, avec lui. Si, après ces conversations, le Père Général juge opportun que le P. de Lubac voie le St. Père, il sera plus normal que lui-même le demande ».
Peu après, le 13 janvier 1953, le P. de Lubac confirme personnellement la requête : « Le Père Lyonnet m’écrit que vous voulez bien m’inviter à donner à vos religieuses du « 3e an » quelques conférences sur l’Église ». Et sans dire que les maisons romaines de la Compagnie lui sont fermées, il ajoute : « Je vous serais reconnaissant si vous pouviez me loger : le P. Lyonnet me dit que ce serait le plus pratique ». La réponse, positive, ne tarde pas et pour mieux rendre possible les conversations en question, Mère Saint-Jean l’invite non seulement à venir instruire ses sœurs tertiaires mais à satisfaire un autre vieil ami, le P. Hubert du Manoir, en lui donnant un chapitre sur Marie de l’Incarnation et Marie dans un des nombreux volumes de son encyclopédie Maria (1954). Ainsi va-t-il loger pendant quelques semaines, à partir du 29 janvier, dans la maison généralice de la via Nomentana 234. De santé fragile et, de plus, éprouvé par l’épreuve récente, il n’arrive pas à tenir lui-même les leçons demandées. « En fait, » écrira-t-il à son provincial, « c’est le Père Le Landais qui les donne, parlant sur mes notes, car, après un essai loyal, j’ai dû me reconnaître incapable de ce léger effort ».
« Je ne fais rien ici », rétorque-t-il un jour à la Mère Saint-Jean qui se félicite de sa présence et l’assure de la prière qu’il a modestement demandée. Le lendemain la Supérieure lui fait parvenir un long message, dont les archives du couvent ont conservé une copie unie à la correspondance dont on cite ici des extraits. « L’acte de confiante simplicité que vous avez bien voulu faire hier en demandant ma pauvre prière m’est allé droit au cœur », lui confie-t-elle, « et me décide à vaincre une timidité qui m’aurait gardée silencieuse jusqu’au bout si votre humble Charité ne vous l’avait inspiré. Si je prie pour vous, mon Père : oh ! de toute mon âme. J’ai su de source tout à fait sûre, dès l’événement par lequel Notre-Seigneur a montré jusqu’où Il était sûr de votre amour pour Lui, comment vous aviez su accepter l’épreuve, et quelle édification votre obéissance et votre humilité avaient donnée autour de vous, même à des Universitaires. Et cela, je me suis accordé la joie profonde de l’écrire au Saint-Père après avoir demandé conseil à un « Père grave » de la Compagnie [de Jésus] ». Toutes les sœurs, ajoute-t-elle, ressentent sa présence dans la maison comme une grâce que le Bon Dieu leur a ménagée. Et elle le prie, pour terminer, de vouloir « bénir cette maison et agréer l’expression vraie de [sa] vénération en Notre-Seigneur et Notre-Dame ».
Sur quoi le P. de Lubac lui répond, tout confus : « Votre charité est si grande et si ingénieuse, qu’elle me surprend toujours par de nouveaux bienfaits ». – « Les petites gâteries que notre cher malade refuse absolument de recevoir chez nous, votre autorité souriante les lui a imposées avec une merveilleuse efficacité ! », s’exclamera quelques semaines plus tard le P. d’Ouince, lui donnant quelques nouvelles de sa santé après son retour à Paris. – Peu avant celui-ci, le 15 mars, le P. de Lubac peut encore lui remettre un exemplaire de sa Méditation sur l’Église, l’ouvrage qui, mis longuement à l’écart, avait dû attendre, pour pouvoir être imprimés, le verdict d’une supercensure de la Compagnie. (« Heureux peut-être au fond de lui-même d’avoir la main forcée » par des censeurs extrêmement élogieux, lit-on dans le Mémoire du théologien, le P. Janssens n’osa pas en fin de compte mettre son veto à la publication ; « un scandale aurait pu s’ensuivre »). Il est surtout content d’avoir pu voir enfin, et par deux fois, le P. Janssens, dans des conditions qu’il lui était impossible d’espérer. « Je n’ai pas cherché à voir beaucoup de monde, mais je suis très heureux, très consolé dans le Seigneur, de mes entretiens avec le T. Rd Père Général », lui écrit-il de Paris. « Votre charité à mon égard ne s’est pas seulement montrée inventive et infiniment délicate : elle avait besoin, pour se réaliser, d’une grande hardiesse de vues. Car je n’avais rien, bien au contraire, qui pût vous incliner à m’accueillir de cette façon et à me faire une telle confiance ».
Dans le climat d’opposition à la « Nouvelle Théologie » qui imprégnait en particulier l’enseignement imparti dans les institutions ecclésiastiques romaines, il fallait de fait du courage et de la lucidité pour apporter un soutien, fût-il discret, à celui qui en était considéré comme le chef de file. La confiance que Mère Saint-Jean lui accordait, n’était pourtant autre chose à ses yeux qu’un témoignage obligé de gratitude. « Ne parlez pas de “hardiesse de vues” nécessaire pour vous accueillir », répartit-elle : « Non, vraiment non, elle ne l’était pas. Je vous ai mal dit, sans doute, car j’étais gauche à force de respect en votre présence, comment Notre-Seigneur avait bien voulu me donner les moyens de connaître un peu, de comprendre beaucoup l’épreuve qu’Il a permise pour vous parce qu’Il savait comment vous l’accepteriez par amour pour Lui. À cause de cette connaissance, bien qu’elle fût rudimentaire, et de cette compréhension que je crois pouvoir qualifier de profonde, je vous ai été tout de suite reconnaissante d’avoir bien voulu accepter notre humble hospitalité, et ma reconnaissance n’a fait que s’accroître à mesure que vous avez daigné me témoigner la confiance, à laquelle je n’avais aucun droit, de me permettre quelque élargissement de connaissance des faits. Je suis trop maladroite, mon Père, pour vous avoir montré tout ce que Dieu a mis dans mon âme à votre sujet ; mais puisque vous voulez bien prendre notre Ordre dans votre prière, je m’estime, nous nous estimons trop récompensées du très peu que nous avons osé faire pour que vous puissiez le savoir. Et au Ciel, nous nous dédommagerons de la gaucherie de la Mère Générale de l’Union Romaine des Ursulines en présence du très vénéré Père Henri de Lubac ».
Pour ce dernier, les années 1952-1953 comptent parmi les plus douloureuses. Il est talonné par la censure ecclésiastique. L’écrit lui-même, bien inoffensif, sur Marie de l’Incarnation et la Sainte Vierge qui lui a été demandé durant son séjour romain, est trouvé « gravement hétérodoxe ». Devant ce surprenant verdict, le P. de Lubac exprime sa perplexité à Mère Marie Vianney Boschet, l’archiviste qui lui a apporté une aide précieuse pour sa mise au point : « Je me suis donc trouvé fort embarrassé, d’autant plus que cette expérience, s’ajoutant à d’autres, me donnait le sentiment presque invincible que toute autre formule signée de moi, pourrait donner lieu à des reproches analogues. C’est pourquoi j’ai d’abord envisagé de vous laisser le soin de faire vous-même une nouvelle conclusion, et d’assumer la responsabilité de la publication ». Cherchant conseil auprès du P. Hausherr sur la façon de répondre aux critiques, la Mère Vianney ne reçoit qu’une directive lapidaire : « Ne pas discuter les idées, dire que vous n’avez pas compris ». Faisant allusion aux mésaventures de cette plaquette le P. de Lubac contera, dans son Mémoire, le dénouement de l’affaire : « Il fallut divers pourparlers, des concessions de mots et des explications sans intérêt pour la sortir de l’impasse. Le réviseur de l’ouvrage collectif, qui n’était pas au courant, me demanda de supprimer ces lignes, qu’il avait repérées comme des hors-d’œuvre ; il me fallut lui dire qu’elles m’étaient imposées ».
Les bonnes relations nouées avec Mère Saint-Jean ne s’interrompront pas au fil des années. Plusieurs autres lettres l’attestent. En mars 1958, le P. de Lubac doit retourner à Rome, pour peu de jours, et il vient de nouveau « frapper en pèlerin » à la porte du Généralat. C’est le P. Claude Mondésert qui sert cette fois d’intermédiaire (en guise de remerciement notre jésuite rédigera, en collaboration avec lui, une autre brochure à l’intention des Ursulines : L’esprit de sainte Angèle). L’« hospitalité toute charitable » reçue de nouveau au couvent restera gravée dans sa mémoire. Si ces jours furent pour lui « comme une oasis, très réconfortante », c’est aussi parce qu’ils marquèrent un tournant dans sa vie. « Depuis mon séjour à Rome, peut-être par l’effet de votre prière, il m’est venu, indirectement, un encouragement paternel du Saint-Père, et je suis heureux de pouvoir vous le dire ». Mère Saint-Jean, qui était proche de Pie XII, a-t-elle effectivement contribué, par ce qu’il qualifie de « courage intrépide », au changement d’attitude à l’égard du P. de Lubac à partir des années soixante ? L’histoire ne nous le dira probablement pas. Il reste que cette femme remarquable avait su discerner chez le jésuite non seulement la sainteté d’une vie toute donnée à l’Église, mais la justesse de ses intuitions théologiques et spirituelles. En souvenir de ses interventions efficaces, à l’abri des regards, il n’est que juste de rendre témoignage, comme le fait celui-ci, à un « cœur plein de charité, de miséricorde pour ceux qui souffrent, et d’amour de la Sainte Église ».
 © Jacques Servais

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