Avent: "Deux choses demandées aux prêtres: la conversion et l´intercession"

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« Revenez à moi dans le jeûne » (Joël 2, 12)

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CITE DU VATICAN, Mardi 18 décembre 2001 (ZENIT.org) – Le P. Cantalamessa souligne la valeur prophétique du jeûne convoqué par Jean-Paul II le 14 décembre. Il analyse la valeur des différentes formes de jeûne (pas seulement de pain, mais de paroles, de pensées, d´images…) et il insiste en particulier sur le rôle des prêtres.

« Deux choses sont demandées aux prêtres, dit-il: la conversion et l´intercession. Si, avec les autres, ils sont appelés à la conversion, ils sont aussi appelés à intercéder en faveur des autres. Nous accueillons l´appel comme s´il nous était directement adressé, en ce moment précis de l´histoire et nous méditons un peu sur les deux choses: d´abord sur la conversion et ensuite, sur notre devoir d´intercession ».

La méditation du Prédicateur de la Maison pontificale, le P. Raniero Cantalamessa, capucin, en la journée de jeûne du 14 décembre, est publié dans L´Osservatore Romano en français du 18 décembre.

Dans la matinée du vendredi 14 décembre 2001, Journée de jeûne pour la paix dans le monde, à l´occasion de la prédication de l´Avent, s´est déroulée dans la Chapelle « Redemptoris Mater » du Palais apostolique, un moment de prière en présence du pape Jean-Paul II.

– Prédication du P. Cantalamessa –

1. Le jeûne comme événement

L´Evangile nous rapporte l´épisode suivant:
« Les disciples de Jean et les Pharisiens étaient en train de jeûner, et on vient dire à Jésus: « Pourquoi les disciples de Jean et les disciples des Pharisiens jeûnent-ils, et tes disciples ne jeûnent-ils pas? »Jésus leur dit: « Les compagnons de l´époux peuvent-ils jeûner pendant que l´époux est avec eux? Tant qu´ils ont l´époux avec eux, ils ne peuvent pas jeûner. Mais viendront des jours où l´époux leur sera enlevé; et alors ils jeûneront en ce jour-là » » (Mc 2, 18-22).

De nos jours, la question de l´Evangile pourrait se traduire d´une autre manière: « Pourquoi les disciples de Bouddha et de Mahomet jeûnent-ils et tes disciples ne jeûnent-ils pas? » Et nous ne pourrions plus nous retrancher derrière la réponse que donne Jésus dans l´Evangile, parce que l´Epoux nous a désormais été « enlevé » (même si nous savons qu´il est toujours présent parmi les siens) (1). Cette journée de jeûne peut nous aider à redécouvrir l´âme de cette pratique et à la remettre à l´honneur dans l´esprit authentique de la Bible, sans sentir le besoin d´emprunter des modèles étrangers au christianisme et sans oublier que, parmi les chrétiens, il en existe un grand nombre qui pratiquent aujourd´hui le jeûne « en secret » comme le recommandait Jésus.

Dans la Bible, nous trouvons deux sortes de jeûne: un jeûne ascétique et un jeûne prophétique; le jeûne comme rite et le jeûne comme événement. Le jeûne rituel est celui qui est prescrit par la loi ou observé, par tradition, selon des temps et des modalités établis et identiques pour tous. Le jeûne prophétique est celui qui est fait una tantum, comme réponse à une invitation précise de Dieu à travers les prophètes lors d´occasions présentant une gravité et une nécessité particulières.

L´Ecriture est particulièrement pauvre quant au jeûne rituel. L´unique jeûne présenté comme obligatoire par la Loi mosaïque était le jeûne du jour de la Grande Expiation, le Yom Kippour (Lv 16, 29). La tradition postérieure avait ajouté certains jeûnes supplémentaires en souvenir d´événements douloureux de l´histoire du peuple d´Israël (cf. Za 7, 3-5; 8, 19). Au temps du Christ, on jeûnait régulièrement deux fois par semaine, le lundi et le jeudi, et c´est justement à l´occasion de l´un de ces jeûnes supplémentaires que survient l´incident rappelé ci-dessus.
Le jeûne prophétique ou le jeûne comme événement occupe en revanche plus de place dans la Bible. Moïse jeûne quarante jours et quarante nuits avant de recevoir les tables de la loi (Ex 34, 28), Elie avant de rencontrer Dieu sur l´Horeb (1 R 19, 8), Jésus avant de commencer son ministère. Le roi de Ninive ordonna un de ces jeûnes en réponse à la prédication de Jonas (Jon 3, 7 et sq.).

Mais le cas le plus typique de ce type de jeûne est celui qui est rapporté dans le livre de Joël et que l´Eglise nous propose d´écouter chaque année, au début du Carême:
« Sonnez du cor à Sion!
Prescrivez un jeûne,
publiez une solennité,
réunissez le peuple,
convoquez la communauté,
rassemblez les vieillards,
réunissez les petits enfants,
ceux qu´on allaite au sein!
Que le jeune époux quitte sa chambre
et l´épousée son alcôve! » (Jl 2, 15-16).

Le geste du Pape de convoquer cette journée de jeûne pour tous les catholiques ravive cette pratique prophétique.

2. Temps de retour

Nous devons alors tenter de découvrir quelle est l´âme de ce jeûne-événement. Elle est exprimée dans les paroles qui introduisent l´oracle de Joël:
«  »Mais encore à présent
– oracle de Yahvé –
revenez à moi de tout votre coeur,
dans le jeûne, les pleurs
et les cris de deuil ».
Déchirez votre coeur,
et non pas vos vêtements,
revenez à Yahvé, votre Dieu,
car il est tendresse et pitié,
lent à la colère, riche en grâce,
et il a regret du mal » (Jl 2, 12-14).

Le sens fondamental de ce type de jeûne est donc d´être une expression communautaire de la volonté de conversion. Des non-croyants ont également adhéré à l´appel du Pape et jeûneront en ce jour. Ils en partagent les raisons humanitaires, et c´est déjà une bonne chose. C´est la réponse à l´appel que l´´Eglise étend, de plus en plus fréquemment, au-delà de ses frontières, aux « hommes de bonne volonté ». Mais cela ne nous suffirait pas à nous, croyants, cela conduirait même à gâcher totalement l´occasion.

Comme au temps de Joël ou de Jonas, la présente initiative est un appel au repentir et à résipiscence, à un « retour » collectif à Dieu. C´est, du reste, le sens fondamental de la parole conversion (shub), qui, en hébreu, veut justement dire revenir sur ses pas, rentrer dans l´alliance violée par le péché. Dans le livre de Jérémie, nous lisons une sorte de petit poème sur la conversion comme retour, riche en images tirées de la nature:
« Ainsi parle Yahvé.
Fait-on une chute sans se relever?
Se détourne-t-on sans retour?
Pourquoi ce peuple-là est-il rebelle,
pourquoi Jérusalem
est-elle continuellement rebelle?
Ils tiennent fermement à la tromperie,
ils refusent de se convertir.
J´ai écouté attentivement:
ils ne parlent pas dans ce sens-là.
Nul ne déplore sa méchanceté
en disant: « Qu´ai-je fait »
Tous retournent à leur course,
tel un cheval qui fonce au combat.
Même la cigogne dans le ciel
connaît sa saison,
la tourterelle, l´hirondelle et la grue
observent le temps
de leur migration.
Mais mon peuple ne connaît pas
le droit de Yahvé! » (Jl 8, 4-7).

Si le péché, dans son essence la plus intime, est une « aversio a Deo », un acte qui équivaut à « tourner le dos à Dieu » (Jr 2, 27), pour se tourner vers les créatures ou se replier sur soi-même, le chemin inverse doit obligatoirement prendre la forme d´un retour.

Mais que peut signifier cette parole, adressée à une société comme la nôtre, qui, à peine entend-elle parler de « retour » pense aussitôt que l´on veut la faire retourner en arrière, la privant de ses conquêtes, lui ôtant sa liberté et la reportant au Moyen-Age? Notre société a effacé la religion comme un phénomène du passé, remplacé aujourd´hui par la technologie. Dans une édition de la revue italienne MicroMega, parue au cours de l´année jubilaire et consacrée à la question de Dieu, un intellectuel connu écrivait: « La relig
ion mourra. Ce n´est ni un souhait, ni encore moins une prophétie. C´est déjà un fait qui attend son accomplissement… Une fois passée notre génération et peut-être encore celle de nos fils, personne ne ressentira plus le besoin de donner un sens à la vie comme une question réellement fondamentale… La technologie a porté la religion à son crépuscule » (2).

Mais voici que, brusquement, on est contraint à prendre acte du fait que la religion n´est pas du tout arrivée en bout de course, qu´elle constitue encore une force fondamentale; que, comme l´énergie nucléaire, elle peut être ou bien extrêment bénéfique ou bien extrêmement destructrice. (« Corruptio optimi pessima », disaient les anciens: la meilleure des choses, si elle se corrompt, devient la pire). On avait considéré la religion comme une « superstructure » du facteur économique et voilà qu´elle se révèle en revanche comme quelque chose d´irréductible à cela, un facteur de cohésion, en bien comme en mal, plus fort que l´idée de classe elle-même.

Dans le mensuel italien « Jesus », du mois dernier, l´écrivain catholique Ferruccio Parazzoli notait que, face à ces faits, l´homme occidental s´est précipité en librairie à la recherche de livres – Coran ou autres – qui l´aident à comprendre qui étaient les hommes qui, de manière tragique ou pacifique, se retrouvaient face à lui, comme à l´improviste: comment est faite leur âme, en quoi ils croient. Pour ce faire, cependant, il s´est rendu compte qu´il était tout aussi nécessaire de connaître son âme, ce à quoi nous croyons. Et voilà la surprise: nous n´avons plus d´âme; l´Occident opulent a perdu son âme chrétienne et croit pouvoir s´en passer. Et parler d´âme dans un monde technologique promet d´avoir le même succès qu´eut Paul quand il parla de résurrection aux doctes athéniens. Nous découvrons que notre civilisation est une civilisation idolâtre (3).

Si cela est vrai, l´appel au repentir à faire parvenir à notre monde – certes avec respect et amour – est le même que celui qu´Elie adressa au peuple d´Israël, après que celui-ci ait abandonné la religion de ses pères pour se livrer aux idoles:
« Jusqu´à quand clocherez-vous
des deux jarrets?
Si Yahvé est Dieu, suivez-le;
si c´est Baal, suivez-le! » (1 R 18, 21).

Pour Jésus: « Vous ne pouvez servir deux maîtres » (cf. Mt 6, 24). Aujourd´hui les idoles n´ont plus de noms propres, Baal Astarte, mais ont des noms communs: argent, luxe, sexe, mais la subs-tance ne change pas. L´appel au retour à Dieu doit prendre, dans les pays chrétiens, une toute autre direction que celle de la « guerre sainte »: il doit s´agir d´une guerre ad intra, et non pas ad extra; une lutte menée contre nous-mêmes, une conversion et non pas une agression. C´est là l´unique idée de guerre sainte qui soit compatible avec l´esprit de l´Evangile.

En invitant nos contemporains à revenir à Dieu, nous devons nous appuyer sur une conviction que partage par ailleurs nombre d´entre eux. La route que nous avons prise ne nous conduit nulle part; elle ne nous conduit pas à la vie, mais à la mort. Une parole de Dieu dans le livre d´Ezéchiel semble écrite pour tous ceux qui, provenant de bords opposés – du nihilisme occidental au terrorisme suicidaire – flirtent avec la mort et le néant: « Pourquoi mourir, maison d´Israël? » (Ez 18, 31). Pourquoi cette voluptas moriendi, cet « instinct de mort », comme le qualifie le Pape dans son message pour la prochaine Journée de la Paix? (4)

Mais nous ne sommes pas ici, en ce moment, pour nous occuper des autres, de la société qui nous entoure, mais de nous. L´oracle de Joël met en cause directement les pasteurs et les guides du peuple en disant:
« Qu´entre l´autel
et le portique pleurent les prêtres,
serviteurs de Yahvé!
Qu´ils disent:
« Pitié, Yahvé, pour ton peuple!
Ne livre pas ton héritage
à l´opprobre,
au persiflage des nations!
Pourquoi dirait-on parmi les peuples:
Où est leur Dieu? » » (Jl 2, 17).

Deux choses sont demandées aux prêtres: la conversion et l´intercession. Si, avec les autres, ils sont appelés à la conversion, ils sont aussi appelés à intercéder en faveur des autres. Nous accueillons l´appel comme s´il nous était directement adressé, en ce moment précis de l´histoire et nous méditons un peu sur les deux choses: d´abord sur la conversion et ensuite, sur notre devoir d´intercession.

Le retour à Dieu et la conversion, comme le jugement, « incipit a domo Dei », doit commencer par la maison de Dieu (cf. 1 P 4, 17). Il n´y aura pas de mouvement de repentir et de réveil de la foi s´il ne commence pas par nous, si nous ne sommes pas les premiers à nous mettre en route.

Mais que signifie l´appel au retour qui nous est adressé? Retour à partir d´où? Repentir de quoi? Pour le découvrir, il suffit que nous nous posions quelques questions comme dans le cadre d´un examen de conscience: que représente, en réalité (et non seulement en paroles) Dieu dans ma vie? Occupe-t-il réellement la première place dans mes pensées, mes désirs, mes discours? Nous savons combien il est facile de se construire des idoles y compris au service de Dieu et de l´Eglise: le travail, la carrière, le prestige, le repos… Je n´oserais pas formuler ici à haute voix ces questions si je ne me les étais pas poser à moi-même, sous une autre forme, dans mes examens de conscience: « Jésus pouvait dire: « Je ne cherche pas ma gloire » (Jn 8, 50): peux-tu en dire autant? Jésus disait: « Le zèle pour ta maison me dévorera » (Jn 2, 17): peux-tu dire la même chose? ».

3. Fruits de conversion

Reconnaître avoir besoin de conversion est déjà une grâce extraordinaire, c´est le pas décisif. Mais cela n´est pas suffisant. Quelques gestes concrets doivent suivre de façon à marquer le passage de la velléité au vouloir. Dans l´Evangile de dimanche dernier, nous avons écouté Jean-Baptiste qui disait aux Pharisiens et aux Saducéens: « Produisez donc un fruit digne de repentir » (Mt 3, 8).

Un « fruit de conversion » nous est proposé en particulier au cours de la journée d´aujourd´hui: le jeûne. Dans les « indications liturgiques et pastorales » publiées pour l´occasion, sont proposées trois modalités de jeûne: « celle d´un repas unique, celle « au pain et à l´eau », enfin celle qui consiste à attendre le coucher du soleil pour prendre de la nourriture » (5).
Mais il est évident que, dans les intentions du Saint-Père, tout ne doit pas s´achever avec cette journée. Le jeûne prophétique, ou comme événement, doit servir à relancer le jeûne ascétique, comme dimension constante de la vie chrétienne, à côté de la prière et de la charité, et même, en fonction de la prière et de la charité.

Il est vrai que le jeûne est facilement exposé à diverses contrefaçons, mais la Bible offre également la recette qui permet de le préserver de celles-ci. Son attitude envers le jeûne est toujours du type « oui, mais », c´est-à-dire d´approbation et de réserve critique. « Est-ce là le jeûne qui me plaît? », dit le Seigneur dans le livre d´Isaïe, continuant à énumérer ce qui doit accompagner le jeûne pour qu´il soit agréable à ses yeux: « Défaire les chaînes injustes, délier les liens du joug; renvoyer libres les opprimés… » (cf. Is 58, 5-7). Jésus critique le jeûne fait de manière ostentatoire (cf. Mt 6, 16-18) ou pour prétendre avoir des mérites devant Dieu: « Je jeûne deux fois la semaine » (Lc 18, 12).

Nous sommes tous sensibles aujourd´hui aux raisons du « mais », de la réserve critique. Nous sommes convaincus de la priorité de « rompre le pain avec l´affamé et de vêtir celui qui est nu ». Nous avons justement honte d´appeler le nôtre un « jeûne » quand ce qui pour nous est le comble de l´austérité – manger du pain et de l´eau – pour des millions de personnes serait déjà un luxe extrao
rdinaire, surtout s´il s´agit de pain frais et d´eau propre.

Ce que nous devons redécouvrir, ce sont en revanche les raisons du « oui », de l´ »utilité du jeûne ». Saint Augustin a écrit un petit traité qui est consacré justement à cette question et dans lequel il répond déjà à certaines de nos objections modernes:
« Le jeûne ne doit pas vous apparaître comme une chose de peu d´importance ou superflue. Que celui qui le pratique, selon la tradition de l´Eglise, ne pense pas en son for intérieur: Que te sert de jeûner? Tu frustres ta vie, tu te procures toi-même une peine… Mais répond ainsi au tentateur: je m´impose certes une privation, mais pour qu´il me pardonne, pour être agréable à ses yeux, pour arriver à me réjouir de sa douceur… » (6)

Le Catéchisme de l´Eglise catholique dit que le jeûne et l´abstinence « nous préparent aux fêtes liturgiques; ils contribuent à nous faire acquérir la maîtrise sur nos instincts et la liberté du coeur » (7). Une préface de Carême fait de lui cet éloge: « Car tu veux, par notre jeûne et nos privations, réprimer nos penchants mauvais, élever nos esprits, nous donner la force et enfin la récompense » (Préface du Mercredi des Cendres, Missel Emmaüs). Le jeûne est surtout un signe de solidarité humaine et de charité chrétienne parce qu´il conduit l´homme à vivre de manière volontaire, et donc avec un amour qui sauve, ce que des millions d´hommes vivent de manière forcée.

On ne peut réduire toute l´ascèse chrétienne au travail et à l´acceptation des difficultés inhérentes à la vie. Cela est nécessaire, mais ne constitue pas le signe efficace d´une attitude de pauvreté spirituelle, du refus de s´appuyer sur les seules forces de la chair, d´humilité devant Dieu: toutes choses qui sont en revanche bien exprimées au travers du jeûne (8). Le jeûne est important également comme « signe », pour ce qu´il symbolise et non seulement pour ce dont on se prive. (Cela apparaît clairement également dans le jeûne de nos frères musulmans qui clôturent aujourd´hui le Ramadan, qui est surtout un signe public de « soumission » à Dieu).

Penser différemment signifie tomber dans un faux spiritualisme qui néglige le sens de la composante humaine et de la nécessité que nous avons d´attitudes corporelles afin de susciter et de soutenir la vie profonde de l´esprit (9).

4. Jeûnes personnalisés

Mais nous ne devons pas nous y tromper: dans le jeûne non plus, on ne peut retourner en arrière. Nous devons inventer de nouvelles formes de jeûne ascétique, correspondant à la vie d´aujourd´hui qui est différente de ce qu´elle était dix ou vingt siècles auparavant. Le jeûne classique, de nourriture, est devenu ambigu dans notre société. Dans l´antiquité, on ne connaissait que le jeûne religieux; aujourd´hui il existe un jeûne politique et social (les grèves de la faim!), un jeûne hygiénique ou idéologique (végétariens), un jeûne pathologique (anorexie), un jeûne esthétique destiné à conserver la ligne.

La forme la plus nécessaire et la plus significative de jeûne pour nous aujourd´hui s´appelle sobriété. Se priver volontairement de petits ou de grands conforts, de ce qui est accessoire ou inutile, est communion à la passion du Christ, est solidarité avec la pauvreté d´un grand nombre.

C´est aussi une façon de s´opposer à la mentalité consumériste. Dans un monde qui a fait de la commodité superflue et inutile une des fins de sa propre activité, renoncer au superflu, savoir se passer de quelque chose, éviter de recourir à la solution la plus commode, de choisir la chose la plus facile, l´objet de plus grand luxe, vivre en somme dans la sobriété est plus efficace que de s´imposer des pénitences artificielles. C´est par dessus tout une justice envers les générations qui nous suivront et ne doivent pas être contraintes à vivre des cendres de ce que nous avons consommé et gaspillé. Il a une valeur écologique, de respect de la Création.

Aujourd´hui, on aime tout « personnaliser »: les lettres que l´on écrit, les vêtements que l´on porte… Il faut personnaliser aussi le jeûne, proposer des jeûnes personnalisés, c´est-à-dire répondant aux besoins de la personne qui les pratique. Une hymne de la liturgie des heures du Carême nous offre un moyen de le faire. Il dit:
Utamur ergo parcius
Verbis, cibis et potibus,
Somno, iocis et arctius
Perstemus in custodia.
Nous usons avec parcimonie
des paroles, de la nourriture
et de la boisson
du sommeil et des divertissements.
Nous sommes plus vigilants
à maîtriser nos sens.

Il n´existe donc pas seulement le jeûne qui est privation de nourriture et de boisson. Il existe également un jeûne des paroles, du divertissement, des spectacles et chacun devrait découvrir celui que Dieu lui demande en particulier, à un certain moment de sa vie. Entre autre, ce sont des types de jeûne qui sont les moins exposés à être minés par la vanité et par l´orgueil en ce que personne ne les voit, sinon Dieu seul.

Pour certains, le jeûne le plus nécessaire pourrait être le jeûne des paroles. En effet, l´Apôtre écrit:
« De votre bouche ne doit sortir aucun mauvais propos, mais plutôt toute bonne parole capable d´édifier, quand il le faut, et de faire du bien à ceux qui l´entendent » (Ep 4, 29).
Les paroles mauvaises sont celles qui médisent du frère (cf. Jc 4, 11), qui sèment la zizanie; les paroles qui tendent à mettre sous un jour favorable nos actions et sous un jour négatif les actions d´autrui, les paroles ironiques ou sarcastiques. Il n´est pas difficile d´apprendre à distinguer entre les paroles bonnes et les paroles mauvaises. Il suffit, pour ainsi dire, d´en suivre ou d´en prévoir dans notre esprit, la trajectoire, voir ce que risquent d´être leurs conséquences: si elles concourent à notre gloire personnelle, ou à la gloire de Dieu ou de notre frère, si elles servent à justifier, à s´apitoyer et à faire valoir mon « ego », ou en revanche celui de mon prochain.

Pour d´autres, plus important que celui des paroles, sera le jeûne des pensées. Je m´explique avec les mots d´un moine chartreux anonyme, notre contemporain:
« Observe pendant un seul jour le cours de tes pensées: la fréquence et la vivacité de tes critiques internes avec des interlocuteurs imaginaires, ou avec des proches, te surprendront. Quelle est généralement leur origine? Le mécontentement à cause des supérieurs qui ne nous aiment pas, ne nous estiment pas, ne nous comprennent pas; ils sont sévères, injustes, trop avares avec nous ou d´autres opprimés. Nous sommes mécontents de nos frères que nous jugeons peu compréhensifs, têtus, expéditifs, confus ou injurieux… Alors, dans notre esprit se crée un tribunal, au sein duquel nous sommes tout à la fois le procureur, le président, le juge et le juré; rarement l´avocat, sinon en notre faveur. Les torts sont exposés; les raisons pesées; on se défend; on se justifie; on condamne l´absent. Peut-être élabore-t-on des plans de revanche ou des manoeuvres vengeresses… Au fond, il s´agit de sursauts d´amour propre, de jugements trop rapides ou téméraires, d´une agitation passionnelle qui se conclut par la perte de la paix intérieure » (10).

Il existe des personnes qui passent des heures et des heures à mastiquer certaines racines qu´elles tournent et retournent dans leur bouche. Quand nous ressassons ces pensées, nous leur ressemblons, sauf que dans notre cas, ce que nous mastiquons est une racine vénéneuse… Il faut remplacer le ressentiment inspiré par l´amour propre, par le pardon. Le pardon a une valeur thérapeutique: il guérit celui qui le donne comme celui qui le reçoit.

Pour tous enfin, est indispensable actuellement le jeûne des images. Nous vivons dans une culture de l´image: presse, cinéma, télévision, internet… Aucune nourriture, dit l´Ecrit
ure, n´est impure en soi; beaucoup d´images le sont. Elles constituent le véhicule privilégié de l´anti-évangile: sensualité, violence, immoralité. Ce sont les troupes spéciales de Mammon. On attribue à Feuerbach cet adage: « L´homme est ce qu´il mange »; aujourd´hui, on doit dire: « L´homme est ce qu´il regarde ». L´image a un incroyable pouvoir qui lui permet de reproduire et de conditionner le monde intérieur de celui qui la reçoit. Nous sommes habités par ce que nous voyons.

Pour un prêtre, un religieux, un prédicateur, c´est désormais une question de vie ou de mort. « Mais Père, m´objecta un jour l´un d´entre eux: n´est-ce pas Dieu qui a créé l´oeil pour regarder tout ce qu´il y a de beau dans le monde? ». « Si, mon frère, lui répondis-je; mais le même Dieu qui a créé l´oeil pour regarder a également créé la paupière pour le fermer. Et il savait ce qu´il faisait ».

5. Intercession

La seconde chose que les prêtres doivent faire, selon l´oracle de Joël – j´y fais seulement allusion – est intercéder: « Que pleurent les prêtres, ministres du Seigneur et qu´ils disent: pardonnes Seigneur, à ton peuple… » Nous nous souvenons tous de ce chant grégorien: « Parce, Domine, parce populo tuo… ». Il est extrait de celui-ci; ce sont les paroles de Joël dans la version de la Vulgate. Je crois que c´est surtout pour cette raison que le Saint-Père a convoqué cette journée de jeûne. Dans le cas de Joël, le but était de demander la fin de catastrophes naturelles, l´invasion des sauterelles et la famine; dans notre cas, c´est demander que cessent des catastrophes causées par l´homme – le terrorisme et la guerre – et que soient retrouvés les chemins de la paix.

L´intercession dans ce cas, doit prendre la forme d´un appel « Da pacem, Domine, in diebus nostris: donne la paix, Seigneur, à notre temps ». Vendredi dernier a été exécutée, dans la Salle Paul VI, la Missa pro pace de Wojcieck Kilar, avec la participation du choeur et de l´orchestre philarmonique national de Varsovie. Le moment le plus intense en émotion a été justement le final « Dona nobis pacem », qui, à lui seul, a duré près de sept minutes.
Que signifie intercéder? Cela signifie s´unir, dans la foi, au Christ ressuscité qui vit en éternelle intercession pour le monde (cf. Rm 8, 34; He 7, 25; 1 Jn 2, 1); cela signifie s´unir à l´Esprit qui « intercède pour nous en des gémissements ineffables » (cf. Rm 8, 26-27).

L´Ecriture met en relief l´extraordinaire pouvoir qu´a, auprès de Dieu, par sa force même, la prière de ceux qu´il a mis à la tête de son peuple. Elle dit qu´un jour, Dieu avait décider d´exterminer son peuple à cause du veau d´or, « si ce n´est que Moïse, son élu se tint sur la brèche devant lui pour détourner son courroux de détruire » (cf. Ps 106, 23). Aux vêpres de tous les pasteurs, nous trouvons cette belle invocation:
« Tu as pardonné les fautes de ton peuple grâce aux prières des saints pasteurs qui intercédaient comme Moïse: par leurs mérites purifie et renouvelle encore ton Eglise ».

Ne renonçons pas à intercéder en pensant: « De toute façon, cela ne change rien, nous avons frappé à la porte bien des fois et aucune porte ne s´est ouverte… ». Attention: peut-être as-tu frappé à une porte de service et ne t´es-tu pas aperçu que Dieu t´as ouvert la porte principale. Il est en train de te donner quelque chose de plus important pour l´éternité de ce que tu lui as demandé…. Un jour, nous découvrirons qu´aucune prière d´intercession, faite avec foi et humilité, sans nous préoccuper de vérifier si elle avait ou non reçu une réponse, n´a jamais été faite en vain. Encore moins celle d´aujourd´hui qui s´élève à Dieu de toute l´Eglise en faveur de la paix et qui est soutenue par le jeûne…

R.P. Raniero Cantalamessa o.f.m. cap.
Prédicateur de la Maison pontificale

NOTES
(1) Ce sera, de fait, la motivation par laquelle, au II siècle, le jeûne fera son apparition dans la législation chrétienne. Le premier jeûne canonique, dont ont pris origine tous les autres, fut celui des jours qui précédaient immédiatement Pâque, et leur justification fut précisément « parce qu´en ces jours, a été enlevé l´Epoux »: cf. Tertullien, Sur le jeûne 2, 2.
(2) U. Galimberti, Nessun dio ci puo salvare, in MicroMega 2, 2000, pp. 187 et sq.
(3) F. Parazzoli, in « Jesus », Novembre 2001, p. 9.
(4) in ORLF n. 50 du 11 décembre 2001.
(5) in ORLF n. 50 du 11 décembre 2001.
(6) S. Agostino, Sermo 400 De utilitate ieiunii, 3, 3 (PL 40, 708)
(7) n. 2043
(8) cf. P. Deseille, in Dict. Spir., 8, coll. 1173 et sq.
(9) P.-R. Régamey, in AA.VV. Redécouverte du jeûne, Paris, 1959, pp. 137 et sq.
(10) Un Monaco, Le porte del silenzio. Direttorio spirituale, Milano 1986, p. 17

© L´Osservatore Romano

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ZENIT Staff

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