« Edith Stein philosophe » : c’est le titre d’un colloque international quiaura lieu les 11 et 12 avril à Paris. Il estorganisé par le Professeur Emmanuel Falque (Institut Catholique de Paris) et le Professeur Jean-François Lavigne (Archives Husserl, Ecole Normale Supérieure), en lien avecle Collège des Bernardins et les Dominicains du Saulchoir. Eric de Rus, auteur connu des lecteurs de Zenit y participera il nous en dit davantage.
Zenit – Eric de Rus, vous participez à un colloque au collège des Bernardins sur Edith Stein la semaine prochaine: de quoi s’agit-il?
Eric de Rus – Ce colloque coïncide exactement avec le centenaire de l’arrivée d’Edith Stein à Göttingen. En effet, 1913 marque ses débuts en phénoménologie, à l’école de Husserl, donc de son entrée en philosophie. Le programme de ce colloque balaie les champs principaux de la pensée philosophique d’Edith Stein : l’anthropologie, l’empathie, l’éducation, la réflexion politique, métaphysique.
Les organisateurs posent la question en ces termes : « Aujourd’hui, en France, l’originalité et la force de la pensée philosophique d’Edith Stein restent trop méconnues. On ne veut souvent retenir d’elle que la jeune assistante privée du « Maître » Husserl ; ou, plus tardive, la haute figure carmélitaine, auteur de méditations spirituelles lumineuses, nées de l’approfondissement de la vie contemplative. Mais : entre la jeune phénoménologue qui cherche, et la mystique sereine qui va au don total de soi, jusqu’à Auschwitz… que s’est-il passé ? Qui est Edith Stein ? »
Dans vos travaux vous accordez une place centrale à l’incarnation. Pourquoi ?
Partir de l’incarnation pour réfléchir au sens de la personne humaine et de sa vocation me paraît essentiel pour éviter de céder à une anthropologie trop abstraite.De publication en publication mon propos se centre toujours davantage sur ce que j’appelle la vocation épiphanique de la personne humaine. Qu’est-ce que cela signifie ?Je considère que le propre de l’être humain est de posséder une intériorité, c’est-à-dire une profondeur à partir de laquelle il est capable d’une perception particulière de la réalité. Il peut capter intuitivement l’essence de la réalité qui est « Vie », pure densité de Présence rayonnante. La personne humaine est un être incarné. Elle se situe donc à la charnière entre la Vie qui l’habite et le monde matériel où l’insère sa corporéité. Cette situation assigne à l’être humain une vocation épiphanique. Autrement dit chacun est appelé à donner corps à la vie sous les traits imprévisibles de son existence unique. Voilà pourquoi ce geste d’incarnation permanente est un processus de création continue qui engage la liberté humaine.A ce titre, l’éducation, définie par Edith Stein comme un « art de donner forme à sa vie », représente la mise en œuvre exemplaire de ce geste anthropologique intégral par lequel l’homme devient vraiment lui-même, dans toute la plénitude de son être, jusqu’à « cette humanité accomplie, pure expression de la nature libérée et transfigurée par la force de la grâce. » (Edith Stein).
Vous avez publié au Cerf un « Essai à deux voix » avec Mireille Nègre – Quand la vie prend corps (2012) -: que disent ces deux voix ?
La démarche artistique nous ouvre une voie d’accès à ce geste anthropologique intégral. La danse, en l’occurrence, offre une métaphore privilégiée du geste comme dévoilement charnel de la vie à travers le mouvement. Il s’agit de révéler par le corps la réalité invisible de la vie sans en figer l’élan mais en lui fournissant les points d’appui qui en libèrent la ligne de vol.
Mireille Nègre, en tant que danseuse consacrée, a vécu la danse comme une incarnation de l’essence sacrée de la vie.
Or il y a là un enjeu fondamental pour l’existence humaine dans la mesure où cette épiphanie artistique nous donne de contempler, comme dans un miroir, une image de la vocation universelle de la personne : révéler la Vie divine dans la chair.
Cet Essai à deux voix, en conjuguant une approche philosophique et théologique avec la démarche concrète et incarnée de la danseuse, célèbre la dignité de l’être humain et la beauté de sa vocation.
Au fil de cet Essai deux axes se dégagent. Le premier met en relief le mystère de l’intériorité humaine comme foyer de la vie. Le second se penche sur l’ascèse qui préside au déploiement du geste épiphanique, la discipline faite d’écoute, de concentration et de transparence du cœur.
La préface est de sr Marie Keyrouz, connue, elle, comme une voix ! Pourquoi cette troisième voix ?
La préface de Soeur Marie Keyrouz apporte sa contribution à notre réflexion à partir de son « lieu propre » : le chant sacré. Mais il s’agit de la même démarche épiphanique comme elle l’indique clairement : « C’est cette extériorisation vitale de l’intériorité que nous avons toujours résumée sous l’expression : chanter le divin par l’humain. La vie n’est pratiquement saisissable que dans la mesure où elle laisse à nos yeux la trace sensible de son passage. Le recours à la parole, au chant, à la danse ou à toute autre expression corporelle est capable de mettre l’âme humaine au contact du divin, de la transporter par le mot, le son ou le geste … Philosophe, chanteur ou danseur, chacun cherche l’expression des mouvements de son âme qui resteraient intraduisibles sans le langage des sons et mouvements produits par son souffle et son corps. »
Quel message Edith Stein nous transmet-elle pour Pâques, qui célèbre la résurrection du Corps de Dieu ?
Edith Stein déclare que le corps, selon son « sens originaire », est « le miroir de l’âme sur lequel se reflète toute sa vie intérieure, au moyen duquel elle entre dans le champ de la visibilité. Il peut lui-même être transfiguré avec elle ; la lumière qui remplit l’âme peut également le pénétrer et rayonner à travers lui ». Jean-Paul II, dans ses catéchèses sur la théologie du corpsne dit pas autre chose : « Le corps en effet – et seulement lui – est capable de rendre visible ce qui est invisible: le spirituel et le divin. Il a été créé pour transférer sdans la réalité visible du monde le mystère caché de tiute éternité en Dieu et en être le signe visible ».
Le christianisme exalte la profondeur de la corporéité humaine et sa dimension épiphanique en référence au Corps de Dieu. Reconnaître le Christ c’est, pour Edith Stein, accueillir « la révélation corporelle de Dieu … en qui seul l’amour divin s’est pleinement incarné ». En sa Personne – et c’est le cœur du mystère éblouissant de l’Incarnation – sont unies, sans confusion et sans séparation, la nature humaine et la nature divine. Comme l’a dit Maxime le Confesseur: « L’illimité se limite d’une manière ineffable, tandis que le limité se déploie jusqu’à la mesure de l’illimité. »
Ainsi Jésus-Christ est l’archétype de toute existence épiphanique : leseul Geste absolument parfait de la VIE purement manifestée comme AMOUR dans l’alliance indépassable de la divinité invisible et de l’humanité charnelle.
Votre dernier livre, Une existence épiphanique (Ad Solem, 2013) est consacré à une autre carmélite, Cristina Kaufmann (1939-2006). Pourquoi cet intérêt pour la mystique ? Et pourquoi la préface d’une autre artiste : la pianiste Elizabeth Sombart ?
Mon questionnement sur la vocation épiphanique de la per
sonne humaine est très attentif à l’expérience des amis de Dieu, mystiques et saints. Cristina Kaufmann définit la mystique comme « le fait de vivre l’incarnation ».
Les mystiques prennent part, depuis leur intériorité la plus profonde, à la Vie de Dieu ; ils en prolongent le mystère dans leur propre chair devenue le lieu d’une épiphanie de la Vie divine. Le discours mystique, par la place qu’il accorde à l’incarnation, témoigne d’un profond réalisme anthropologique.
Les images utilisées par le discours mystique sont très incarnées comme en témoigne par exemple le Cantique Spirituel de saint Jean de la Croix dont les accents évoquent audacieusement le vocable amoureux du Cantique des cantiques.
Comme Michel de Certeau l’a montré, c’est d’abord dans le corps du mystique que s’écrit l’expérience de Dieu. .La référence à la « blessure infiniment savoureuse», selon les termes de sainte Thérèse d’Avila, évoque de façon très éloquente cette expérience vivante du contact avec Dieu. La blessure est signe d’une brèche qui nous signifie que notre humanité incarnée est vulnérable. Mais c’est par là, justement, que notre réalité s’ouvre à la transcendance qui l’empêche de se refermer sur elle-même. Enfin, la blessure en sa signification mystique devient source féconde, à l’image des blessures du Crucifié qui, transfigurées dans la lumière de la Résurrection, deviennent source de guérison, de grâce, de vie.
En résumé l’expérience des mystiques porte à son plus haut point d’incandescence la vocation épiphanique de toute personne. C’est sans doute la raison pour laquelle les mystiques authentiques, come l’a dit Henri Bergson, « n’ont pas besoin d’exhorter ; ils n’ont qu’à exister ; leur existence est un appel ».
Finalement, plus nous nous approchons du mystère de la Vie tel qu’il affleure à même la chair de notre réalité incarnée, plus les mots vacillent. Martin Buber a écrit : « Sans doute existe-t-il un langage, le plus discret de tous, qui ne veut que faire partager l’existentiel et non le décrire. Il est si élevé et si discret, qu’il semble presque ne pas appartenir au langage, n’être qu’un mouvement de paupières dans le silence » : c’est cette langue de fin silence qui caractérise la poésie et la musique. La très grande pianiste Elizabeth Sombart appartient à cette constellation d’êtres épiphaniques dont le geste inspiré vous relie au silence sonore de la Vie …