L’Osservatore Romano publie un article sur saint François de Sales et la revalorisation du jeu d’échecs au XVII siècle dans son édition en italien du 23 janvier 2020. L’évêque de Genève et le saint patron des journalistes, dont la fête liturgique est célébrée le 24 janvier, notait que c’est un « passe-temps » et divertissement « licites et louables », si l’on n’y « passe trop de temps ».
Le journaliste Lucio Coco, auteur de l’article, rappelle aussi les réflexions de sainte Thérèse d’Avila, la protectrice des joueurs d’échecs, à propos de ce jeu interdit par l’Église jusqu’en 1609 : « L’interprétation que propose la sainte est particulière : mettre le roi échec et mat signifie gagner Dieu à l’âme humaine. »
Voici le texte de L’Osservatore Romano traduit par Zenit.
MD
La moralité des échecs, par Lucio Coco
Considéré comme le père de la spiritualité moderne, François de Sales est aussi un saint particulièrement aimé des joueurs d’échecs. En effet, dans un chapitre de son Introduction à la vie dévote (1608), consacré aux « Passe-temps et divertissements et surtout ceux qui sont licites et louables », il insère également le jeu des échecs, avertissant toutefois qu’il ne faut pas « exagérer, parce que si l’on y passe trop de temps, ce n’est plus une détente, mais une occupation ; on ne détend ni l’esprit ni le corps, mais au contraire l’un et l’autre se fatiguent et s’étiolent. Si l’on a joué aux échecs pendant cinq ou six heures, au moment de se lever, on est totalement éreinté et on a l’esprit abattu ».
Ce sont des déclarations qui sont faites peu de temps avant l’abrogation définitive par Paul V, en 1609, de la condamnation du jeu qui avait des origines et des racines médiévales (Concile de Paris, 1212).
Les affirmations de l’évêque de Genève s’inscrivent dans un climat général de revalorisation du jeu d’échecs, qui trouve dans l’œuvre de sainte Thérèse d’Avila, la protectrice des joueurs d’échecs, un point de référence important. En effet, au chapitre XVI – qu’elle-même qualifie de « très important » – du Chemin de la perfection (1562-1564), la mystique carmélite donne une lecture spirituelle du jeu intéressante. Après avoir admis candidement qu’elle aussi s’était parfois essayée aux pions et aux fous, avouant « avoir aussi connu cette vanité », elle ajoute : « on dit que parfois un tel jeu est permis ». La religieuse d’Avila parle de la stratégie pour atteindre Dieu et « mettre en échec le Roi divin ». L’interprétation que propose la sainte est particulière : mettre le roi échec et mat signifie gagner Dieu à l’âme humaine. Il faut donc savoir « bien disposer ses pièces dans le jeu », sinon « on jouera mal » et celui qui « ne sait pas mettre en échec, ne fera pas non plus échec et mat ». Dans la stratégie de compétition de la carmélite, pour conquérir le Roi divin, la Reine est très importante, « c’est elle qui peut le plus déclarer la guerre au Roi dans le jeu, même si c’est avec l’aide de toutes les autres pièces ». La Reine, en effet, dans la métaphore que représente le jeu d’échecs pour la sainte espagnole, représente l’humilité : « Eh bien », écrit-elle, « il n’y a pas de Reine qui oblige le Roi divin à se rendre comme l’humilité. »
Sainte Thérèse d’Avila n’est toutefois pas la seule à proposer une interprétation symbolique des échecs. En effet, au XIIIe siècle, un écrit attribué au pape Innocent II, mais qui lui était plus probablement seulement dédié, fournit une véritable lecture morale du jeu. L’accent est mis sur le thème dès le titre, avec une grande précision : La moralité de l’échiquier (Quaedam moralitas de scaccario, 1913). Le texte est également connu sous un autre titre : La moralité d’Innocent, où est évidente la référence à un pontife qui tenait tellement à ce jeu qu’il avait inscrit dans ses armoiries un échiquier sur lequel vient se poser un aigle. Le monde, exhorte l’auteur de l’opuscule, qui a été identifié comme le théologien franciscain Jean de Galles, « ressemble à un échiquier dont une pièce est blanche et l’autre noire, selon la double condition de la vie et de la mort, de la grâce et de la faute ». Les pièces d’échecs « sont les hommes de ce monde qui sont tirés d’un sachet – le sein maternel – et qui occupent différentes positions, chacun avec un nom différent ».
Le premier sur l’échiquier, c’est le Roi qui « avance et a la possibilité de prendre de tous les côtés, ce qui signifie que le roi agit en tout correctement et qu’en aucun cas, omettant la justice, il ne devrait dévier ». Puis vient la reine qui souligne le pouvoir du genre féminin de se mouvoir dans toutes les directions. Ensuite, il y a la tour « qui traverse toute la terre (l’échiquier) en droite ligne », ce qui signifie « qu’elle agit en tout correctement et qu’en aucun cas elle ne néglige la justice du fait d’actes de corruption ». Le mouvement « en L » du cavalier est interprété comme la possibilité qu’ont « les cavaliers et les seigneurs de la terre de percevoir les taxes et d’imposer la juste correction en fonction du type de délit, mais sur la troisième case ils dévient, lorsqu’ils extorquent injustement des taxes et des impôts à leurs sujets ». Des fous, on se souvient qu’ils représentent les évêques, ce qui renvoie immédiatement au fait qu’aujourd’hui encore, dans les pays anglophones, le fou est appelé bishop. Enfin, il y a les pions « qui sont les pauvres de la terre » qui n’avancent que d’une seule case en ligne droite, ce qui témoigne de leur « simplicité et rectitude » qui se trouvent compromises uniquement s’il s’agit de prendre. En effet, « lorsqu’il cherche à obtenir quelque chose de mondain ou des honneurs, le pion avance toujours en diagonale dans le but de prendre avec de faux serments, des flatteries ou des mensonges ».
« Le but du jeu, écrit l’auteur médiéval, est qu’une pièce en capture une autre ». Quand le jeu est terminé, « les pièces sont remises dans le sachet duquel elles ont été tirées ». Il est intéressant de noter la valeur d’un acte de justice qui assume ce geste et l’importance conférée à ce moment qui, de fait, n’appartient plus au véritable jeu des échecs. Dans le sachet, en effet, où sont remises les pièces, « il n’y a pas de différence entre le roi et le pauvre pion, ici, en fait, le riche et le pauvre sont toujours ensemble ». Ou plutôt, souvent il arrive « que le roi finisse en dessous, tandis que les pions restent au-dessus ». Ainsi, par un rappel au renversement de la parabole évangélique des derniers qui seront les premiers (cf. Mt 20, 1-16), l’auteur conclut son instruction morale, mettant en relief de manière très explicite la nette correspondance qui existe entre le destin de ces pièces dans le sac et celui « de presque tous les plus grands de ce monde qui, lors de leur passage terrestre, sont placés plus bas, tandis que les pauvres peuvent finalement arriver à jouir de la lumière de Dieu ».
© Traduction de Zenit, Hélène Ginabat