Dans L’Osservatore Romano en italien, Juan Manuel de Prada évoque ce roman et rend hommage à l’ « esprit profond » et à l’ « exquise décontraction » de cet auteur catholique. Nous traduisons de l’italien avec l’aimable autorisation de L’Osservatore Romano.
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Il y a eu beaucoup, voire un nombre infini — et souvent dictées par une évidente animosité anticatholique — d’intrigues romanesques avec le Vatican comme toile de fond, où les papes, généralement inventés de toute pièce, sont impliqués dans des péripéties rocambolesques ou victimes de complots fumeux. Dans Juan XXIII (XXIV), un roman très catholique, prophétique à bien des égards, et assaisonné d’un humorisme à la Cervantès, l’écrivain Leonardo Castellani (1899-1981), de Santa Fe, ose imaginer un argentin assis sur le siège de Pierre, un demi siècle avant le pape François!
Leonardo Castellani était un écrivain doté d’une expressivité unique, d’un esprit profond et d’une exquise décontraction. Il avait la sensibilité d’un grand poète qui lui permettait de regarder plus à fond et la clairvoyance d’un grand prophète qui lui permettait de regarder plus loin. Outre ces qualités rares, il avait aussi le précieux don divin de contempler les choses dans leur ensemble, la capacité de connaître en même temps le naturel et le surnaturel, avec le regard d’un aigle toujours fixé sur l’horizon eschatologique, auquel l’espérance chrétienne puise pour se ressourcer.
Il cultivait presque tous les genres littéraires (poésie et roman, récit et essai, critique littéraire et exégèse biblique) et baptisa tous ces genres d’un style qui lui était propre, en même temps polémique et apologétique. On y voit l’homme souffrant qu’il fut indubitablement, mais aussi l’homme qui, au milieu de ses peines, s’était lié d’obéissance à Jésus Christ, pour préserver l’intégrité de sa liberté. Après avoir été expulsé de la Compagnie de Jésus et suspendu a divinis en 1949, Leonardo Castellani sera rétabli totalement dans son ministère sacerdotal en 1966 ; mais cet épisode fut pour lui traumatisant et marquera très profondément sa vie ainsi que son œuvre, dans laquelle il est capable de brandir à la fois le fouet d’un Bloy ou d’un Belloc, et la baguette magique d’un Chesterton.
Le roman Juan XXIII (XXIV), une sorte d’épuration du cœur ou de sublimation autobiographique publiée en 1964, se nourrit de cette magie et de ce fouet. L’ouvrage en question est fortement influencé par une autre invention papale très célèbre, l’histoire d’ Adrien VII de Frederick Rolfe (1860-1913), mieux connu sous son nom de plume, Baron Corvo. Comme dans ce roman, le protagoniste du livre de Castellani, Pio Ducadelia, fils d’italiens, est l’auteur lui-même: un religieux « hiéronymite » — nous découvrirons très vite que cet ordre hiéronymite est une image de la Compagnie de Jésus — à qui l’on avait interdit de célébrer des messes, qui fut ensuite réhabilité soudain dans ses fonctions et envoyé à Rome, comme conseiller de l’archevêque de Buenos Aires.
Le concile Vatican II vient alors de commencer. A la moitié des travaux, les séances seront transférées au palais du Latran pour des complications politiques qui ne tarderont pas à dégénérer en un violent « conflit Russie-Europe ». Au cours du conflit les soviétiques lâchent des bombes sur les principales capitales du continent européen, avant de perdre face à une alliance de pays qui restaureront la monarchie en Italie et en France. Au concile, les discussions se poursuivent donc sur un fond d’incertitude et d’agitation belliqueuse. Pio Ducadelia y participe comme théologien pontifical après avoir étonné le pape Roncalli avec ses propositions de réforme visant essentiellement à lutter — nous citons textuellement — contre « la bureaucratie impersonnelle dans la gestion des questions ecclésiastiques ».
Pour obtenir cette dé-bureaucratisation, Ducadelia propose, par exemple, une « décentralisation du gouvernement ecclésiastique, en nommant des patriarches, comme c’était le cas au Vème siècle », et la constitution d’un « Conseil du Pape » formé de douze experts, « chacun affilié à une branche du gouvernement ». Ducadelia propose aussi une « révision et une adaptation du célibat ecclésiastique pour le rendre plus rigoureux et décent »; il suggère également au pape, pour éviter tout scandale financier, que « ni les évêques ni les ordres religieux ne puissent posséder des documents de crédit d’aucune sorte », et que « tous les biens ecclésiastiques » soient plutôt « investis en biens fonciers, dont les revenus seraient confiés aux Chartreux et aux Trappistes ».
Mais le concile est dissout face à l’avancée des soviétiques, et le pape contraint à prendre le chemin de l’exil, où celui-ci mourra après avoir recommandé — devant la diaspora du collège cardinalice — que son successeur soit élu par trois seuls délégués. Ducadelia est capturé et emmené en Russie, où il subira d’épouvantables tortures ; à son retour à Rome, il découvre, à sa plus grande stupeur, qu’il a été élu pape. Pour marquer sa vénération filiale, il décide alors de prendre le nom de son prédécesseur, Jean, ainsi que son numéro, justifiant ainsi sa décision: « Il n’y a pas eu de Jean XX. Il y a eu un Jean XV, décédé un mois à peine après avoir été élu et sans avoir été couronné canoniquement. Il y a eu un Jean XXIII durant le schisme d’Avignon, qui ne fut pas un pape légitime. De sorte que notre vénérable prédécesseur, comme le veut la rigueur historique des numéros, a pour nom Jean XXII. Et ainsi tous les Jean in retro, en ôtant un chiffre à chaque numéro … jusqu’à XV».
D’emblée le nouveau Jean XXIII (ou XXIV) déclarera que la tâche principale de son pontificat sera de lutter pour « la pureté intérieure » de l’Eglise et contre ce qui est pour lui de l’« ecclésiasticisme » et qu’il décrit de la façon suivante: « Ce sont tous ces magnats décrépis qui ne veulent pas de changement dans l’Eglise parce que ça leur va bien comme ça ; et ça leur va bien parce qu’ils sont privés du toucher et de l’odorat (et de la vue, bien entendu) et ne se rendent pas compte qu’ils restent seuls, que le monde s’éloigne en silence de l’Eglise … Seuls et se complaisant dans leurs honneurs puérils et leurs aises… de femmes. L’ « ecclésiasticisme » est la pire des hérésies aujourd’hui dans l’Eglise ».
Pour le combattre et conduire la « bataille de la pureté intérieure », Ducadelia réduit aux deux tiers la bureaucratie vaticane, estimant qu’il s’agit d’ « une machine et donc sans toucher ». « Il faut doter cette machine, qui a déjà un cerveau en haut, d’un cœur au centre et de papilles tactiles aux extrémités — ajoute-t-il — là où elle entre en contact avec l’être humain vivant; car le prêtre est, ou doit être, humain ». Dans sa recherche de prêtres dotés de chaleur humaine, Ducadelia n’hésitera pas à punir les prédicateurs fallutos (en espagnol d’Argentine, hypocrites ou faussaires) et à réduire les salaires de la curie, suscitant de grands mécontentements et de grandes antipathies autour de lui.
(à suivre)
Traduction de Zenit, Océane Le Gall