– Centenaire de la Synagogue de Rome –
Andrea RICCARDI
Les cent ans de la synagogue de Rome ont été salués par la fête de la communauté juive de Rome, autour de laquelle se sont réunis les chrétiens et amis de la communauté juive italienne. Jean-Paul II a manifesté son attention pour cet événement à travers un long et profond Message, dans lequel il fait le point sur les relations entre juifs et catholiques et indique des perspectives pour l’avenir. La nouvelle synagogue romaine fut inaugurée sur les rives du Tibre sous le signe de l’émancipation de la communauté romaine dans le cadre du nouvel Etat unitaire. Le grand Rabbin d’Israël, Yona Metzger, a dit au cours de la cérémonie, à travers des paroles éloquentes: « Empereur Titus! Tu as détruit l’édifice de notre sanctuaire et voici que, dans ta ville, s’élève depuis cent ans un petit sanctuaire! La continuité de notre avenir ».
Ce Temple est cette même synagogue qui a connu les heures d’angoisse d’octobre 1943, lorsque les Allemands déportèrent les juifs de Rome, les heures de bonheur de la libération de Rome, les moments de douleur face à l’horreur de l’attentat palestinien, qui entraîna la mort d’un enfant juif en 1982. Dans cette Synagogue, Jean-Paul II a accompli la première visite d’un Pape dans un lieu de prière juif,
Bet ha Keneset, comme on dit en hébreu. Ce geste du Pape se situe au carrefour du chemin de l’Eglise catholique après Vatican II et de l’itinéraire personnel de Jean-Paul II. Celui-ci a connu de près, dès son enfance, le monde juif, et l’a vu englouti par la persécution nazie en Pologne. Pour lui, l’amitié avec les juifs a toujours été quelque chose d’important. Le Pape rappelle la Synagogue de sa ville natale Wadowice, et ses amis juifs au cours de sa jeunesse. Il garde un souvenir marquant de la Shoah: « Une expérience que j’ai portée en moi jusqu’à aujourd’hui », a-t-il écrit il y a quelques années. Si bien que, en diverses et nombreuses occasions, le Pape a répété: « l’antisémitisme est un péché immense contre l’humanité ».
Après le Concile Vatican II, l’Eglise catholique a donné une grande impulsion aux relations avec la communauté juive. Le texte de Nostra aetate, dans l’histoire de la dynamique conciliaire, naît d’abord de l’exigence de se prononcer sur les relations entre catholiques et juifs, puis, s’étend successivement à toutes les religions non-chrétiennes. La visite du Pape, en 1986, a manifesté de façon créative et fortement éloquente la pensée du Concile. Et elle demeure comme une véritable icône de l’amitié et du dialogue entre juifs et chrétiens. D’ailleurs, le grand Rabbin de Rome, Elio Toaff, qui accueillit le Pape dans la Synagogue romaine, à travers son histoire (qui est passée par les persécutions nazies et fascistes), représente un écho concret à un Pape qui a vécu non loin d’Auschwitz.
Les relations entre juifs et catholiques ne sont pas une opération de conjoncture, établie par exemple pour plaire au vaste public. Elles possèdent des racines anciennes dans les Ecritures elles-mêmes, mais surtout, elles ont été renouvelées au XX siècle. Face à l’antisémitisme (nazi en particulier, mais pas seulement), Pie XI ressentit la nécessité d’affirmer les racines juives du christianisme: la phrase qu’il prononça « nous sommes spirituellement sémites », signifie le rejet de l’antisémitisme, mais également l’enracinement du christianisme dans la tradition juive. Pie XI avait compris que séparer le christianisme de ses racines juives, séparer le christianisme du judaïsme – opération réalisée pleinement par les chrétiens nazis, mais commencée également ailleurs – signifiait quelque chose de très grave: réduire le christianisme à la religion d’une nation, ou d’une civilisation et, surtout, l’altération de la Révélation elle-même.
Le rapport entre chrétiens et juifs, en effet, concerne les racines: L' »héritage spirituel qui, sans être divisé, ni répudié, a été donné aux croyants dans le Christ, et constitue – a écrit Jean-Paul II au Grand Rabbin de Rome, Riccardo Di Segni – un lien indissoluble entre vous et nous, peuple de la Torah de Moïse, olivier saint sur lequel a été greffée une nouvelle branche ». Toutefois, ce rapport ne concerne pas seulement l’histoire passée, mais représente un lien dans la situation actuelle et face à l’avenir. La visite de Jean-Paul II à la synagogue de Rome témoigne du ton et du rythme qu’ont revêtus les relations entre les deux mondes religieux: « Ce fut l’accolade de frères qui se retrouvaient après une longue période au cours de laquelle n’ont pas manqué les incompréhensions, les refus et les souffrances » – a rappelé le Pape dans son Message au Rabbin Di Segni.
La désapprobation et la condamnation des attitudes hostiles à l’égard du peuple juif – a poursuivi le Pape – ne constituent pas à elles seules les relations avec le judaïsme. « Il faut également – a-t-il ajouté – approfondir l’amitié, l’estime et les rapports fraternels avec eux ». Dans le cadre de cette amitié ne peut manquer, précisément à Rome, le souvenir du 16 octobre 1943, de ce drame qui marqua profondément toute la ville, mais qui frappa une communauté juive isolée par les lois raciales instaurées par le fascisme. On sait que chaque année, cet anniversaire est commémoré à Rome par une manifestation de juifs, de chrétiens et de citoyens romains. Dans son Message à Riccardo Di Segni, Jean-Paul II a rappelé ces événements tragiques, et en particulier ceux qui ont perdu la vie (il a également rappelé les « justes des nations » qui manifestent leur solidarité envers les persécutés). Enfin, il a conclu, à propos des juifs tombés lors de la Shoah: « Que leur souvenir soit béni et nous incite à oeuvrer en frères ».
Peut-être est-ce là le coeur du Message du Pape: la constatation que juifs et chrétiens sont frères et doivent affronter l’avenir en oeuvrant en frères. Dans ses paroles sont réapparues des affirmations importantes: les juifs sont « nos frères bien-aimés », ou encore « Jésus est juif, et il l’est pour toujours ». OEuvrer en frères signifie donner une nouvelle impulsion à la tentative des sages du Moyen-Age (comme Maimonide) qui « ont tenté d’étudier de quelle façon il était possible d’adorer ensemble le Seigneur et de servir l’humanité souffrante, préparant ainsi les voies de la paix ». Le développement de la fraternité spirituelle et la solidarité concrète tracent un modèle de rapports entre frères, qui ne peut manquer d’influencer les contacts entre les différents mondes religieux, pas toujours faciles en ces jours si chargés de conflits.
Dans le Message de Jean-Paul II ne pouvait manquer une pensée pour la Terre Sainte: « en raison de la violence qui continue de frapper cette région, du sang de trop d’innocents qui continue d’être versé par les Israéliens et les Palestiniens, qui obscurcit l’apparition d’une aube de paix dans la justice ». La préoccupation du Pape pour cette région est évidente: pour lui, l’engagement doit faire en sorte que « l’inimitié n’entraîne plus dans la haine ceux qui se réclament du père Abraham, – juifs, chrétiens et musulmans – et qu’elle cède la place à la conscience claire des liens qui les unissent et de la responsabilité qui pèse sur les épaules des uns et des autres ». Reste la grande interrogation sur la façon dont les religions peuvent éliminer la haine et contribuer à la solution des graves problèmes dans ce domaine.
Les religions peuvent apporter une contribution particulière à l’unité du genre humain. D’une façon différente, le judaïsme et l’Eglise catholique l’apportent également. Les relations entre juifs et chrétiens sont un chapitre important de l' »écologie spirituelle » de notre époque: « Si nous savons unir nos coeurs et nos mains pour répondre à l’appel divin, la lumière de l’Eternel se rapprochera pour illuminer tous les peuples, en nous montrant les chemin
s de la paix, du Shalom. Nous voudrions – a confessé le Pape – les parcourir d’un seul coeur ». C’est une expression qui semblait faire écho à ce qu’avait dit le Grand Rabbin d’Israël, Metzger, en commentant le chant: « s’il nous avait rapproché du Mont Sinaï mais ne nous avait pas donné la Torah, cela nous aurait suffi »: « Le fait d’être au pied du Mont Sinaï – a dit le religieux israélien – fut un moment particulier d’unité rare et spéciale. Nous étions unis. « Israël plantait sa tente » – au singulier – comme un seul homme ayant un seul coeur. Cette unité valait même davantage que le don de la Torah ». Le témoignage de la valeur de l’unité, de façon différente, parcourt le judaïsme et le christianisme en profondeur.
La cérémonie pour le centenaire de la synagogue a parlé de la signification de la construction de l’édifice spirituel, outre que matériel (comme l’a souligné avec justesse le Rabbin Di Segni). Mais ce fut également l’occasion d’exprimer une espérance de paix dans l’unité entre les peuples et dans l’amitié entre croyants. Dans cette perspective, le lien profond entre l’Eglise et la Synagogue apparaît comme un élément spirituel non seulement de la vie italienne, mais de celle de l’Europe, de la Méditerranée et du monde: en somme, un trait décisif de la coexistence dans la paix dans notre monde tellement marqué par les incompréhensions et les conflits.
(©L’Osservatore Romano – 1 juin 2004)