ROME, Dimanche 19 décembre 2010 (ZENIT.org) – Nous publions ci-dessous le texte intégral de la troisième prédication de l’Avent prononcée vendredi 17 décembre par le P. Raniero Cantalamessa O.F.M. Cap., prédicateur de la Maison pontificale, en présence du pape Benoît XVI et de la curie romaine, dans la chapelle Redemptoris Mater, au Vatican.
P. Raniero Cantalamessa, ofmcap.
Troisième prédication de l’Avent
« TOUJOURS PRÊTS À RENDRE RAISON DE L’ESPRIT QUI EST EN NOUS »
(1 P 3,15)
La réponse chrétienne au rationalisme
1. La raison usurpatrice
Le troisième obstacle qui rend une si grande partie de la culture moderne « réfractaire » à l’Evangile, est le rationalisme. Nous l’aborderons dans cette dernière méditation de l’Avent.
Le cardinal, aujourd’hui bienheureux, John Henry Newman nous a laissé un discours mémorable, prononcé le 11 décembre 1831, à l’université d’Oxford, intitulé « Les usurpations de la raison », l’usurpation, ou la prévarication, de la raison. Ce titre contient déjà en soi la définition de ce qu’on entend par rationalisme1. Dans une note en commentaire de ce discours, écrite dans la préface à sa troisième édition de 1871, l’auteur explique ce qu’il entend par cette expression. Par usurpation de la raison – dit-il – on entend un « certain abus populaire de cette faculté, c’est-à-dire quand elle s’occupe de religion, sans une connaissance intime et adéquate du sujet, ou sans utiliser les principes premiers qui lui sont propres. Cette prétendue ‘raison’ est appelée dans l’Ecriture ‘la sagesse du monde’ ; autrement dit, le raisonnement sur la religion fondé sur des maximes séculières, qui lui sont intrinsèquement étrangères »2.
Dans un autre de ses Sermons universitaires, « Comparaison entre foi et raison », Newman illustre pourquoi la raison ne peut être l’ultime juge en matière de religion et de foi, en utilisant l’analogie avec la conscience.
« Personne ne dira que la conscience est opposée à la raison, ni que ses injonctions ne peuvent être faites sous forme d’argumentation ; toutefois, qui voudra à partir de là prétendre que la conscience n’est pas un principe originel, mais que pour agir elle doit dépendre de processus préalables de la Raison ? La Raison analyse les fondements et les motifs de l’action, mais elle ne constitue pas le motif en soi. De même que la conscience est un simple élément de notre nature, mais que ses opérations admettent d’être contrôlées et scrutées par la Raison, de même la foi peut être connaissable et ses actes peuvent être justifiés par la Raison, sans pour autant en dépendre vraiment […].Quand on dit que l’Evangile exige une foi rationnelle, on veut simplement dire que la Foi est conforme à la Raison dans l’abstrait, non qu’elle en émane en réalité »3.
Une seconde comparaison, cette fois avec l’art. « Le critique d’art – écrit-il – évalue ce qu’il n’est pas capable lui-même de créer ; de même la raison peut donner son approbation à l’acte de foi, sans pour autant être la source d’où émane la foi »4.
L’analyse de Newman est à certains égards nouvelle et originale ; elle met en lumière la tendance, en quelque sorte impérialiste, de la raison à soumettre tous les aspects de la réalité à ses propres principes. Mais on peut considérer le rationalisme également d’un autre point de vue, étroitement lié au précédent. Pour rester dans la métaphore politique employée par Newman, on pourrait le définir comme l’attitude d’isolationnisme, d’enfermement sur soi de la raison. Celle-ci ne consiste pas tant à envahir les autres domaines, qu’à refuser d’admettre l’existence d’un autre domaine en dehors du sien. Autrement dit, dans le refus qu’il puisse exister une quelconque vérité en dehors de celle qui passe par la raison humaine.
Sous cet aspect, il rationalisme n’est pas né avec les Lumières, même si ce mouvement lui a imprimé une accélération dont les effets se font sentir encore. Il s’agit d’une tendance à laquelle la foi s’est heurtée depuis toujours. Non seulement la foi chrétienne, mais aussi la foi juive et islamique, du moins au Moyen-Age, ont connu ce défi.
Contre cette prétention d’absolutisme de la raison, à toutes les époques s’est élevée la voix non seulement d’hommes de foi, mais aussi de défenseurs actifs de la raison, philosophes et scientifiques. « La dernière démarche de la raison est de reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la dépassent »5. A l’instant même où la raison reconnaît ses limites, elle les franchit et les dépasse. C’est par la raison que se produit cette reconnaissance, qui constitue donc un acte délicieusement rationnel. Elle est, littéralement, une « sage ignorance »6. Qui ignore « en connaissance de cause », qui sait qu’elle ignore.
On doit donc dire que celui qui ne reconnait pas cette capacité à se dépasser pose une limite à la raison et l’humilie. « Jusqu’ici – a écrit Kierkegaard – on a toujours parlé de la sorte : ‘Dire qu’on ne peut pas comprendre telle ou telle chose ne satisfait pas la science qui veut comprendre’. Là est l’erreur. On doit dire justement le contraire : si la science ne veut pas reconnaître qu’il y a quelque chose qu’elle ne peut pas comprendre, ou – de façon plus précise encore – quelque chose dont clairement elle peut comprendre qu’elle ne peut pas comprendre’, alors c’est le monde à l’envers. Il appartient donc à la connaissance humaine de comprendre qu’il y a une infinité de choses, et lesquelles, qu’elle ne peut pas comprendre »7.
2. Foi et sens du Sacré
Il faut s’attendre à ce que ce type de contestation réciproque entre foi et raison continue dans le futur. Inévitablement, chaque époque refera le chemin pour son propre compte, mais les rationalistes ne convertiront pas avec leurs arguments les croyants, ni les croyants les rationalistes. Il faut trouver une voie pour briser ce cercle et libérer la foi de cet asservissement. Dans tout ce débat entre raison et foi, c’est la raison qui impose son choix et contraint la foi, en quelque sorte, à jouer hors de son domaine et sur la défensive.
Le cardinal Newman en avait bien conscience, lui qui dans un autre de ses discours universitaires met en garde contre le risque d’une mondanisation de la foi dans son désir de courir derrière la raison. Il déclare comprendre, même s’il ne peut l’accepter fondamentalement, les arguments de ceux qui sont tentés de décrocher complètement la foi de l’étude rationnelle, quand « des antagonismes et des divisions sont suscitées par les argumentations et les controverses, l’orgueilleuse confiance en soi qui est favorisée par la force du pouvoir de raisonnement, le laxisme de l’opinion qui accompagne souvent l’étude des preuves, la froideur, le formalisme, l’esprit séculier et matérialiste ; et quand, d’un autre côté, ils se remémorent que l’Ecriture parle de la religion comme d’une vie divine, enracinée dans les affections et qui se manifeste par des grâces spirituelles »8.
Dans toutes les interventions de Newman sur le rapport entre raison et foi, qui ne faisait alors pas moins l’objet de débats qu’aujourd’hui, on trouve cette mise en garde : on ne peut pas combattre le rationalisme par un autre rationalisme, même de marque contraire. Il faut donc trouver une autre voie qui ne cherche pas à remplacer celle de la défense rationnelle de la foi, mais du moins s’en rapproche, ne serait-ce que parce que les destinataires de l’annonce chrétienne ne sont pas seulement des intellectuels, capables de s’impliquer dans c
e type de confrontation, mais également la masse des gens que celle-ci indiffère et qui se montrent plus sensibles à d’autres arguments.
Pascal proposait la voie du cœur : « Le cœur a ses raisons que la raison ne connait point »9 ; les romantiques (par exemple Schleiermacher), celle du sentiment. Il nous reste, je pense, une voie à fouiller : celle de l’expérience et du témoignage. Je ne veux pas parler ici de l’expérience personnelle, subjective, de la foi, mais d’une expérience universelle et objective que nous puissions faire valoir vis-à-vis des personnes encore étrangères à la foi. Cette dernière ne nous conduit pas à la plénitude de la foi, celle qui sauve : la foi en Jésus-Christ mort et ressuscité, mais elle peut nous aider à créer les conditions préalables pour y parvenir, qui sont l’ouverture au mystère, la perception de quelque chose qui surpasse le monde et la raison.
L’apport le plus remarquable de la phénoménologie moderne de la religion à la foi, surtout dans la forme que celle-ci revêt dans l’ouvrage classique de Rudolph Otto « Le Sacré »10, est d’avoir montré que l’affirmation traditionnelle, à savoir qu’il y a quelque chose que la raison n’explique pas, n’est pas un postulat théorique ou de foi, mais une donnée primordiale.
Il existe un sentiment qui accompagne l’humanité depuis ses débuts et qui est présent dans toutes les religions et les cultures : l’auteur la dénomme le sentiment du numineux. Il s’agit d’un concept fondamental, irréductible à tout autre sentiment ou expérience humaine ; il fait frissonner l’homme quand, dans une circonstance extérieure ou intérieure, il se trouve face à la révélation du mystère à la fois « terrifiant et fascinant » du surnaturel.
Otto désigne l’objet de cette expérience par l’adjectif « irrationnel », ou non rationnel, (l’ouvrage porte en sous-titre « L’Élément non rationnel dans l’idée de divin et sa relation avec le rationnel ») ; mais toute l’œuvre démontre que le sens qu’il confère au terme « irrationnel » n’est pas celui de « contraire à la raison », mais de « hors de la religion », de non traduisible en termes rationnels. Le numineux se manifeste à des degrés divers de pureté : du stade le plus brut qui est la réaction inquiétante suscitée par les histoires d’esprits et de spectres, au stade le plus pur qui est la manifestation de la sainteté de Dieu – le Qadosh biblique -, comme dans la célèbre scène de la vocation d’Isaïe (Is 6, 1 ss).
S’il en est ainsi, la ré-évangélisation du monde sécularisé passe aussi par une récupération du sens du sacré. Le terrain de culture du rationalisme – sa cause et en même temps son effet – est la perte du sens du sacré, il faut donc que l’Eglise aide les hommes à remonter la pente et à redécouvrir la présence et la beauté du sacré dans le monde. L’effrayante pénurie du Sacré, a dit Charles Péguy, est la marque profonde du monde moderne. On le note dans tous les aspects de la vie, mais plus particulièrement dans l’art, dans la littérature et dans le langage de tous les jours. Pour de nombreux auteurs, être défini « désacralisant » n’est plus une offense, mais un compliment.
La Bible est accusée parfois d’avoir « désacralisé » le monde en ayant chassé nymphes et divinités des montagnes, des mers et des forêts, et d’en avoir fait de simples créatures au service de l’homme. C’est vrai, mais c’est justement en les dépouillant de cette fausse prétention d’être eux-mêmes des divinités, que l’Ecriture les a restitués à leur nature authentique de « signe » du divin. C’est l’idolâtrie des créatures que la Bible combat, non leur sacralité.
Ainsi « sécularisé », le créé a encore plus le pouvoir de provoquer l’expérience du numineux et du divin. A mon sens, la célèbre déclaration de Kant, représentant le plus illustre du rationalisme philosophique, porte la marque de ce genre d’expérience :
« Deux choses remplissent le cœur d’une admiration et d’une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s’y attache et s’y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. […].La première commence à la place que j’occupe dans le monde extérieur des sens, et étend la connexion où je me trouve à l’espace immense, avec des mondes au-delà des mondes et des systèmes de systèmes, et, en outre, aux temps illimités de leur mouvement périodique, de leur commencement et de leur durée. »11.
Un scientifique toujours en vie, Francis Collins, nommé depuis peu à l’académie pontificale, dans son livre « The Language of God » (Le langage de Dieu), décrit ainsi le moment de son retour à la foi : « Par une belle journée d’automne, alors que je faisais une randonnée dans les ‘Cascade Mountains’ – ma première excursion à l’ouest du Mississippi – la majesté et la beauté de la création de Dieu ont fait céder ma résistance. Je savais que ma recherche était terminée. Le lendemain matin, je me suis agenouillé dans l’herbe recouverte de rosée au lever du soleil et je me suis abandonné entre les mains de Jésus Christ »12.
Les merveilleuses découvertes mêmes de la science et de la technique, plutôt que de porter au désenchantement, peuvent devenir des occasions d’émerveillement et d’expérience du divin. Le même Francis Collins, qui fut à la tête de l’équipe qui conduisit à cette découverte, a déclaré que, grâce à cette foi retrouvée, le moment de la découverte du génome humain fut, à la fois « une expérience d’exaltation scientifique et d’adoration religieuse ». Parmi les merveilles de la création, rien n’est plus merveilleux que l’homme et, dans l’homme, son intelligence créée par Dieu.
La science désespère désormais d’atteindre une limite extrême dans l’exploration de l’infiniment grand qu’est l’univers et dans l’exploration de l’infiniment petit que sont les particules subatomiques. Certains font de ces « disproportions » un argument en faveur de l’inexistence d’un Créateur et de l’insignifiance de l’homme. Pour le croyant, elles sont le signe par excellence, non seulement de l’existence, mais aussi des attributs de Dieu : l’immensité de l’univers est signe de son infinie grandeur et transcendance, la petitesse de l’atome, de son immanence et de l’humilité de son incarnation, qui l’a conduit à se faire petit enfant dans le sein d’une mère et minuscule morceau de pain dans les mains du prêtre.
De même, dans la vie humaine de tous les jours, les occasions ne manquent pas de pouvoir faire l’expérience d’une »autre » dimension : tomber amoureux, la naissance du premier enfant, une grande joie. Il faut aider les personnes à ouvrir les yeux et à retrouver la faculté de s’étonner. Selon un dicton attribué à Jésus en dehors des évangiles, « Celui qui s’étonne, règnera »13. Dans son roman « Les frères Karamazov », Dostoïevski rapporte les paroles que le starets Zosime, toujours officier de l’armée, adresse aux personnes présentes au moment où, foudroyé par la grâce, il renonce à se battre en duel avec son adversaire : « Messieurs, regardez les œuvres de Dieu : le ciel est clair, l’air pur, l’herbe tendre, les oiseaux chantent dans la nature magnifique et innocente ; seuls, nous autres, impies et stupides ne comprenons pas que la vie est un paradis, nous n’aurions qu’à vouloir le comprendre pour le voir apparaître dans toute sa beauté, et nous nous étreindrions alors en pleurant »14. Voici un sens authentique de la sacralité du monde et de la vie !
3. Besoin de témoignages
Quand l’expérience du sacré et du divin vous tombe dessus à l’improviste, de façon inattendue, qu’elle est accueillie et cultivée, elle devient une exp
érience subjective vécue. On a ainsi les « témoins » de Dieu que sont les saints et, d’une façon toute particulière, une catégorie d’entre eux, les mystiques.
Les mystiques, selon une célèbre définition de Denys l’Aréopagite, sont ceux qui ont « souffert Dieu »15, c’est-à-dire qui ont expérimenté et vécu le divin. Ils sont, pour le reste de l’humanité, comme les explorateurs qui entrèrent les premiers, en cachette, dans la Terre promise et revinrent sur leurs pas pour raconter ce qu’ils avaient vu – « une terre ruisselante de lait et de miel » -, exhortant tout le peuple à traverser le Jourdain (Nb 14,6-9). C’est par eux que parviennent jusqu’à nous, dans cette vie, les premières lueurs de la vie éternelle.
Quand on lit leurs écrits, comme elles nous apparaissent lointaines et même naïves les plus subtiles argumentations des athées et des rationalistes ! Vis-à-vis de ces derniers, surgit en nous un sentiment d’étonnement et même de peine, comme devant quelqu’un qui parle de choses que manifestement il ne connait pas. Comme celui qui croit découvrir des erreurs continuelles de grammaire chez un interlocuteur, sans se rendre compte que celui-ci est tout simplement en train de parler une langue que, lui, ne connait pas. Mais on ne perçoit aucune envie de commencer à les réfuter, tant même les paroles dites pour la défense de Dieu apparaissent, à ce moment-là, vides et hors de propos.
Les mystiques sont, par excellence, ceux qui ont découvert que Dieu « existe » ; ou plutôt, que Lui seul existe vraiment et qu’Il est infiniment plus réel que ce qu’ils ont coutume de nommer réalité. C’est précisément lors d’une de ces rencontres qu’une disciple du philosophe Husserl, juive et athée convaincue, découvrit une nuit le Dieu vivant. Je veux parler d’Edith Stein, aujourd’hui sainte Thérèse Bénédicte de la Croix. Elle était l’hôte d’amis chrétiens et un soir où ils avaient dû s’absenter, restée seule à la maison et ne sachant que faire, elle choisit au hasard un livre sur un rayon de la bibliothèque et se mit à lire. C’était une autobiographie de sainte Thérèse d’Avila. Elle prolongea sa lecture toute la nuit. Parvenue à la fin, elle s’exclama simplement : « Ceci est la vérité ! ». Au petit jour, elle alla en ville acheter un catéchisme catholique et un bréviaire et, après les avoir étudiés, elle se rendit dans une église proche et demanda le baptême au prêtre.
J’ai fait, moi aussi, une petite expérience du pouvoir qu’ont les mystiques à vous faire toucher du doigt le surnaturel. C’était l’année où on discutait beaucoup sur le livre d’un théologien intitulé « Dieu existe-t-il ? » (« Existiert Gott ? ») ; mais, parvenus à la fin de la lecture, bien peu étaient prêts à changer le point d’interrogation par un point d’exclamation. En me rendant à un congrès j’ai pris avec moi le livre des écrits de la Bienheureuse Angela da Foligno que je ne connaissais pas encore. J’en restai littéralement ébloui ; je l’ai emporté aux conférences, je le rouvrais à tout moment et, pour finir, je l’ai refermé, en me disant : « Si Dieu existe ? Non seulement il existe, mais il est réellement un feu dévorant ! »
Une certaine mode littéraire a, hélas, réussi à neutraliser jusqu’à la « preuve » vivante de l’existence de Dieu que sont les mystiques. Pour cela, elle a employé une méthode très curieuse : en n’en réduisant pas le nombre, mais en l’augmentant, en ne restreignant pas le phénomène, mais en le dilatant démesurément. Je veux parler de ceux qui, passant en revue les mystiques, dans des anthologies de leurs écrits, ou dans une histoire de la mystique, les placent côte à côte, comme relevant d’un même genre de phénomènes : saint Jean de la Croix et Nostradamus, saints et personnages excentriques, mystique chrétienne et Kabbale médiévale, hermétisme, théosophisme, formes de panthéisme et même l’alchimie. Les véritables mystiques sont autre chose et l’Eglise a raison de se montrer aussi rigoureuse dans son jugement sur eux.
Le théologien Karl Rahner, reprenant, semble-t-il, une phrase de Raimondo Pannikar, a affirmé : « Le chrétien de demain sera un mystique, ou ne sera pas ». Il voulait dire par là que, dans le futur, ce qui maintiendra vivante la foi sera le témoignage de personnes ayant une profonde expérience de Dieu, plus que la démonstration de sa plausibilité rationnelle. Paul VI, fondamentalement, ne disait pas autre chose quand il affirmait dans Evangelii nuntiandi (nr.41) : « L’homme moderne écoute plus volontiers les témoins que les maîtres, ou s’il écoute les maîtres, il le fait parce que ce sont des témoins ».
Quand l’apôtre Pierre recommandait aux chrétiens d’être prêts à « donner raison de l’espérance qui est en eux » (1 P 3,15), assurément, d’après le contexte, il ne voulait pas parler des raisons spéculatives ou dialectiques, mais des raisons pratiques, autrement dit de leur expérience du Christ, associée au témoignage apostolique qui la garantissait. Dans un commentaire de ce texte, le cardinal Newman parle de « raisons implicites », qui sont, pour le croyant, plus intimement convaincantes que les raisons explicites ou argumentatives16.
4. Un sursaut de foi à Noël
Nous arrivons ainsi à la conclusion pratique, qui est ce qui nous intéresse le plus dans une méditation comme celle-ci. Il n’y a pas que les non croyants et les rationalistes qui ont besoin d’irruptions spontanées du surnaturel dans leur vie, pour découvrir la foi ; nous en avons besoin nous aussi, les croyants, pour raviver notre foi. Le risque majeur que courent les personnes religieuses est celui de réduire la foi à une séquence de rites et de formules, répétées peut-être de manière scrupuleuse, mais mécanique et sans une participation profonde de tout leur être. « Ce peuple est près de moi en paroles et me glorifie de ses lèvres, mais son coeur est loin de moi et sa crainte n’est qu’un commandement humain, une leçon apprise » (cf. Is 29, 13).
Noël peut être une occasion privilégiée pour avoir ce sursaut de foi. C’est la suprême « théophanie » de Dieu, la plus haute « manifestation du Sacré ». Le phénomène de la sécularisation est malheureusement en train de dépouiller cette fête de son caractère de « grand mystère » – c’est-à-dire qui conduit à la crainte et à l’adoration – pour le réduire à son seul aspect de « mystère fascinant ». Fascinant, qui plus est, au sens uniquement naturel, et non surnaturel : une fête des valeurs familiales, de l’hiver, de l’arbre, des rennes et du Père Noël. Dans certains pays on essaie même de remplacer le nom de Noël par « fête de la lumière ». Il y a peu d’occasions où la sécularisation est aussi visible qu’à Noël. Pour moi, le caractère « numineux » de Noël est lié à un souvenir. J’assistais un jour à la Messe de minuit présidée par Jean-Paul II à Saint-Pierre. Vint le moment du chant de Calendes, c’est-à-dire la proclamation solennelle de la naissance du Sauveur, présent dans l’antique Martyrologe et réintroduit dans la liturgie de Noël après Vatican II :
« Plusieurs siècles après la création du monde…
Treize siècles après la sortie d’Egypte…
En l’an 752 de la fondation de Rome…
En la quarante-deuxième année de l’empire de César Auguste,
Le Christ Jésus, Dieu éternel et Fils du Père éternel, ayant été conçu par l’œuvre du Saint Esprit, naît, neuf mois plus tard, à Bethléem de Judée de la Vierge Marie, fait homme ».
A ces derniers mots, j’éprouvai ce que l’on appelle « l’onction de la foi » : une soudaine clarté intérieure, qui – je me souviens – me faisait penser au fond de moi-même : « C’est vrai ! Tout ce qui a été chanté est vrai ! Ce ne sont pas seulement des mots. L’éternel entre dans le temps. Le dernier évé
nement de la série a rompu la série ; il a créé un « avant » et un « après » irréversible ; ce qui s’était accompli dans le temps et qui avant se produisait en relation avec différents événements (telles olympiades, le règne d’un tel), se produit désormais en relation avec un événement unique ». L’émotion me saisit soudain tout entier et je fus incapable de dire autre chose que : « Merci, Très Sainte Trinité, et merci aussi à toi, Sainte Mère de Dieu ! ».
Trouver des espaces de silence aide beaucoup pour faire de Noël l’occasion d’un sursaut de foi. La liturgie enveloppe la naissance de Jésus dans le silence : « Dum medium silentium tenerent omnia », alors qu’autour, tout était silencieux. « Stille Nacht », nuit de silence : c’est ainsi qu’est appelé Noël dans le chant de Noël le plus diffusé et le plus apprécié. A Noël nous devrions faire comme si l’invitation du Psaume nous était adressée à nous personnellement : « Arrêtez, sachez que je suis Dieu » (cf. Ps 46, 10).
La Mère de Dieu est le modèle parfait de ce silence de Noël : « Quant à Marie, elle conservait avec soin toutes ces choses, les méditant en son coeur » (Lc 2, 19). Le silence de Marie à Noël est plus que le simple fait de ne pas parler ; c’est un émerveillement, une adoration ; c’est un « silence religieux », être submergé par la réalité. L’interprétation la plus exacte du silence de Marie est celle des antiques icônes byzantines où la Mère de Dieu nous apparaît immobile, le regard fixe, les yeux grand ouverts, comme celui qui a vu des choses qu’on ne peut exprimer avec des mots. Marie a été la première à élever vers Dieu ce que saint Grégoire de Naziance appelle un « hymne de silence »17.
Celui qui vit vraiment Noël, c’est celui qui est capable, aujourd’hui, plusieurs siècles après, de faire ce qu’il aurait fait s’il avait été présent ce jour-là. Celui qui fait ce que Marie nous a enseigné : qui s’agenouille, adore et se tait !
Traduit de l’italien par Zenit
1 J.H. Newman, Oxford University Sermons, London 1900, pp.54-74 ; trad. Ital. di L. Chitarin, Bologna, Edizioni Studio Domenicano, 2004, pp. 465-481.
2 Ib.p. XV (trad. ital. Cit. p.726).
3 Ib., p. 183 (trad. ital. Cit. p.575).
4 Ibidem.
5 B.Pascal, Pensieri 267 Br.
6 S. Augustino, Epist. 130,28 (PL 33, 505).
7 S. Kierkegaard, JournalVIII A 11.
8 Newman, op. cit., p. 262 (trad. ital. cit., p. 640 s).
9 B. Pascal, Pensées, n.146 (ed. Br. N. 277).
10 R. Otto, Das Heilige. Über das Irrationale in der Idee des Göttlichen und seine Verhältnis zum Rationalem, 1917. ( Trad. ital. di E. Bonaiuti, Il Sacro, Milano, Feltrinelli 1966).
11 I. Kant, Critica della ragion pratica, Laterza, Bari, 1974, p. 197.
12 F. Collins, The Language of God. A Scientist Presents Evidence for Belief, Free Press 2006, pp. 219 e 255.
13 In Clemente Alessandrino, Stromati, 2, 9).
14 F. Dostoïeski, Les frères Karamazov
15 Dionigi Areopagita, Nomi divini II,9 (PG 3, 648) (« pati divina »).
16 Cf. Newman, « Implicit and Explicit Reason », in University Sermons, XIII, cit., pp. 251-277
17 S. Gregorio Nazianzeno, Carmi, XXIX (PG 37, 507).