« Edmond Michelet et la conscience en politique », par le P. Nicolas Risso

Conférence du 8 octobre 2010

Share this Entry

 ROME, Jeudi 23 décembre 2010 (ZENIT.org) – « Edmond Michelet et la conscience en politique » : c’est le titre de cette conférence du Père Nicolas Risso, en hommage à Edmond Michelet, le 8 Octobre 2010. Nous la reproduisons avec l’aimable autorisation de l’auteur.

* * *

Il me revient, aujourd’hui devant vous de parler d’ « Edmond Michelet et la conscience en politique ».

Je voudrais d’abord vous dire mon émotion d’être là, devant vous. Il y a quelques années, alors lycéens et étudiants, nous étions un certain nombre de jeunes attentifs à ces conférences du centre Michelet proposées alors par Agnès Brôt et François David sous l’égide de Jean Chabonnel, maire de Brive. C’est sous ces belles voûtes de la chapelle Saint-Libéral que nous avons croisé de grandes figures de l’histoire du XXe siècle, connues ou moins connues. J’évoquerai ici le souvenir de Geneviève de Gaulle, du général Lalande (alors si proche voisin de la chapelle), d’autres encore comme Albert Granet, Roger Duamaine, et bien sûr celle que Michelet appelle dans sa dédicace de la Rue de la Liberté : « l’incomparable Mamée ». Incontestablement ces rencontres nous ont formés tant dans l’élaboration d’une conscience politique que, pour ma part, dans l’ouverture d’un chemin de foi à la suite du Christ ressuscité.

Mon propos s’organisera autour de cette question centrale de la conscience en politique, ou plus exactement comment cette conscience se manifeste dans l’œuvre politique de Michelet. La problématique qui nous habite ce soir, c’est d’essayer de saisir quelles sont les sources où cette conscience se construit, se forme. Dans un deuxième temps, nous essaierons de comprendre comment au creux de l’action politique cette conscience se met en acte, et plus précisément, en scrutant deux moments de la vie de Michelet, comment elle informe la prise de décision du président du comité international des déportés à Dachau, en mai 1945, puis du ministre des Armées après la Libération. Nous terminerons en dégageant quelques transversales qui guident la vie de Michelet et qui sont justement le fruit de cette conscience politique .

Les origines chrétiennes de cette conscience en politique

Une des transversales qui marquent la vie de Michelet est évidemment sa foi au Christ. Beaucoup a été dit sur ce thème-là, mais il me semble que l’on s’est peut arrêté sur les origines de cette foi.

Aux origines de cette foi, il y a la figure de sa mère, une femme catholique enracinée dans une pratique régulière des sacrements et qui manifeste un attachement concret, filial à l’Église. La famille de Michelet ressemble en cela a beaucoup de familles catholiques de la fin du XIXe et du début du XXe siècle : famille qui bénéficie à la fois des changements provoqués par les mutations issues de la Révolution française de 1789, et celles de la révolution industrielle, tout en étant inquiète voire déstabilisé par cette modernité qui remet en question l’ordre établi. Le catholicisme, par sa permanence historique et sa stabilité institutionnelle, offre à cette époque-là un refuge aux consciences et aux peurs des lendemains. C’est tranquillement que l’on est catholique et royaliste – après tout, la méditation des écrits de Bossuet n’a-t-elle pas formé toute une génération où le roi était représenté comme le « lieu tenant » de Dieu, sorte de vicaire aux pouvoirs thaumaturgiques. On attendait son retour comme celui du messie !

Pourtant ce n’est pas, dans cet «  arrière monde » politico-mystique, dont Léon Daudet et Charles Maurras se font les chantres, que Michelet va puiser ce qu’il convient d’appeler les sources de sa conscience.

Cet apprentissage, cette découverte d’une conscience qui s’éveille à elle-même « s’origine », me semble-t-il en tout premier lieu dans la pratique liturgique, dans ce que le philosophe Jean Nabert (1881-1960), un contemporain de Michelet, décrit comme « la manifestation de l’absolu et de sa manifestation dans la conscience ». Dès l’enfance, adolescent, jeune adulte, et bien sûr dans sa vie d’homme, Michelet a du goût, de l’intérêt pour l’office religieux. Parmi les prières de l’Église, il manifeste toujours une dévotion eucharistique enracinée. Pour Michelet la lex orendi, (la loi de la prière), devient ce lieu privilégié de la lex credendi (la loi de la foi). Entendez par là non pas l’attachement à une religiosité naïve et simple mais bien un lieu privilégié où il va puiser l’intelligence de sa foi ou plus exactement une intelligence qui se fait émerveillement au sens du verbe grec thaumazein, qui se traduit tantôt par s’étonner, tantôt par s’émerveiller. Quel que soit le mot utilisé, il désigne non pas un quelconque éveil de la curiosité, mais un sentiment associé à un éblouissement, une illumination, comme celle qu’on éprouve en regardant le soleil après avoir été longtemps dans l’obscurité. C’est en cela que la liturgie a façonné la conscience de Michelet. Tout au long de son existence, Michelet ne cesse pas de se nourrir de cette source eucharistique. Nous connaissons tous les épisodes de Dachau où Michelet développe des prodiges d’imagination tout en suscitant de grandes solidarités (rappelons-nous Germain Auboiroux, le communiste, qui monte la garde pendant que la messe est clandestinement célébrée), pour non seulement, et je le cite, «  aller chaque jours à la messe au péril de sa vie », que ce soit dans le block 26 où «  la prédilection bien connue de nos camarades allemands pour la stricte liturgie nous permettait ainsi de participer à la vie de l’Église » ou encore dans le «  block 28 de nos camarades les curés polonais (…) où la pauvreté et le dépouillement avaient là quelque chose de bouleversant, nous étions bien loin de l’autel des tambours et des canons, du baldaquin d’aigles (…), le dénuement était total… Ici pas d’ornements : l’officiant célébrait le saint sacrifice dans ses haillons de bagnard, un dérisoire gobelet de fer lui tenait lieu de calice, une boite à pastille de ciboire. Cela ne l’empêchait pourtant pas dans cette baraque misérable de murmurer de toute sa foi, de toute sa conviction la psaume de David : «  Domine, dilexi decorem domus tuae »… Seigneur ta maison fait mes délices ! »1

Cette construction d’une conscience intérieure n’est pas non plus la seule construction d’une dévotion narcissique aussi louable soit elle. Cette pratique liturgique conduit à l’action pour les autres, pour le frère. Dans ses années de jeunesse, Michelet s’engage dans les Camelot du Roi mais aussi, presque au même moment, dans l’Action catholique de la jeunesse française (ACJF). Dans son livre La Querelle de la fidélité, il relate que cet engagement est pris pour « une part en raison de ses origines familiales, mais pour une part seulement »2.

Depuis 1901, l’encyclique Graves de communi restreint la marge de manœuvre des clercs et des laïcs. Certes, ni l’action sociale ni l’action civique ne sont exclues tant que l’Église romaine reste la gardienne de la civilisation chrétienne : Instaurare omnia in Christo, telle est la devise du pontificat de Pie X ; telle est une des clefs de compréhension de l’importance de l’Action française chez les jeunes hommes catholiques en quête d’action de la génération de Michelet. Il faut attendre la condamnation de l’Action française par Pie XI pour que cette Action catholique prennent son essor. En effet, pour Pie XI, le souci de défense du christianisme s’estompe derrière celui de l’apostolat tous azimuts pour mieux répondre aux mutations ambiantes. L’action catholique parfois assimilée à « l’action religieuse » n’a d’autre fi
n que la participation des laïcs à l’apostolat hiérarchique de l’Église. Beaucoup de jeunes hommes dont la conscience politique s’est éveillée sous l’aile de l’Action française font alors le choix de l’action catholique. Pour Michelet, l’action catholique est donc, après la condamnation de l’Action française, comme un continuum de sa dévotion eucharistique et le lieu même où il peut déployer toutes les intuitions recueillies au creuset de ses contacts avec l’Action française surtout dans le projet social de celle-ci .

Pourtant, dans un discours aux jeunes du cercle catholique Saint-Sernin de Brive, il dit : «  Une autre source forte, l’eucharistie. Quand nous aurons obtenu cette foi dont je vous parlais il y a un instant, nous aurons alors faim et soif de cet aliment divin et nous éprouverons le désir d’aller nous en nourrir. Cependant cela ne veut pas dire que l’accès du banquet de vie ne soit réservé qu’à ceux qui sont dans un état relativement parfait. Ce serait commettre une monstrueuse hérésie que d’affirmer une pareille chose et il est bien évident que les premiers qui devraient en user, de ce sacrement, sont précisément ceux dont les progrès à accomplir sont les plus grands puisque ce sont eux qui en ont le plus besoin »3. Dès 1927, Michelet, à la suite de Maritain, au nom de la primauté du spirituel, du rejet du néo-panthéisme de l’Action française, au nom même de cette conscience spirituelle qui s’est construite en lui dans la fréquentation des sacrements et de l’enseignement de l’Église constate que l’Action catholique de la jeunesse française et les Équipes sociales prennent mieux en compte la question sociale que l’Action française ne le fait C’est la rupture définitive avec le mouvement nationaliste de Maurras et sa mystique politique. Car l’homme ne saurait être que le seul résultat d’un processus politique et historique, il est avant tout une créature de Dieu, il est ce frère qui s’impose à moi. Dans cette rupture définitive, il faut certainement lire une profonde méditation du chapitre 25 de l’évangile de Matthieu : «  ce que vous avez fait au plus petit de mes frères c’est à moi que vous l’avez fait »

Nous le voyons bien, la conscience politique de Michelet se construit au cœur de la parole de foi. L’adage maurrassien « Tout politique » est une impasse, il y substitue le regard évangélique, celui qui donne de regarder toute situation humaine et toute personne dans un regard de création. Il me semble que ces mots du pape Benoît XVI à propos de Newman à Hyde Park ces jours deniers peuvent très bien s’appliquer à Michelet : « Nous voyons-là la fine pointe du réalisme chrétien, le lieu où la foi et la vie se rencontrent inévitablement. La foi nous est donnée pour transformer le monde et lui faire porter du fruit par la puissance du Saint Esprit qui agit dans la vie et l’activité des croyants. Pour qui regarde avec réalisme notre monde d’aujourd’hui, il est manifeste que les chrétiens ne peuvent plus se permettre de mener leurs affaire comme avant ». C’est bien cela que Michelet va faire au moment de ce qu’il est convenu d’appeler la « montée des périls ». Cette conscience de la foi devient peu à peu une conscience réfléchie qui prend corps dans une pensée qui s’organise, qui se structure. Edmond Michelet, lecteur des revues dominicaines Vie intellectuelle et Sept puis Temps présent, de la revue des jésuites Études, s’inquiète de la menace du nazisme. Alors que dans beaucoup de milieux catholiques, la seule obsession est celle du communisme ou déjà la quête d’un monde Idéal perdu (la Civitas catholica) dont le Maréchal semblera montrer idéalement l’horizon, Michelet fonde le cercle Duguet, émanation des Équipes sociales, pour organiser des conférences qui portent notamment sur la gravité de la situation internationale et des périls qui menacent la personne humaine.

Le cercle Duguet organise deux cycles importants de conférences, en 1937-1938 et en 1938-1939. Parmi les conférenciers : Georges Bidault (futur successeur de Jean Moulin au Centre national de la Résistance, ancien président du Conseil, ancien ministre des Affaires étrangères), Jean Letourneau (le futur ministre de la IVe République, député de la Sarthe proche de Solesmes), Yves Simon (philosophe proche de Maritain et du renouveau thomiste, qui deviendra un spécialiste de la littérature américaine et tout particulièrement de John Hopkins), l’abbé Thellier de Poncheville (un des pionniers du Parti démocrate chrétien, l’auteur des Dix mois à Verdun), Joseph Folliet (auteur, sociologue, co-fondateur avec Geroges Hourdin de La Vie catholique illustrée). Sans oublier les contacts fréquents que Michelet entretient avec le clergé éclairé du diocèse de Tulle, notamment avec Jean et Amédé Bouyssonie (les frères Bouyssonie, qui diffusent sous le manteau l’œuvre de Thillard et introduisent rue Champanatier Aimée Forest, philosophe limousin spécialiste de l’histoire de la philosophie médiévale et de Saint Thomas, et dont la famille connaîtra un sort tragique à Oradour-sur-Glane).

Il ne faut pas voir dans ce développement de la conscience politique de Michelet qu’une seule quête spirituelle. Si elle se construit au cœur de la loi de la prière, elle se nourrit aussi d’une compréhension de ce monde. Il s’agit bien d’une foi qui se pense, une foi qui réfléchit son objet pour être sujet, acteur de l’histoire. Si le christianisme est l’horizon de la conscience de Michelet, c’est justement parce qu’il nourrit en lui une qualité de vie de prière et sacramentelle, et une qualité de vie intellectuelle. Pour pouvoir résister spirituellement, il faut que cette capacité à dire « non à l’inhumain » repose certes sur la grâce mais aussi sur la volonté, l’engagement fondé et réfléchi. Dans ces années de formation de sa conscience politique, Michelet se construit bien au creuset de ce pilier de la théologie de saint Paul qu’est la conjonction heureuse de la grâce et de la réalité. Pour Michelet, il n’y a pas de vie spirituelle si celle-ci ne s’enracine pas dans le réel. Le Père Fessard redira cela avec éclat dans sa Dialectique des Exercices spirituel.

2 – La conscience politique à l’épreuve du politique

Tout au long de cette formation de la conscience politique, il nous faut donc revenir à ces mots que Michelet utilise pour décrire son parcours de résistant : «  ma position était plus religieuse que politique parce qu’elle touchait à des choses essentielles »4. Cette position était d’abord une position issue de sa conscience, et ce pour deux raisons : premièrement parce que Michelet avait trouvé dans le christianisme des raisons objectives de s’opposer au nazisme, en ce sens où celui-ci porte intrinsèquement atteinte à la dignité humaine. Michelet a lu l’encyclique de Pie XI, Mit brennender Sorge (Avec une brûlante inquiétude), publiée le 10 mars 1937. Elle fut distribuée secrètement dans toutes les paroisses d’Allemagne et lue publiquement le 21 mars, le dimanche des Rameaux. Écrite et publiée exceptionnellement en allemand plutôt qu’en latin, pour bien souligner la volonté du Saint Siège et du Pape Pie XI de proclamer à la face des catholiques allemands l’incompatibilité du nazisme avec la foi chrétienne. Son plan est éloquent : elle dénonce 

le néo-paganisme imposé à l’Allemagne,

le rejet imposé de l’Ancien Testament

le mythe du « Sang et de la Race » et le culte du chef,

le danger d’une Église nationale,

le non-respect des droits,

la propagande anti-chrétienne,

l’encyclique e
nfin invite à la résistance.

La réception par Michelet de l’encyclique est évidente, et c’est au creux de cette conscience-là qu’il entre dans une action politique contre la collaboration avec le nazisme, action pour laquelle il trouve appui auprès de ses amis démocrates chrétiens des nouvelles Équipes françaises. L’acte fondateur de la conscience politique chez Michelet s’enracine dans le refus du nazisme parce que celui ci est fondamentalement un refus de l’être humain. Il ne dérogera jamais à cette ligne de conduite. C’est au nom de cette conscience qu’il va prendre des risques, notamment en accueillant des juifs, en les cachant (beaucoup d’enfants sont ainsi placés à Aubazine, et il n’ y a aucun baptêmes forcé – toujours ce respect des personnes), en les aidant à passer en Espagne ou en Angleterre. C’est au nom de cette conscience qu’il mène ses premiers combats, d’abord en diffusant le fameux extrait de L’Argent de Péguy, puis en devenant le chef d’un réseau d’hommes et de femmes qui font la guerre au nom de ce qu’il faut bien appeler « une certaine idée de la France ». Ce même combat est poursuivi face à la barabarie des camps de concentration. Le refus de ce qui humilie l’homme, de ce qui le réduit à un rang moindre que celui d’un animal, de cet homme qui est dés-humanisé. Je suis frappé par ce petit fait de la vie au camp de Dachau : face aux entreprises de destruction physique et psychologique, les déportés se vouvoient. C’est dérisoire, me direz-vous, mais face à l’irrespect, il n’y a as d’autre réponse que le respect, la reconnaissance de l’autre dans son irréductible singularité. L’enjeu de l’homme, pour Michelet, c’est bien là l’enjeu originel et profond de la conscience chrétienne. Si la conscience chrétienne a pour horizon l’homme, alors celle-ci ne peut être qu’en relation avec ceux qui justement, en-dehors du groupe des catholiques, cherchent à donner du sens à l’homme. C’est pour cela que Michelet est un homme de la fraternité, car c’est de sa foi que jaillit un espace de relations où le franc-maçon comme le communiste ou l’agnostique peuvent se retrouver. Ce n’est pas la haine de l’autre ou la peur de l’autre qui suscite la relation, mais cette irréductible conviction gagée sur un réel expérimenté : la confiance doit avoir le dernier mot quand l’homme est en jeu ! Michelet ne pouvait pas rester impassible devant cette page d’évangile : « Ecce Homo », « voici l’homme » (Jn 19,5), ou plus exactement en grec « voici l’humain » ; c’est Pilate, celui-là même qui se défausse de la responsabilité politique qui lui est confiée, qui désigne Jésus comme l’Homme par excellence. L’identité de Jésus est paradoxalement révélée par celui qui prononce, dans un déni de justice, la condamnation à mort. Paradoxe troublant, mais n’est-ce pas ce même paradoxe que l’on retrouve dans les situations les plus terribles auxquelles l’homme a été confronté tout au long du XXe siècle : dans les camps, dans les prisons, sous la torture, dans l’extrême pauvreté, c’est le bourreau qui désigne l’homme, cet être humain auquel Michelet a consacré sa vie politique ? Combat d’une vie, car la dignité humaine, dans sa réalité objective et naturelle, est le bien de tous, la politique étant alors comprise non pas comme la somme des intérêts particuliers, seraient-ce ceux de l’Église, mais bien comme un service de tous, une des formes les plus élevées de ce que nous nommons en régime chrétien la « diaconie ». N’est-ce pas là une des voix pour comprendre l’adage théologique qui stipule que le «  politique est la plus haute forme de charité » ?

3 – Une conscience à l’épreuve : l’exercice de la conscience politique

Je voudrais ici prendre quelques exemples dans le parcours de Michelet, qui nous permettent d’appréhender cette conscience politique de Michelet à l’œuvre. Je ne les prendrais pas dans la relation directe à l’expérience concentrationnaire, période qui a était largement travaillée. J’évoquerai plutôt l’épisode de la libération du camps de Dachau et le problème de la démobilisation de l’armée française à la libération.

Mon intention est de montrer qu’il y a, chez Michelet, cette volonté permanente d’éviter une dichotomie entre ce qu’il pense et ce qu’il fait, l’un et l’autre étant intimement liés. Cette symphonie heureuse entre ce qu’il croit et ce qu’il fait s’ordonne également à la distinction des plans. Michelet n’est justement pas l’homme de la confusion des genres, mais bien celui qui essaie de porter l’action politique à son juste niveau. En ce sens, il peut être considéré comme un digne fils de l’école française et de la pédagogie sulpicienne.

3.1. La Libération du camp de Dachau5

Au camp de Dachau est conservée la série des procès verbaux du comité international de libération du camp. Michelet y représente officiellement les déportés français (3700 hommes, soit 12,3 % de la population du camp) jusqu’à son départ du camp le 26 mai. Les réunions du comité international des déportés, constitué le 29 avril, c’est-à-dire dès la libération du camp par l’armée américaine, se tiennent à partir du 30 avril avec une périodicité variable : une réunion quotidienne dans les premiers jours, parfois plusieurs réunions quotidiennes lorsqu’il y a réunion de concertation avec l’administration américaine du camp (à partir du 12 mai), puis une périodicité qui s’espace à partir de la mi-mai. Les procès-verbaux sont rédigés en allemand. La présence d’Edmond Michelet aux réunions du comité international des déportés est attestée à partir de la 5e réunion. Il n’assiste pas à toutes les séances, et ne prend la parole, d’après les procès-verbaux, qu’à neuf réunions. L’absence d’intervention de sa part aux autres réunions laisse penser qu’il n’a pas pu – ou pas jugé utile – d’y assister. Les procès-verbaux des réunions où sa participation est attestée par au moins une intervention montrent une présence très active et vigoureuse dans les débats. Lorsqu’il intervient, Michelet le fait dans deux directions : d’une part, pour aborder des sujets ou des situations qui touchent les personnes ou alors des sujets qui impliquent la place, le rang et la dignité de la France.

L’analyse des procès-verbaux nous fournit quelques éléments de cette mise en pratique de la conscience politique de Michelet.

Il nous faut ainsi noter, à partir du procès-verbal de la 5e réunion du comité, que le président du comité français n’a pas que le souci de ses concitoyens. Il y a là un signe évident d’ouverture d’esprit, ce qui n’est guère étonnent concernant Michelet mais qui l’est moins dans le contexte intérieur du camp où les Polonais sont ceux qui sont morts en plus grand nombre, souffrant de l’hostilité ouverte des Russes mais aussi des Américains. Les Français et les Polonais sont liés dans le camp par des liens culturels et religieux – on se souviendra ici de la description de la chapelle du bloc 28. L’attention aux Polonais est liée à la conscience politique de Michelet qui n’ignore rien de l’occupation de la Pologne par les troupes soviétiques et des dangers que court cette nation face aux prétentions de Staline.

Ce qu’il faut aussi relever, c’est ce qui touche à la question des relations des déportés entre eux, alors qu’ils sont en surnombre. L’approche de Michelet se situe dans la droite ligne de ce qu’il a vécu au cercle Duget et dans les conférences de Brive. C’est cette idée que seule la culture peut sauver l’homme de la violence. On l’aura compris, cette conscience politique héritée de sa foi judéo-chrétienne est le soubassement de ces propositions. Il ne propose pas de faire de la catéchèse, ni même de l’instruction civique ou politique, il distingue bien les plans, il en appelle à la culture. De par son expérience personnelle il sait que celle-ci n’est pas seulement de l’ordre du savoir mai
s qu’elle est irréductiblement la victoire posthume d’Abel le juste sur Caïn. La culture pour Michelet, c’est la victoire de l’homme sur sa violence originelle. Nous sommes bien là dans une real-politik, c’est à dire dans le service de la cité pour que l’homme soit réellement plus humain.

La 7e réunion, le 8 mai 45 à 17h, offre elle aussi de multiples enseignements. Michelet y exprime une vive conscience du rôle de la France dans la guerre, d’autant plus que la plupart des déportés Français à Dachau sont des résistants. C’est l’honneur des hommes combattants et déportés (dignité humaine) et l’honneur de la France (dignité nationale) qui est en jeu. La revendication politique de Michelet s’articule autour de deux axes : la reconnaissance et le droit. La reconnaissance de la France combattante qui n’est pas réduite au rang de mythe mais bien réelle, et ce réel, c’est le sien et celui de ses camarades morts et rescapés de Dachau. Le camp de concentration est cet «  autre champ d’honneur ». Le droit, parce que celui-ci est non seulement comme la culture une victoire sur la violence mais la tentative la moins malheureuse de l’homme pour fonder une liberté qui repose sur la recherche et la manifestation de la Vérité. La non reconnaissance de la France combattante par l’ambassadeur américain est pour Michelet une atteinte à la dignité de ceux qui sont mort pour la France, c’est à dire morts pour la liberté, la justice et la vérité. Nous sommes bien là dans le domaine des convictions mises en actes, dans l’éthique.

3.2. Le ministre des Armées

Edmond Michelet est appelé par le général de Gaulle à être ministre des Armées 21 novembre 1945, peu après son retour de déportation. Il quitte ses fonctions en décembre 1946. Il demeure en fonction dans les deux gouvernements qui suivent celui du Général. Une des tâches principale du ministre est de réduire les effectifs des trois armées, de 1 100 000 hommes à 500 000 environ. Tâche colossale, car elle touche au cœur de l’orgueil national, et concerne une armée dont certains officier ont parfois collaboré (il ne faut jamais oublier que Pétain a fondé sa légitimité sur celle du Soldat), une armée qui s’est honorée également dans la lutte clandestine, l’Armée Secrète (AS), une armée qui participe à la Libération (on pense évidemment à la 2ème DB commandée par Leclerc), une armée issue de la Résistance. Le ministre doit présenter à l’assemblée constituante, à l’opinion publique, aux grands chefs de l’armée et enfin aux soldats les mesures dites « d’épuration » et de démobilisation des cadres. La mission de Michelet est claire, il doit répondre aux exigences posées par le chef du Groupement provisoire de la République française, liées au bon fonctionnement des armées, au renouvellement des cadres et des nouvelles missions militaires qui s’imposent à la nation au lendemain de la guerre. La méthode du ministre est, elle, originale : il multiplie les contacts personnels, les hommages aux combattants, il va au devant des hommes et de leurs situations. Pourtant Michelet est confronté à une assemblée et à la presse largement antimilitaristes. Devant le lynchage médiatique dont sont victimes les militaires, les tentations d’épuration expéditive, il oppose la force et la positivité du droit ainsi que le respect des personnes quels que soient les faits qui leur sont reprochés. On peut dire avec Claire d’Abzac-Epezy que Michelet «  a tenté d’accomplir avec le maximum d’humanité la tâche inhumaine que le général de Gaulle lui avait demandée (…). Tous les efforts déployés n’ont certainement pas empêché une profonde crise morale au sein de l’armée française (…). Cependant il est permis de penser que si Michelet avait pu poursuivre sa politique, cette crise aurait été limitée dans le temps (…). L’épuration et le dégagement des cadre recommencent alors que Michelet les avait à plusieurs reprises déclaré achevés »6. Cette conclusion donne la mesure de la conscience politique de Michelet qui se situe toujours dans le respect de son devoir, et ses hautes exigences morales, respect du devoir, du droit qui ne heurte pas la conscience morale, celle-ci venant instruire l’autre pour donner à l’action publique non seulement une force mais également une dimension de ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler une « éthique de la responsabilité ». Les difficultés, les problèmes, les obstacles ne sont pas envisagés dans une perspective à court terme mais toujours replacés dans ce cadre herméneutique – interprétatif – des convictions et de la foi chrétienne qui l’animent.

4 – Une conscience réfléchie : Michelet l’homme de la réconciliation

Très tôt dans son activité publique, Michelet a l’intuition de l’importance de la réconciliation. Il en connaît toute la portée théologique, ses textes de méditation de l’Écriture en témoignent largement. L’exemple du Père de Foucault, le «  frère universel », le soutient dans cette aventure-là. Il en découvre toute la portée et la signification politique à Dachau. À la Libération, il entretient de nombreux contacts avec d’autres communautés chrétiennes. Il permet que les prisonniers allemands de la région de Cluny puissent assister à la prière commune de la toute jeune communauté œcuménique de Taizé, fondée par un jeune pasteur suisse, frère Roger. Il s’engage en faveur d’un dialogue islamo-chrétien, comme en témoigne sa correspondance avec Louis Massignon. Il s’implique en 1961 dans la création du comité international de liaison catholique – israélite, ancêtre des amitiés judéo-chrétiennes, à l’invitation du cardinal Tisserant. Et il y aura bien sûr l’International council of christian leaderschip (ICCL) dont il assumera la présidence. Il nous faut également relever les amitiés franco-algérienne et la Réconciliation européenne avec, certes, l’Allemagne mais aussi, peut être moins connue en France, l’œuvre que conduit Otto de Habsbourg-Lorraine dans le cadre du Centre européen de documentation et d’information, le fameux CEDI, qui permet à Michelet d’avoir d’autre sources que celles des gouvernements sur la vie des hommes et des femmes des pays de l’Est.

Il n’est pas possible d’analyser dans le cadre de notre parcours chacun des éléments que je viens de citer, mais l’attitude de Michelet est toujours la même : il ne se comporte pas en théoricien, en théologien de la réconciliation ou du dialogue des cultures ; il va tout simplement à la rencontre des hommes et des femmes qu’il côtoie. Avec eux, il fait un chemin, tout le chemin possible, se laissant impliquer lui-même, dans son évolution personnelle, par ce cheminement, anticipant en quelque sorte la pédagogie contemporaine de l’initiation. Jamais il ne se substitue à ceux, certainement plus savants que lui, qui doivent écrire et rédiger des textes officiels… Michelet est l’image de l’humble, celui dont parlent les Béatitudes ; il se laisse toujours émerveiller par la bienheureuse diversité qui habite la terre des hommes.

Pour terminer, laissons la parole au chancelier Konrad Adenauer qui écrit dans la préface de l’édition allemande de Rue de la liberté : «  Ce livre dû à un homme politique de haut rang et de haute réputation, qui a traversé en tant que déporté les camps de concentration, nous ramène vers un passé plein d’événements horribles qui, perpétrés par des Allemands sur des Allemands comme sur d’autres nationaux, d’autres peuples de l’Europe, ne devraient jamais s’effacer de la conscience de la génération actuelle (…). Rue de la liberté nous fait traverser un enfer qui doit laisser un profond bouleversement chez le lecteur qui découvre chez des hommes marqués par une lourde souffrance toutes les hauteurs et les profondeurs des possibilités humaines. Mais on terminera cette lecture aussi avec un sentiment de haute estime pour l’auteur qui, selon s
es propres paroles ne pense pas à exclure l’Allemagne de sa géographie cordiale, qui à l’extrême violation de la dignité humaine par d’autres hommes est encore capable de parler du jour où la France et l’Allemagne se seront définitivement réconciliées ». Tout est dit dans ce texte : la conscience politique de Michelet est une conscience de l’homme, de l’être humain qui est le reflet de Dieu. Pour Michelet, il est impossible de désespérer de l’être humain car celui-ci est le visage même de Dieu, il est cet autre qui m’appelle à la responsabilité. La règle de la foi est devenue la règle de la conscience pour découvrir que celle-ci n’a d’autre fin que celle de l’homme.

Je vous remercie.

© Père Nicolas Risso

Hommage à Edmond Michelet, 8 Octobre 2010

1 -Allocution au congrès euchristique de Munich, en 1960, cité par Benoît Rivière dans Prier 15 jours avec Edmond et Marie Michelet, Nouvelle Cité, 1999, p. 84 sq.

2 – Edmond Michelet, La Querelle de la fidélité, entretiens avec Alain Duhamel, Paris, 1971, p. 3-17.

3 -Brive, 10 mars 1921.

4La Querelle de la fidélité, op. cit., p. 45.

5 Archives du camp de Dachau, dossier A 527 : comité international des déportés, réunions : procès-verbaux (30 avril – 31 mai 1945). Textes relevés et traduits par Hélène Say.

6 Claude d’Abzac-Epezy, « Edmond Michelet et la démobilisation de l’armée française (1945-1946) » Revue historique des armées, 245 | 2006, [En ligne], mis en ligne le 20 novembre 2008. URL : http://rha.revues.org//index5472.html

Share this Entry

ZENIT Staff

FAIRE UN DON

Si cet article vous a plu, vous pouvez soutenir ZENIT grâce à un don ponctuel