Jean-Paul II conclut sa réflexion sur “le ministère d’unité de l’Evêque de Rome” par cette invitation : “La communion réelle, même imparfaite, qui existe entre nous tous ne pourrait-elle pas inciter les responsables ecclésiaux et leurs théologiens à instaurer avec moi sur ce sujet un dialogue fraternel et patient, dans lequel nous pourrions nous écouter au-delà des polémiques stériles, n’ayant à l’esprit que la volonté du Christ pour son Eglise, nous laissant saisir par son cri, « que tous soient un… afin que le monde croie que tu m’as envoyé » (Jn 17, 21)?”
– Le ministère d’unité de l’Evêque de Rome –
88. Parmi toutes les Eglises et Communautés ecclésiales, l’Eglise catholique a conscience d’avoir conservé le ministère du successeur de l’Apôtre Pierre, l’Evêque de Rome, que Dieu a institué comme « le principe et le fondement permanents et visibles de l’unité » (146) et que l’Esprit assiste afin que tous les autres bénéficient de ce bien essentiel. Suivant la belle expression du Pape Grégoire le Grand, mon ministère est celui de servus servorum Dei. Cette définition est la meilleure protection contre le risque de séparer l’autorité (et en particulier la primauté) du ministère, ce qui serait en contradiction avec le sens de l’autorité selon l’Evangile: « Je suis au milieu de vous comme celui qui sert » (Lc 22, 27), dit notre Seigneur Jésus Christ, Chef de l’Eglise. D’autre part, comme j’ai eu l’occasion de le déclarer lors de l’importante rencontre au Conseil œcuménique des Eglises à Genève, le 12 juin 1984, la conviction qu’a l’Eglise catholique d’avoir conservé, fidèle à la tradition apostolique et à la foi des Pères, le signe visible et le garant de l’unité dans le ministère de l’Evêque de Rome, représente une difficulté pour la plupart des autres chrétiens, dont la mémoire est marquée par certains souvenirs douloureux. Pour ce dont nous sommes responsables, je demande pardon, comme l’a fait mon prédécesseur Paul VI.(147)
89. Il est cependant significatif et encourageant que la question de la primauté de l’Evêque de Rome soit actuellement devenue un objet d’études, en cours ou en projet, et il est également significatif et encourageant que cette question soit présente comme un thème essentiel non seulement dans les dialogues théologiques que l’Eglise catholique poursuit avec les autres Églises et Communautés ecclésiales, mais aussi plus généralement dans l’ensemble du mouvement œcuménique. Récemment, les participants à la cinquième Assemblée mondiale de la Commission « Foi et Constitution » du Conseil œcuménique des Eglises, tenue à Saint-Jacques de Compostelle, ont recommandé qu’elle « entreprenne une nouvelle étude sur la question d’un ministère universel de l’unité chrétienne ».(148) Après des siècles d’âpres polémiques, les autres Eglises et Communautés ecclésiales examinent toujours plus et d’un regard nouveau ce ministère de l’unité.(149)
90. L’Evêque de Rome est l’Evêque de l’Eglise qui demeure marquée par le martyre de Pierre et par celui de Paul: « Par un mystérieux dessein de la Providence, c’est à Rome qu’il achèvera son chemin à la suite de Jésus et qu’il donnera cette plus grande preuve d’amour et de fidélité. C’est aussi à Rome que Paul, l’Apôtre des nations, donnera le suprême témoignage. Ainsi l’Eglise de Rome devenait l’Eglise de Pierre et de Paul ».(150)
Dans le Nouveau Testament, la personne de Pierre a une place éminente. Dans la première partie des Actes des Apôtres, il apparaît comme le chef et le porte-parole du collège apostolique, connu comme « Pierre … avec les Onze » (2, 14; cf. 2, 37; 5, 29). La place assignée à Pierre est fondée sur les paroles mêmes du Christ, telles qu’elles sont conservées dans les traditions évangéliques.
91. L’Evangile de Matthieu décrit et précise la mission pastorale de Pierre dans l’Eglise: « Tu es heureux, Simon fils de Jonas, car cette révélation t’est venue, non de la chair et du sang, mais de mon Père qui est dans les cieux. Eh bien! moi je te dis: tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise, et les portes de l’enfer ne tiendront pas contre elle. Je te donnerai les clefs du Royaume des Cieux: ce que tu auras lié sur la terre sera lié dans les cieux, et ce que tu auras délié sur la terre sera délié dans les cieux » (16, 17-19). Luc fait ressortir que le Christ recommande à Pierre d’affermir ses frères, mais qu’il lui montre en même temps sa faiblesse humaine et son besoin de conversion (cf. Lc 22, 31-32). C’est comme si, à partir de la faiblesse humaine de Pierre, il devenait pleinement manifeste que son ministère spécifique dans l’Eglise est entièrement l’effet de la grâce; c’est comme si le Maître s’employait spécialement à sa conversion pour le préparer à la tâche qu’il s’apprête à lui confier dans son Eglise et comme s’il était très exigeant avec lui. Le rôle même de Pierre, toujours lié à l’affirmation réaliste de sa faiblesse, se retrouve dans le quatrième Evangile: « Simon, fils de Jean, m’aimes-tu plus que ceux-ci? … Pais mes brebis » (cf. Jn 21, 15-19). Il est significatif encore que, selon la première Lettre de Paul aux Corinthiens, le Christ ressuscité apparaisse d’abord à Céphas puis aux Douze (cf. 15, 5).
Il est important d’observer que la faiblesse de Pierre et de Paul montre que l’Eglise est fondée sur la puissance infinie de la grâce (cf. Mt 16, 17; 2 Co 12, 7-10). Pierre, aussitôt après son investiture, est réprimandé avec une rare sévérité par le Christ qui lui dit: « Tu me fais obstacle » (Mt 16, 23). Comment ne pas voir dans la miséricorde dont Pierre a besoin un lien avec le ministère de cette même miséricorde dont il fait le premier l’expérience? Malgré cela, il reniera Jésus trois fois. L’Evangile de Jean souligne aussi que Pierre reçoit la charge de paître le troupeau en réponse à une triple profession d’amour (cf. 21, 15-17) qui correspond à son triple reniement (cf. 13, 38). Pour sa part, Luc, dans la parole du Christ déjà citée que la première tradition retiendra pour définir la mission de Pierre, insiste sur le fait que ce dernier devra « affermir ses frères quand il sera revenu » (cf. Lc 22, 31).
92. Quant à Paul, il peut conclure la description de son ministère par l’affirmation bouleversante qu’il lui a été donné de recueillir des lèvres du Seigneur: « Ma grâce te suffit; car la puissance se déploie dans la faiblesse », et il peut s’écrier ensuite: « Lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort » (2 Co 12, 9-10). C’est là une des caractéristiques fondamentales de l’expérience chrétienne.
Héritier de la mission de Pierre, dans l’Eglise fécondée par le sang des coryphées des Apôtres, l’Évêque de Rome exerce un ministère qui a son origine dans les multiples formes de la miséricorde de Dieu, miséricorde qui convertit les cœurs et communique la force de la grâce, là même où le disciple connaît le goût amer de sa faiblesse et de sa misère. L’autorité propre de ce ministère est toute au service du dessein miséricordieux de Dieu et il faut toujours la considérer dans cette perspective. Son pouvoir s’explique dans ce sens.
93. Se fondant sur la triple profession d’amour de Pierre qui correspond à son triple reniement, son successeur sait qu’il doit être signe de miséricorde. Son ministère est un ministère de miséricorde, procédant d’un acte de miséricorde du Christ. Il faut sans cesse relire toute cette leçon de l’Évangile, afin que l’exercice du ministère pétrinien ne perde rien de son authenticité et de sa transparence.
L’Eglise de Dieu est appelée par le Christ à manifester, pour un monde enfermé dans l’enchevêtrement de ses culpabilités et de ses desseins déshonnêtes, que, malgré tout, Dieu peut, dans sa miséricorde, convertir les cœurs à l’unité et les faire accéder à la communion avec lui.
94. Ce service d
e l’unité, enraciné dans l’œuvre de la miséricorde divine, est confié, à l’intérieur même du collège des Evêques, à l’un de ceux qui ont reçu de l’Esprit la charge, non pas d’exercer un pouvoir sur le peuple — comme le font les chefs des nations et les grands (cf. Mt 20, 25; Mc 10, 42) —, mais de conduire le peuple pour qu’il puisse avancer vers de paisibles pâturages. Cette charge peut imposer d’offrir sa propre vie (cf. Jn 10, 11-18). Après avoir montré que le Christ est « le seul Pasteur, en l’unité de qui tous ne font qu’un », saint Augustin exhorte: « Que tous les pasteurs soient donc en un seul pasteur, qu’ils fassent entendre la voix unique du pasteur; que les brebis l’entendent, qu’elles suivent leur pasteur, non pas celui-ci ou celui-là, mais le seul. Et que tous, en lui, fassent entendre une seule voix, et non pas des voix discordantes. Cette voix, débarrassée de toute division, purifiée de toute hérésie, que les brebis l’écoutent! » (151) La mission de l’Evêque de Rome au sein du groupe de tous les pasteurs consiste précisément à « veiller » (episkopein), comme une sentinelle, de sorte que, grâce aux pasteurs, on entende dans toutes les Églises particulières la voix véritable du Christ-Pasteur. Ainsi, se réalise, dans chacune des Eglises particulières qui leur sont confiées, l’Eglise une, sainte, catholique et apostolique. Toutes les Eglises sont en pleine et visible communion, parce que les Pasteurs sont en communion avec Pierre et sont ainsi dans l’unité du Christ.
Par le pouvoir et l’autorité sans lesquels cette fonction serait illusoire, l’Evêque de Rome doit assurer la communion de toutes les Eglises. A ce titre, il est le premier des serviteurs de l’unité. La primauté s’exerce à divers niveaux qui concernent la vigilance sur la transmission de la Parole, sur la célébration sacramentelle et liturgique, sur la mission, sur la discipline et sur la vie chrétienne. Il revient au Successeur de Pierre de rappeler les exigences du bien commun de l’Eglise, au cas où quelqu’un serait tenté de le négliger au profit de ses propres intérêts. Il a le devoir d’avertir, de mettre en garde, de déclarer parfois inconciliable avec l’unité de la foi telle ou telle opinion qui se répand. Lorsque les circonstances l’exigent, il parle au nom de tous les Pasteurs en communion avec lui. Il peut aussi — dans des conditions bien précises exposées par le Concile Vatican I — déclarer ex cathedra qu’une doctrine appartient au dépôt de la foi.(152) Rendant ainsi témoignage à la vérité, il sert l’unité.
95. Mais tout cela doit toujours être accompli dans la communion. Lorsque l’Eglise catholique affirme que la fonction de l’Evêque de Rome répond à la volonté du Christ, elle ne sépare pas cette fonction de la mission confiée à l’ensemble des Evêques, eux aussi « vicaires et légats du Christ ».(153) L’Evêque de Rome appartient à leur « collège » et ils sont ses frères dans le ministère.
Ce qui concerne l’unité de toutes les Communautés chrétiennes entre évidemment dans le cadre des charges qui relèvent de la primauté. Il sait bien, en tant qu’Evêque de Rome, et il l’a réaffirmé dans la présente Encyclique, que le désir ardent du Christ est la communion pleine et visible de toutes les Communautés, dans lesquelles habite son Esprit en vertu de la fidélité de Dieu. Je suis convaincu d’avoir à cet égard une responsabilité particulière, surtout lorsque je vois l’aspiration œcuménique de la majeure partie des Communautés chrétiennes et que j’écoute la requête qui m’est adressée de trouver une forme d’exercice de la primauté ouverte à une situation nouvelle, mais sans renoncement aucun à l’essentiel de sa mission. Pendant un millénaire, les chrétiens « étaient unis par la communion fraternelle dans la foi et la vie sacramentelle, le Siège romain intervenant d’un commun accord, si des différends au sujet de la foi ou de la discipline s’élevaient entre elles ».(154) La primauté s’exerçait ainsi pour l’unité. En m’adressant au Patriarche œcuménique, Sa Sainteté Dimitrios Ier, j’étais conscient, comme je l’ai dit, que « pour des raisons très diverses, et contre la volonté des uns et des autres, ce qui devait être un service a pu se manifester sous un éclairage assez différent. Mais, c’est par désir d’obéir vraiment à la volonté du Christ que je me reconnais appelé, comme Evêque de Rome, à exercer ce ministère. Je prie l’Esprit Saint de nous donner sa lumière et d’éclairer tous les pasteurs et théologiens de nos Églises, afin que nous puissions chercher, évidemment ensemble, les formes dans lesquelles ce ministère pourra réaliser un service d’amour reconnu par les uns et par les autres ».(155)
96. C’est une tâche immense que nous ne pouvons refuser et que je ne puis mener à bien tout seul. La communion réelle, même imparfaite, qui existe entre nous tous ne pourrait-elle pas inciter les responsables ecclésiaux et leurs théologiens à instaurer avec moi sur ce sujet un dialogue fraternel et patient, dans lequel nous pourrions nous écouter au-delà des polémiques stériles, n’ayant à l’esprit que la volonté du Christ pour son Eglise, nous laissant saisir par son cri, « que tous soient un… afin que le monde croie que tu m’as envoyé » (Jn 17, 21)?