Prof. Robert Spaemann
« J’interprète l’instinct, ergo sum », explique le professeur Robert Robert Spaemann, dans L’Osservatore Romano en italien du 11 janvier, dans un article intitulé : « Du concept de « naturel ».
Il a en effet participé, jeudi dernier, 10 janvier 2013, aux côtés du cardinal Camillo Ruini, à l’université de la Sainte-Croix, à Rome, à la journée de présentation de son livre édité en italien : « Les fins naturelles. Histoire et redécouverte de la pensée téléologique » (éd. Ares).
Le Prof. Spaemann, 85 ans, philosophe, a été professeur à l’université de Munich, jusqu’à sa retraite en 1992. En 2006, il a participé à la réunion de philosophes et de scientifiques organisée par le pape Benoît XVI à Castelgandolfo sur le thème de l’évolution, du 1erau 3 septembre (cf. Zenit du 24 août 2006).
Il jette « une bouteille à la mer en écrivant : « Ce que j’aimerais écrire (..) c’est une ontologie sur la base des concepts fondamentaux de « proximité » et « d’éloignement ». Une telle théorie aurait des conséquences imprévisibles et surprenantes ».
Du concept de « naturel », par R. Spaemann
« Les fins naturelles » établit un pont avec mon autre livre, « Grenzen » (« Frontières », ndlr), entièrement dédié à la dimension éthique de mon travail. « Les fins naturelles » entend montrer comment les processus vitaux ne peuvent être compris que comme des processus orientés, des processus dans lesquels se réalise un « être-à partir de-vers », c’est-à-dire une sorte d’impulsion que l’on ne peut réduire à des processus de causalité. Et j’ai cherché à faire voir comment tout ceci a déjà été constaté par Duns Scot : là où il s’agit d’une orientation vers une fin, se vérifie aussi quelque chose comme un manque de cette fin, c’est-à-dire une « erreur » de la nature : Hamartias tes physios (en grec, mot à mot « péché de la nature », ndlr), peccatum naturae, comme disent Aristote et Thomas d’Aquin.
Dans le monde physique, il n’y a pas d’erreur, à part celles des physiciens ou des astronomes, dont les prévisions sont niées par l’expérience. Les étoiles ne commettent pas d’erreur. Mais un lièvre qui naît avec trois pattes est victime d’une erreur, bien que les processus physiques qui constituent l’infrastructure de l’inorganique restent toujours exempts de toute erreur. Le lièvre ne peut pas réaliser son instinct d’autoconservation (…).
L’absence de ces instincts puissants ou le changement de fin de l’instinct est clairement une anomalie, puisque c’est sur cette force d’attraction que se base la survie de l’espèce. Ou bien pensons à la pédophilie. Ce serait irresponsable de nommer directeur d’un collège un pédophile, c’est-à-dire de ne pas le discriminer pour cette caractéristique.
Tous ces exemples montrent que les différents types d’orientation instinctive vers une fin ne peuvent pas tous être considérés comme « naturels ». Les hommes sont des animaux dotés d’une impulsion ou d’un instinct égal à tout autre être vivant. Mais ils ne sont pas seulement des êtres instinctifs.
Aristote écrit que l’agir humain implique deux composantes : Orexis, ou une soif instinctive, et Logos, ou la capacité d’assujettir l’instinct subjectif au critère de la raison ou de le corriger. Orexis représente un motif « à première vue » (prima facie) pour faire quelque chose. Le Logos décide de la qualité éthique de ce motif.
La faim est un motif suffisant « à première vue » pour manger. Mais il se peut que le médecin m’ait interdit de manger dans les prochaines 24 heures ou que ce soit le temps du carême, motifs plus que suffisants pour dépasser le motif « à première vue ».
Les hommes ne sont pas guidés aveuglément par leur instinct, mais ils l’interprètent plutôt. Un animal affecté d’inappétence chronique arrête tout simplement de manger et finit par mourir. Les hommes, eux, savent que l’union des corps sert à la continuité de l’espèce et, en cas de stérilité, ils vont chez le médecin (la recherche intentionnelle d’une union qui ne soit pas féconde constitue un chapitre en soi, que je n’ai pas l’intention d’aborder ici).
Ce que je voudrais montrer, c’est que physis, Natur, expriment toujours la nature particulière d’une espèce. Les choses, en particulier les choses vivantes, ne sont pas simplement (…) un quelque chose qui est. Elles sont un quelque chose qui est seulement dans la forme d’un « être de telle et telle façon », par exemple, quelque chose qui est un homme, un animal ou une plante d’une espèce déterminée. Leur nature est celle de leur espèce particulière. Même l’impulsion orientée de manière erronée a « une » fin, mais ce n’est pas « la » fin de la « nature ». Une personne qui se drogue peut reconnaître le caractère destructeur, et donc contre-nature, de son désir, et se soumettre à une thérapie. Elle est capable d’un acte de volonté secondaire (secundary volition) qui suspend la satisfaction immédiate de son impulsion.
Le « naturel » se manifeste avant tout dans l’interprétation de l’impulsion. Le naturel est ce qui correspond à un genre. C’est là que se fonde le fait que la négation de la constitution téléologique du monde (« vers une fin », ndlr) s’accompagne toujours d’une position nominaliste.
Le nominalisme ne connaît aucune espèce naturelle mais il connaît, au contraire, seulement divers modes d’être quelque chose. Tout ce à quoi les individus aspirent appartient à leur nature individuelle. Selon cette conception, nous sommes des individus appartenant à des catégories. Mais sur quelle base classons-nous un objet dans une catégorie ? D’habitude, la réponse est à peu près celle-ci : sur la base de similitudes. Mais un petit chien nain ressemble beaucoup plus à un chat qu’à un danois. Et pourtant, le petit chien et le danois vont ensemble. Sur quelle base ? Sur la base de la parenté. Mais que signifie similitude ? Toutes les tentatives pour définir ce terme ont échoué et elles ne peuvent qu’échouer puisqu’elles tournent en rond, si bien que Bertrand Russell a pu écrire que le nominalisme échoue sur la similitude. Ce terme ne pourrait indiquer certains groupes de choses semblables par aucune autre qualité que leur similitude. Dans mon essai sur la similitude, qui se trouve dans le second volume de mon livre Schritte über uns hinaus, j’ai cherché à approfondir cet aspect.
Lorsque je l’ai écrit, le concept de « semblable » m’est apparu comme un concept fondamental qui, comme le concept « d’étant », ne peut être ordonné à aucun autre genre. Cela, je m’en rends compte maintenant, fut une erreur. « Semblable » indique en effet une sorte de proximité, précisément une proximité qualitative. Le concept complémentaire est celui de « l’éloignement ». Parmi les autres formes de proximité, figurent la proximité spatiale, ou quantitative, c’est-à-dire des proximités mesurables. Ou bien la proximité temporelle, la distance ou la proximité mathématique : le cinq est plus proche du six que du sept. Ou que l’on pense encore aux degrés de parenté plus ou moins étroits, ou aux différents degrés de proximité émotive, comme l’amitié par exemple.
En réalité, nous sommes arrivés à un point final. Tout ce qui est se trouve dans un rapport de « proximité » ou « d’éloignement » avec tout le reste. La proximité absolue n’existe pas. La proximité absolue serait l’identité. A son tour, l’éloignement absolu, à savoir un éloignement infiniment lointain,
serait le non-être. Quand le psaume dit que Dieu éloigne de nous nos fautes, ici « loin » signifie infiniment loin, et infiniment loin signifie que l’éloigné n’existe plus. Une étoile infiniment loin ne peut exister. Si elle a un lieu, cela veut dire qu’elle a, par rapport à nous, une distance déterminée, et donc une proximité déterminée.
Ce que j’aimerais écrire, mais je suis trop âgé pour le faire, c’est une ontologie sur la base des concepts fondamentaux de « proximité » et « d’éloignement ». Une telle théorie aurait des conséquences imprévisibles et surprenantes. Dans Schritte über uns hinaus, j’ai lancé cette idée comme un message dans une bouteille à la mer de la communauté des communicants. Personne ne l’a ouvert à ce jour.
Traduction d’Hélène Ginabat