Réflexion du card. Bertone sur l’encyclique sociale « Caritas in veritate » (2)

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Conférence au sénat de la République italienne

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ROME, Mardi 25 août 2009 (ZENIT.org) – « La proposition de l’encyclique n’est ni à caractère idéologique, ni uniquement réservée à ceux qui partagent la foi dans la Révélation divine, mais se fonde sur des réalités anthropologiques fondamentales, comme le sont précisément la vérité et la charité entendues au sens droit, ou, comme le dit l’encyclique elle-même, données à l’homme et reçues par lui, et non pas produites par lui de façon arbitraire », déclare le cardinal secrétaire d’Etat Tarcisio Bertone, lors d’une rencontre au Sénat de la République italienne.

Le texte intégral a été publié en français par L’Osservatore Romano en français du 4 août, sous le titre : « Efficacité et justice ne suffisent pas :

pour être heureux, le don est nécessaire ». Nous le publions en quatre volets. Le premier volet a été publié hier, lundi 24 août 2009).

Le cardinal Bertone a prononcé ce discours dans la salle du chapitre de la bibliothèque du sénat de la République italienne, le mardi 28 juillet 2009 au matin, à propos de l’enseignement de l’encyclique de Benoît XVI, « Caritas in veritate ».

« Pour être heureux, le don est nécessaire »,

par le card. Tarcisio Bertone

(…)

1. Au-delà des dichotomies anciennes et obsolètes

Un message important qui nous vient de Caritas in veritate est l’invitation à dépasser la dichotomie désormais obsolète entre la sphère économique et la sphère sociale. La modernité nous a laissé en héritage l’idée selon laquelle pour pouvoir oeuvrer dans le domaine de l’économie, il est indispensable de viser au profit et d’être animés principalement par son propre intérêt; c’est comme si l’on disait que l’on n’est pas totalement entrepreneur si l’on ne poursuit pas la maximalisation du profit. Dans le cas contraire, on devrait se contenter de faire partie de la sphère du social.

Cette conception, qui confond l’économie de marché qui est le genus avec sa species particulière qu’est le système capitaliste, a conduit à identifier l’économie avec le lieu de la production de la richesse (ou du revenu) et le social avec le lieu de la solidarité pour une distribution équitable de celle-ci.

Caritas in veritate nous dit au contraire que mener une entreprise est également possible lorsque l’on poursuit des objectifs d’utilité sociale et que nos actions sont animées par des motivations de type pro-social. Il s’agit d’une façon concrète, même si ce n’est pas la seule, de combler l’écart entre l’économique et le social, étant donné qu’une action économique qui n’incorporerait pas en son sein la dimension du social ne serait pas éthiquement acceptable, comme il est également vrai qu’une action sociale exclusivement redistributive, qui ne tiendrait pas compte des ressources, ne serait pas durable à long terme: en effet, avant de pouvoir redistribuer, il faut produire.

Il faut être particulièrement reconnaissant à Benoît XVI d’avoir voulu souligner le fait que l’action économique n’est pas quelque chose de détaché et d’étranger aux principes fondamentaux de la doctrine sociale de l’Eglise qui sont: caractère central de la personne humaine; solidarité; subsidiarité; bien commun. Il faut dépasser la conception pratique selon laquelle les valeurs de la doctrine sociale de l’Eglise devraient trouver un espace uniquement dans les oeuvres de nature sociale, tandis qu’aux spécialistes de l’efficacité reviendrait le devoir de guider l’économie. Le mérite, et non le moindre, de cette encyclique, est de contribuer à trouver un remède à cette lacune, qui est à la fois culturelle et politique.

Contrairement à ce que l’on pense, l’effacité n’est pas le fundamentum divisionis pour distinguer ce qui est de l’ordre d’une entreprise de ce qui ne l’est pas, et cela pour la simple raison que la catégorie de l’efficacité appartient à l’ordre des moyens et non à celui des fins. En effet, il faut être efficaces pour poursuivre au mieux l’objectif que l’on a librement choisi de donner à sa propre action. L’entrepreneur qui se laisse guider par l’efficacité comme fin en soi risque de tomber dans la manie d’efficacité, qui est l’une des causes les plus fréquentes de destruction de la richesse, comme la crise économique et financière en cours nous le confirme tristement.

En élargissant un instant la perspective du discours, parler de marché signifie parler de concurrence, dans le sens où il ne peut y avoir de marché là où il n’y a pas de pratique de la concurrence (même si le contraire n’est pas vrai). Et personne ne met en doute que la fécondité de la concurrence réside en ce que celle-ci implique la tension, la dialectique qui présuppose la présence d’un autre et la relation avec un autre. Sans tension, il n’y a pas de mouvement, mais – c’est là toute la question – le mouvement que la tension engendre peut également être mortifère, c’est-à-dire conduire à la mort.

Lorsque le but de l’action économique n’est pas la tension vers un objectif commun – comme l’étymon latin cum-petere laisserait clairement entendre – mais la théorie d’Hobbes mors tua, vita mea, le lien social est réduit à la relation mercantile et l’activité économique tend à devenir inhumaine et donc, en ultime analyse, inefficace. C’est pourquoi, même dans la concurrence, la « doctrine sociale de l’Eglise estime que des relations authentiquement humaines, d’amitié et de socialité, de solidarité et de réciprocité, peuvent également être vécues même au sein de l’activité économique et pas seulement en dehors d’elle ou « après » elle. La sphère économique n’est, par nature, ni éthiquement neutre, ni inhumaine et antisociale. Elle appartient à l’activité de l’homme et, justement parce qu’humaine, elle doit être structurée et organisée institutionnellement de façon éthique » (n. 36).

Or, le bénéfice, certainement important, que Caritas in veritate nous offre, est celui de prendre véritablement en considération la conception du marché, typique de la tradition de pensée de l’économie civile, selon laquelle on peut vivre l’expérience de la socialité humaine au sein d’une vie économique normale, et non pas en dehors ou à côté de celle-ci. C’est une conception que l’on pourrait qualifier d’alternative, aussi bien par rapport à celle qui considère le marché comme lieu de l’exploitation et de la domination du fort sur le faible, ou par rapport à celle qui, dans le sillage de la pensée anarco-libérale, le considère comme un lieu en mesure d’apporter des solutions à tous les problèmes de la société.

Cette façon de mener une entreprise se différencie de l’économie de tradition smithienne, qui considère le marché comme l’unique institution véritablement nécessaire pour la démocratie et pour la liberté. La doctrine sociale de l’Eglise nous rappelle en revanche qu’une bonne société est certes le fruit du marché et de la liberté, mais qu’il existe des exigences, découlant du principe de fraternité, qui ne peuvent être éludées, ni renvoyées à la seule sphère privée ou à la philanthropie. Elle propose plutôt un humanisme à plusieurs dimensions, dans lequel le marché n’est pas combattu ou « contrôlé », mais est considéré comme un moment important de la sphère publique – sphère qui est beaucoup plus vaste que celle qui relève de l’Etat – et qui, s’il est conçu et vécu comme lieu ouvert également aux principes de réciprocité et du don, peut édifier une saine coexistence civile.

2. De la fraternité découle le bien commun

Je prends à présent en considération l’un des thèmes présents dans l’encyclique, qui me semble avoir suscité un certain intérêt public en raison de la nouveauté que revêtent les principes de fraternité et de gratuité dans l’action économique. « Si le développement économique, social et politique veut être
authentiquement humain, – dit Benoît XVI – il doit prendre en considération le principe de gratuité » (n. 34). « Des formes économiques de solidarité » sont nécessaires. Dans ce sens, le chapitre consacré à la collaboration de la famille humaine est significatif: on y souligne que « le développement des peuples dépend surtout de la reconnaissance du fait que nous formons une seule famille », c’est pourquoi « le thème du développement coïncide avec celui de l’inclusion relationnelle de toutes les personnes et de tous les peuples dans l’unique communauté de la famille humaine qui se construit dans la solidarité sur la base des valeurs fondamentales de la justice et de la paix » (nn. 53-54).

La parole-clé qui aujourd’hui, exprime mieux que tout autre cette exigence est celle de fraternité. C’est l’école de pensée franciscaine qui a conféré à ce terme la signification qu’il a conservée dans le temps, qui constitue le complément et l’exaltation du principe de solidarité. En effet, tandis que la solidarité est le principe d’organisation sociale qui permet aux inégaux de devenir égaux en vertu de leur égale dignité et de leurs droits fondamentaux, le principe de fraternité est le principe d’organisation sociale qui permet aux égaux d’être différents, dans le sens de pouvoir exprimer diversement leur projet de vie ou leur charisme.

Je m’explique: les époques que nous avons laissées derrière nous, le xix et en particulier le xx siècle, ont été caractérisées par de grandes batailles, tant culturelles que politiques, au nom de la solidarité, et cela a été une bonne chose; il suffit de penser à l’histoire du mouvement syndical et à la lutte pour la conquête des droits civils. La question est qu’une société visant au bien commun ne peut se contenter de la solidarité, mais a besoin d’une solidarité qui reflète la fraternité, étant donné que, si la société fraternelle est également solidaire, le contraire n’est pas nécessairement vrai.

Si l’on oublie le fait que ne peut être durable une société d’êtres humains dans laquelle le sens de fraternité est absent et dans laquelle tout se réduit à améliorer les transactions fondées sur l’échange de biens équivalents ou à augmenter les transferts réalisés par des structures publiques d’assistance, on comprend pourquoi, en dépit de la qualité des forces intellectuelles en action, on ne soit pas encore parvenu à une solution crédible du grand trade-off entre efficacité et équité. Caritas in veritate nous aide à prendre conscience que la société n’est pas capable d’avoir un avenir si le principe de fraternité disparaît; c’est-à-dire qu’elle n’est pas en mesure de progresser si existe et se développe uniquement la logique du « donner pour avoir » ou du « donner par devoir ». Voilà pourquoi, ni la vision libérale et individualiste du monde, dans laquelle tout (ou presque) est échange, ni la vision centrée sur l’Etat de la société, dans laquelle tout (ou presque) relève du devoir, ne constituent des guides sûrs pour nous faire sortir des impasses dans lesquelles nos sociétés sont aujourd’hui engagées.

On se demande alors pourquoi, réapparaît comme un fleuve karstique, la perspective du bien commun, selon la formulation qui lui a été donnée par la doctrine sociale de l’Eglise, après au moins deux siècles au cours desquels elle était de fait absente? Pourquoi le passage des marchés nationaux au marché mondial, qui a eu lieu au cours du dernier quart de siècle, rend de nouveau actuel le discours sur le bien commun? J’observe en passant que ce qui a lieu s’inscrit dans un mouvement plus vaste d’idées en économie, un mouvement dont l’objet est le lien entre religiosité et performance économique. A partir de la considération selon laquelle les croyances religieuses sont d’une importance décisive pour dresser un aperçu cognitif des sujets et pour forger les normes sociales de comportement, ce mouvement d’idées tente d’étudier combien la prédominance dans un pays (ou territoire) donné d’une certaine matrice religieuse influence la formation de catégories de pensée économique, les programmes de protection sociale, la politique scolaire et ainsi de suite. Après une longue période de temps, au cours de laquelle la célèbre thèse de la sécularisation semblait avoir mis un terme à la question religieuse, tout au moins en ce qui concerne le domaine économique, ce qui a lieu aujourd’hui apparaît véritablement paradoxal.

Il n’est pas si difficile d’expliquer le retour dans le débat culturel contemporain de la perspective du bien commun, véritable marque de l’éthique catholique dans le domaine économique et social. Comme l’a expliqué Jean-Paul ii à de nombreuses occasions, la doctrine sociale de l’Eglise ne doit pas être considérée comme une théorie éthique supplémentaire par rapport à celles déjà amplement présentes dans la littérature, mais comme une « grammaire commune » à celles-ci, car fondée sur un point de vue spécifique, celui de prendre soin du bien humain. En réalité, tandis que les diverses théories éthiques trouvent leur fondement dans la recherche de règles (comme cela a lieu dans le droit naturel positiviste, selon lequel l’éthique dérive de la norme juridique) ou encore dans l’action (il suffit de penser à la théorie néocontractuelle de Rawls ou au néo-utilitarisme), la doctrine sociale de l’Eglise adopte comme principe l' »être avec ». Le sens de l’éthique du bien commun explique que pour pouvoir comprendre l’action humaine, il faut se placer dans la perspective de la personne qui agit (cf. Veritatis splendor, n. 78) et non dans la perspective d’un tiers (comme le fait le droit naturel), c’est-à-dire d’un spectateur impartial (comme Adam Smith l’avait suggéré). En effet, le bien moral, étant une réalité concrète, est avant tout connu non pas par celui qui le théorise, mais par celui qui le pratique; c’est lui qui sait l’identifier et donc le choisir avec certitude à chaque fois qu’il est remis en question.

3. Le principe du don en économie

(à suivre)

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ZENIT Staff

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