ROME, Lundi 27 octobre 2008 (ZENIT.org) – A propos de la Parole de Dieu et ses traductions, le P. Michel Remaud, directeur de l’Institut Albert Decourtray, « Institut chrétien d’études juives et de littérature hébraïque », à Jérusalem, souligne, dans un article paru ce lundi dans « Un Echo d’Israël », une « règle d’interprétation de l’exégèse juive classique », que Benoît XVI a rappelée aux Pères du synode qui s’est tenu au Vatican du 5 au 26 octobre.
La Parole de Dieu et ses traductions
Le 14 octobre, dans son intervention au synode sur la Parole de Dieu, le pape rappelait la nécessité d’interpréter le texte en tenant compte de l’unité de l’ensemble de l’Écriture. Cette règle d’interprétation est particulièrement importante dans l’exégèse juive classique, qui la met en œuvre d’une manière très caractéristique, dont la lecture chrétienne peut certainement tirer profit.
La lecture juive ancienne ne cesse d’établir des corrélations entre les textes bibliques à partir des similitudes d’expression et de vocabulaire. Une formule, une construction de phrase, un mot, voire un détail orthographique sont considérés comme renvoyant d’eux-mêmes à tous les passages de l’Écriture où se retrouvent les mêmes particularités. Les mises en relation nées de ces rapprochements ouvrent des possibilités d’interprétation d’une fécondité qui dépasse largement le sens littéral de chacun des passages considérés.
Un exemple fera mieux comprendre ce dont il est question. On lit en Genèse, 22,4 : « Le troisième jour, Abraham, levant les yeux, vit le lieu de loin. » Une tradition ancienne rassemble, à propos de ce verset, les passages de l’Écriture où apparaît un « troisième jour » c’est « le troisième jour » que la Tora est donnée à Israël (Ex 19,16), c’est « le troisième jour » qu’Ezéchias, atteint d’une maladie mortelle, est guéri et peut monter au temple (2R 20,5.8), c’est « le troisième jour » qu’Esther obtient d’Assuérus le salut de son peuple (Est 5,1), etc. (1) Le rapprochement de ces différents textes fait apparaître le troisième jour comme celui où la vie est donnée ou redonnée. Le commentaire peut alors conclure en citant Osée 6,2 : « Il nous rendra la vie dans deux jours, et le troisième jour, il nous relèvera et nous vivrons en sa présence ». Cette citation d’Osée dit explicitement ce qui, selon notre commentaire, est suggéré dans toute l’Écriture : le troisième jour est celui de la résurrection des morts.
Évidents à la lecture du texte original, ces rapprochements ne sont pas toujours perceptibles dans les traductions, lorsqu’une même expression hébraïque est rendue par des formules différentes dans les divers passages où elle apparaît. Il peut même arriver que la recherche de la qualité littéraire de la traduction, en voulant mettre en valeur le texte traduit, rende impossible ou difficile, du même coup, la mise en relation avec d’autres passages.
Les traductions de deux des textes bibliques cités ci-dessus vont nous permettre d’illustrer ce problème. On lit en Exode 19,16 : « Le troisième jour au matin, il y eut des tonnerres, des éclairs, une nuée épaisse sur la montagne… ». La tradition juive a inclus ce « troisième jour » dans sa liste parce que la Tora, qui est donnée ce jour-là, est source de vie. Si la plupart des traductions françaises sont ici fidèles à l’hébreu, l’une d’entre elles, la Bible de Jérusalem, a traduit « le troisième jour » par « le surlendemain ». Une formule qui, par comparaison avec les autres passages où se rencontre la même expression, constitue le point d’appui d’un développement théologique devient ici une banale indication chronologique, pour ne pas dire anecdotique.
Un autre de ces passages est celui ou Joseph, après avoir retenu ses frères en captivité en Égypte pendant trois jours, décide de les laisser repartir en Canaan pour en ramener leur père et leur jeune frère, tout en gardant l’un d’entre eux en otage. L’hébreu dit ici, littéralement : « Le troisième jour, Joseph leur dit : « Faites ceci et vivez » ». Ce « Faites ceci et vivez » – en hébreu, trois mots : zot assu vehiu – devient dans la Bible de Jérusalem : « Voici ce que vous ferez pour avoir la vie sauve », et dans la T.O.B. : « Voici ce que vous allez faire pour rester en vie ». Traductions évidemment fidèles à la ligne générale du récit, mais qui ferment en quelque sorte le texte sur lui-même, là où l’hébreu, dans sa brièveté, contient une dynamique qui incite à chercher, au-delà du sens littéral, une signification plus profonde et plus riche.
Pourquoi la tradition rassemble-t-elle ces passages sur le troisième jour autour du verset de la Genèse relatif à Abraham ? Le « troisième jour » dont parle ce texte est celui où Isaac aurait dû être mis à mort. Levé « de bon matin » (Gn 22,3), Abraham est parti pour la montagne où il doit sacrifier son fils (Gn 22,2). « Le troisième jour », après avoir vu le lieu de loin (Gn 22,4), Abraham dit aux serviteurs : « Restez ici avec l’âne. Moi et le jeune homme, nous irons jusque là-haut, nous nous prosternerons et nous reviendrons ». (Gn 22,5). Comment Abraham, qui est décidé à sacrifier son fils, peut-il dire sans mentir : « Nous reviendrons » ? Selon le commentaire du midrash sur la Genèse, Abraham annonça prophétiquement à Isaac qu’il reviendrait en paix. Pour souligner ce caractère prophétique de la prédiction, une source dit même : « La bouche d’Abraham annonça… » L’Épître aux Hébreux, dont l’auteur connaissait vraisemblablement cette tradition sous une forme ou sous une autre, le dit explicitement : « Ainsi celui qui avait reçu les promesses, et à qui il avait été dit : « C’est d’Isaac que naîtra ta postérité », offrit ce fils unique, estimant que Dieu est assez puissant pour ressusciter même les morts » (He 11,18-19). Dans la tradition juive, la deuxième des « Dix-huit bénédictions », qui rend grâces pour la résurrection des morts, est associée au personnage d’Isaac.
On le voit par ce dernier exemple : dans une perspective chrétienne, l’attention à l’unité de l’Écriture entraîne, par sa dynamique même, le passage de l’Ancien Testament au Nouveau ; on serait tenté de dire : la libre circulation entre l’Ancien et le Nouveau.
Notre point de départ était la question des traductions. Le lecteur l’a évidemment compris : aucune traduction ne peut rendre parfaitement les virtualités du texte hébreu. Du reste, lorsqu’on parle du passage de l’Ancien au Nouveau, on rencontre inévitablement la question du passage de l’hébreu au grec, puisque c’est en grec que le Nouveau Testament est écrit. C’est là une question trop complexe pour être abordée ici.
La situation est-elle désespérée ? Les mauvaises langues disent des traductions que celles qui sont belles ne sont pas fidèles, et que celles qui sont fidèles ne sont pas belles. Affirmation qui serait probablement à nuancer. S’il faut renoncer à rendre parfaitement l’original dans une traduction – et des tentatives comme celle d’André Chouraqui ne sont pas totalement convaincantes – il est permis d’accorder la préférence à des traductions qui font passer la fidélité au texte avant la recherche littéraire.
En attendant, on ne peut que recommander aux amoureux de la Parole d’entreprendre ou de poursuivre l’étude de l’hébreu. Une montagne dont l’ascension n’est pas si redoutable, et dont la conquête récompense de bien des efforts.
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(1) On trouvera une présentation plus complète de cette tradition dans M. REMAUD, Évangile et tradition rabbinique, Bruxelles, Lessius 2003, pp. 125-130.