ROME, Dimanche 26 octobre 2008 (ZENIT.org) – « Lire, c’est relire de la Genèse à l’Apocalypse et puis recommencer ! », déclare le P. Yves Simoens, jésuite, professeur ordinaire d’Ecriture sainte au Centre Sèvres, à Paris, et professeur invité à l’Institut biblique pontifical à Rome, que nous avons rencontré à l’occasion du l’occasion du centenaire du « Biblique » et du synode des évêques sur « la Parole de Dieu dans la vie et la mission de l’Eglise ».
Il est notamment l’auteur de nombreux livres sur l’évangile selon saint Jean, mais aussi le Cantique des Cantiques, l’Apocalypse, sur « Le corps souffrant » dans la Bible, sans compter des ouvrages en collaboration.
Il revient dans ce deuxième volet de l’entretien sur le débat entre lecture exégétique et lecture spirituelle de l’Ecriture, très présent au synode. Pour la première partie, cf. Zenit du 24 octobre.
Zenit – Une tension est apparue à un moment du synode entre lecture exégétique et lecture spirituelle de l’Ecriture sainte. Vous-même vous êtes exégète, mais vous prêchez aussi des retraites : comme ces deux pôles peuvent-ils s’équilibrer ?
P. Simoens – Par une sorte de fécondité mutuelle qui demande en effet un discernement permanent. Si « une » exégèse me met mal à l’aise ou en état de désolation spirituelle parce qu’elle est abstraite, compliquée, sinon prétentieuse, j’essaie de m’en libérer en pratiquant celle qui me met dans la joie, la dilatation du coeur et le dynamisme apostolique. L’animation de retraites et l’accompagnement des personnes aident aussi en ce sens. Il faut pouvoir détecter chez l’autre, à partir de ce que l’on propose, ce qui met au large ou au contraire ce qui pèse et accable. Personnellement c’est de cette manière que j’ai toujours cherché à éviter une opposition entre exégèse et vie spirituelle, entre lecture exégétique, savante, de l’Ecriture et sa lecture spirituelle. En principe, il ne devrait pas y avoir de tension trop grande. Je profite souvent d’entretiens, de conférences, de propositions pour la prière à partir des évangiles et des grandes allées de l’Ancien Testament dans le but de renouveler le regard sur les textes, en faisant comprendre le bien-fondé de l’investigation scientifique qui peut lever beaucoup de perplexités à propos de la vraisemblance historique de récits en tout genre.
Les meilleurs de mes maîtres m’ont toujours aidé en ce sens. Un Paul Beauchamp m’a toujours encouragé à me sentir à l’aise dans ma vocation de jésuite, de prêtre, d’exégète au profit d’une démarche qui épouse bien ma famille d’esprit, ma sensibilité, ma curiosité, mes attraits ou mes réticences. Je me suis écarté de professeurs, par ailleurs savants et compétents, qui ne m’aidaient pas à vivre, fût-ce à long terme, une synthèse permanente, quotidienne, entre travail technique, foi, vie de prière, vie de relation fraternelle, vie sacramentelle. Il ne faudrait pas, en tout cas, que la quête spirituelle se fasse en opposition avec le travail scientifique. Les plus fortes mises en garde du magistère viennent, depuis le concile, à l’égard d’une lecture fondamentaliste des textes, c’est-à-dire trop immédiate, sans respect du contexte culturel de leur époque et de la nôtre. Mais réciproquement un travail intellectuel qui se ferait au préjudice de ces différents pôles de l’existence individuelle et sociale évoqués me semble suspect. C’est un ajustement à refaire sans cesse. Il n’est pas toujours facile ni simple. Les excès dans un sens ou un autre sont réels. Il n’y a pas de recette !
Zenit – Quel conseil donneriez-vous à nos lecteurs pour lire la Bible ?
P. Simoens – Il faut nourrir ce que Roland Barthes appelait « le plaisir du texte ». J’essaie de nourrir en moi et autour de moi le goût pour des textes bibliques qui ont à la fois une parenté avec les chefs-d’oeuvre de la littérature universelle et qui les surclassent par leur teneur humaine et spirituelle. En ce sens, je crois sain de « varier les plaisirs », d’inventorier sans cesse des textes trop peu fréquentés, même par la liturgie, en continuant aussi à lire la littérature profane et dans le plus de domaines possibles. En ce sens, il n’y a pas de secret : lire, c’est relire de la Genèse à l’Apocalypse et puis recommencer ! Faire cette expérience, comme je la fais pour ma part régulièrement sinon tous les jours, d’être plus et mieux nourri par quelques chapitres de textes aussi plats en apparence que le livre des Proverbes, au plan affectif plus qu’intellectuel ou cérébral, que par des textes merveilleux de la mystique ou de la littérature. L’on gagne à se servir soi-même de laboratoire en ce sens : éprouver en soi, par le jeu des consolations et des désolations, comme nous l’apprend entre autres un Ignace de Loyola, mais aussi un Origène et un saint Jean !, à quel point la Bible comme Parole de Dieu porte en elle-même une saveur et un tonus incomparables. « Commencement de la Sagesse, acquiers la Sagesse » (Pr 4,7). Commencement de la lecture de la Bible, lis la Bible ! Je favorise ce travail partout où je le puis.
Zenit – Peut-on dire que la Terre Sainte est un « cinquième évangile » ?
P. Simoens – Je n’irais pas jusque là ! Il y a quatre évangiles : l’Evangile quadriforme. Cela suffit à nous faire entrer dans le mystère du Christ et de l’Eglise. Il ne faut pas en rajouter sous peine d’inflation verbale. Les déterminations du Canon des Ecritures ont beaucoup aidé en ce sens. Mais j’entends la proposition. Quand j’ai été invité par une amie juive à un voyage en Terre Sainte à l’occasion de mon ordination sacerdotale, j’ai demandé conseil à l’époque à Paul Beauchamp. Il m’a répondu : « Toute la différence dans notre perception de la réalité biblique vient de n’avoir jamais été en Israël ou d’y avoir été ! » J’y suis donc allé : j’y ai connu le baptême du feu par la guerre de Kippour ! Elle m’en a plus appris sur le judaïsme, le peuple juif, son rapport aux autres et à la terre qu’en temps de paix. Vivre en Terre Sainte, c’est se laisser pénétrer les pores par une réalité encore trop livresque si l’on n’a pas traversé le sud, aride, désertique, et le nord, plus apaisé et verdoyant, sans parler de Jérusalem, dans ses splendeurs comme dans ses drames et ses horreurs ! Mais la Bible est aussi pour tous sans exception. Et tous n’ont pas l’occasion, la grâce, de se rendre au moins une fois sur cette terre. L’Esprit Saint est assez grand pour se servir même de ces empêchements, je dirais : même de cette pauvreté-là.
Zenit – Pouvez-vous nous dire un mot de votre livre écrit en collaboration avec un rabbin et un imam, et de votre étude sur saint Jean et les Juifs ?
P. Simoens – Il s’agit du livre intitulé : Les Versets douloureux. Bible, Evangile et Coran entre conflit et dialogue, Bruxelles, Lessius, 2007, écrit en collaboration avec le rabbin David Meyer qui a eu l’initiative du projet et Soheib Bencheikh, ancien grand mufti de Marseille. Ma collaboration a été sollicitée par mes amis jésuites : Jean-Pierre Sonnet, directeur des Editions Lessius à l’époque, et Jacques Scheuer, responsable de la collection « L’Autre et les autres » chez Lessius. Nous y abordons des passages de nos traditions spirituelles qui peuvent faire difficulté au lecteur que nous sommes d’abord nous-mêmes et donc a fortiori à d’autres qui ne partagent pas nos convict
ions. D. Meyer aborde par exemple des textes comme Gn 22, « la ligature d’Isaac », ou des textes du Livre de Josué à propos de la conquête de Canaan. S. Bencheikh se centre sur des passages du Coran qui semblent inciter à la violence. Je me suis concentré pour ma part sur ce qui a pris le devant de la scène dans les travaux exégétiques sur saint Jean ces dernières décennies, à savoir la rapport de Jésus et des disciples -juifs !- croyants aux autorités juives et au judaïsme.
Un excellent numéro de Témoignage chrétien 3311 (31 juillet 2008) a consacré à ce livre la majorité de ses pages, cet été, grâce à Jérôme Anciberro. Le livre a été présenté à non moins de six reprises, trois fois en Belgique, trois fois à Paris, et il va encore en novembre faire l’objet d’une séance de présentation, en mon absence, à la grande synagogue de Paris. C’est un signe de son intérêt et de son audience parce qu’il met en scène trois représentants respectivement du judaïsme, de l’islam et du christianisme. Je crois beaucoup pour ma part à ce genre de lectures croisées. J’anime depuis plusieurs années une soirée de l’Amitié judéo-chrétienne de France de l’Est parisien sur des textes bibliques en compagnie d’un rabbin. Beaucoup de malentendus risquent de s’entretenir si l’on ne se met pas ensemble à une même table pour parler de ce qui nous tient à coeur et nous fait vivre. La rencontre de l’autre personne a un effet de réel encore plus puissant que le passage sur la Terre d’Israël. L’autre, de chair et de sang, est mon semblable et mon interlocuteur. Il m’impose le respect à son égard et il me découvre moi-même à son tour. Les images, les fausses représentations, archaïques, blessantes ou angoissantes, tombent. La parole circule. L’amitié naît de la différence. J’ignore ce que deviendra cette première entreprise. Elle porte déjà en elle-même des fruits savoureux d’estime réciproque.
Propos recueillis par Anita S. Bourdin