« L’usage de la technologie numérique pour organiser, commanditer et participer à des abus sur mineurs à distance (…) est en rapide croissance, et la lutte efficace contre ces horribles délits apparaît extrêmement difficile, bien supérieure aux capacités et aux ressources des institutions et des forces destinées à les combattre », a affirmé le pape François. Face à ce constat, il a demandé la collaboration de tous, évoquant en particulier le rôle des chercheurs et experts, professionnels de la communication, éducateurs, forces de l’ordre et agents de protection, responsables religieux et entreprises du numérique.
Le pape François a reçu en audience les participants au Congrès « Promouvoir la dignité des enfants du monde numérique – Du concept à l’action », ce jeudi matin 14 novembre 2019, dans le Palais apostolique du Vatican. Le congrès se tient les 14 et 15 novembre au Vatican, à la Villa Pia (Casina di Pio IV), siège de l’Académie pontificale des Sciences sociales.
Lançant « l’appel le plus pressant » aux grandes sociétés du secteur numérique, le pape a souligné leur « responsabilité à l’égard des mineurs, de leur intégrité et de leur avenir ». « Sans l’entière implication des sociétés du secteur, a-t-il insisté, sans une pleine conscience des retombées morales et sociales de leur gestion et de leur fonctionnement, il ne sera pas possible de garantir la sécurité des mineurs dans le contexte numérique ». Elles sont donc tenues de « se préoccuper des directions dans lesquelles s’oriente le développement technologique et social qu’elles promeuvent et provoquent »
Voici notre traduction du discours du pape François à l’ouverture des travaux. Il a été prononcé en italien.
HG
Majesté, Altesse,
Distinguées Autorités et responsables religieux,
Éminences, Excellences,
Mesdames et Messieurs,
Je remercie Son Altesse le Cheikh Saif Bin Zayed al Nahyan et le père Federico Lombardi pour leurs aimables paroles de salutation et d’introduction.
L’importance des thèmes que vous aborderez pendant ces journées est immense. Vous êtes nombreux à vous en occuper avec engagement et clairvoyance depuis plusieurs années. Il y a deux ans, en recevant les participants au Congrès « Child Dignity in the Digital World », j’ai déjà eu l’occasion de vous encourager à unir vos forces pour affronter la question de la protection efficace de la dignité des mineurs dans le monde numérique, parce qu’un problème aussi complexe requiert la collaboration de tous : chercheurs et technologues, entrepreneurs et économistes, législateurs, hommes politiques et responsables de la sécurité, éducateurs et psychologues, et surtout responsables religieux et moraux (cf. Discours, 6 octobre 2017). Je me réjouis que le chemin entrepris alors ait continué avec d’autres initiatives, dont en particulier la Conférence interreligieuse à Abou Dhabi d’il y a un an, et que cette rencontre soit maintenant relancée.
Au cours des dernières décennies, suite aux expériences dramatiques vécues dans son corps, l’Église catholique a pris vivement conscience de la gravité des abus sexuels sur des mineurs et de leurs conséquences, de la souffrance qu’ils provoquent et de l’urgence d’en guérir les blessures, de lutter avec la plus grande détermination contre ces crimes et de développer une prévention efficace. C’est pourquoi elle se sent obligée aussi de regarder en avant avec clairvoyance.
Nous sommes en effet confrontés aux questions cruciales que pose à l’avenir de l’humanité le développement vertigineux des technologies de l’information et de la communication. Il est indubitable que ce développement, dans le domaine numérique, offre de nouvelles opportunités pour les mineurs, pour leur éducation et formation personnelles. Il permet un plus large échange d’expériences, favorise aussi le développement économique et offre de nouvelles possibilités dans de multiples domaines dont celui de la santé. Les technologies ouvrent de nouveaux horizons particulièrement pour les mineurs qui vivent dans des conditions défavorisées ou loin des centres urbains des pays plus industrialisés.
Le défi qui nous est lancé est donc de favoriser l’accès sûr des mineurs à ces technologies, en garantissant en même temps leur croissance saine et sereine, sans qu’ils ne soient l’objet de violences criminelles inacceptables ou d’influences gravement nocives pour l’intégrité de leur corps et de leur esprit.
Malheureusement, l’usage de la technologie numérique pour organiser, commanditer et participer à des abus sur mineurs à distance, y compris au-delà des frontières nationales, est en rapide croissance, et la lutte efficace contre ces horribles délits apparaît extrêmement difficile, bien supérieure aux capacités et aux ressources des institutions et des forces destinées à les combattre. La diffusion des images d’abus ou d’exploitation de mineurs est en augmentation rapide et elles se réfèrent à des formes de plus en plus graves et violentes d’abus et à des mineurs de plus en plus jeunes.
La propagation de la pornographie dans le monde numérique s’étend d’une manière vertigineuse. C’est déjà en soi un fait très grave, fruit d’une perte générale du sens de la dignité humaine et lié souvent aussi à la traite de personnes. Le phénomène est encore plus dramatique dans la mesure où ce matériel est largement accessible aussi aux mineurs à travers internet et surtout à travers les appareils mobiles. La majeure partie des études scientifiques concorde à mettre en lumière les lourdes conséquences qui en découlent sur le psychisme et sur les comportements des mineurs. Ce sont des conséquences qui dureront toute leur vie, avec des phénomènes de grave dépendance, de propension à des comportements violents et à des relations émotives et sexuelles profondément perturbées.
Il est urgent de se rendre toujours mieux compte des dimensions et de la gravité de ces phénomènes. En effet, une des caractéristiques du développement technologique d’aujourd’hui est qu’il nous prend par surprise, parce que souvent nous en voyons d’abord les aspects plus fascinants et positifs (qui, par chance, ne manquent pas), mais ensuite nous nous rendons compte des conséquences négatives lorsqu’elles sont déjà très répandues et qu’il est très difficile d’y remédier. C’est pourquoi je m’adresse à vous, experts et chercheurs : vous avec une tâche fondamentale ! Il faut voir avec clarté la nature et les dimensions des dangers que nous devons combattre. Le domaine à explorer est vaste et complexe. Nous ne pouvons pas nous leurrer en pensant répondre à de tels défis sur la base de connaissances sommaires et superficielles, mais commencer à poser les bases pour protéger la dignité des mineurs doit être un noble objectif de votre travail de recherche scientifique.
La tâche des professionnels de la communication n’est pas moins importante. Il faut diffuser la conscience des risques inhérents à un développement technologique incontrôlé dans toutes les composantes de la société. La gravité de la question dans son ensemble et dans ses conséquences futures n’a pas encore été comprise – et souvent on ne veut pas comprendre ! Cela ne peut se produire sans une alliance étroite avec les médias, c’est-à-dire avec vous, les communicateurs et avec votre capacité à mobiliser l’opinion publique et la société.
À juste titre, vous avez choisi comme thème de cette rencontre : « Du concept à l’action ». En effet, il ne suffit pas de comprendre, il faut agir. La condamnation morale des préjudices infligés aux mineurs par un mauvais usage des nouvelles technologies numériques doit se traduire en initiatives concrètes et urgentes. Plus le temps passe, plus le mal est enraciné et il est difficile de le contrecarrer. En témoignent avec préoccupation ceux qui – comme certains d’entre vous – se dévouent généreusement à leur vie dans cette bataille en contact plus direct avec le crime et avec les victimes : éducateurs, forces de l’ordre, agents de protection et bien d’autres.
Un noeud crucial du problème concerne la tension – qui finit par devenir une contradiction – entre l’idée du monde numérique comme espace de liberté d’expression et de communication illimitée, et celle d’un usage responsable des technologies et donc de ses limites.
À la protection de la pleine liberté d’expression est liée l’idée de la protection de la vie privée, avec des formes toujours plus sophistiquées de cryptage des messages, qui rendent tout contrôle très difficile ou impossible. Il est donc nécessaire de trouver un équilibre adéquat entre l’exercice légitime de la liberté d’expression et l’intérêt social qui doit assurer que les moyens numériques ne soient pas utilisés pour commettre des activités criminelles au détriment des mineurs. Pour favoriser le développement d’internet, avec ses nombreux avantages, les sociétés qui en fournissent les services ont longtemps été considérées comme de simples fournisseurs de plateformes technologiques, qui n’étaient responsables ni légalement ni moralement de leur emploi. Le potentiel des instruments numériques est énorme mais les éventuelles conséquences négatives de leur abus dans le domaine de la traite des êtres humains, dans l’organisation du terrorisme, dans la diffusion de la haine et de l’extrémisme, dans la manipulation de l’information et aussi – nous devons insister – dans le domaine des abus sur les mineurs peuvent être tout aussi considérables. Maintenant, enfin, l’opinion publique et les législateurs s’en rendent compte. Comment alors les aider à entreprendre des mesures adéquates pour empêcher les abus ? Permettez-moi d’insister sur deux points en particulier.
Premièrement, la liberté et la protection de la vie privée des personnes sont des biens précieux, appelés à s’harmoniser avec le bien commun de la société. Les autorités doivent pouvoir agir efficacement, s’appuyant sur des instruments législatifs et opérationnels appropriés, dans le plein respect de l’État de droit et du juste processus, pour lutter contre les activités criminelles qui lèsent la vie et la dignité des mineurs.
Deuxièmement, le développement vertigineux du monde numérique a pour protagonistes les grandes sociétés du secteur, qui dépassent aisément les frontières entre les États, se déplacent rapidement sur le front le plus avancé du développement technologique et ont accumulé des ressources économiques considérables. Il est désormais évident qu’elles ne peuvent se considérer complètement extérieures à l’emploi des instruments qu’elles mettent entre les mains de leurs clients. C’est par conséquent à elles que j’adresse aujourd’hui l’appel le plus pressant à la responsabilité à l’égard des mineurs, de leur intégrité et de leur avenir. Sans l’entière implication des sociétés du secteur, sans une pleine conscience des retombées morales et sociales de leur gestion et de leur fonctionnement, il ne sera pas possible de garantir la sécurité des mineurs dans le contexte numérique. Elles sont non seulement tenues à respecter les lois, mais aussi à se préoccuper des directions dans lesquelles s’oriente le développement technologique et social qu’elles promeuvent et provoquent parce que ce développement précède de fait les lois mêmes qui cherchent à le réguler.
Bien que ces défis soient difficiles à relever, il y a de multiples domaines d’action. Je me limite à quelques exemples.
Il y a des initiatives très appréciables – comme par exemple la Safety by Design, lancée par la Commission compétente du Gouvernement australien –, pour que l’industrie numérique cultive une approche proactive et cohérente de la sécurité du client jusque dans la phase du développement des produits et services en ligne, reconnaissant explicitement que la responsabilité de cette sécurité, dans tous ses aspects, ne doit pas retomber uniquement sur le client, mais aussi sur ceux qui projettent, développent et fournissent ces produits et ces services.
En outre, comme cela se produit dans certains pays, il faut encourager l’engagement des législateurs afin que les entreprises qui permettent la navigation à travers des appareils mobiles soient obligées de vérifier l’âge de leurs clients, afin de pouvoir interdire aux mineurs l’accès à des sites pornographiques. Aujourd’hui, en effet, les mineurs utilisent surtout les téléphones portables et les filtres utilisés pour les ordinateurs sont inefficaces. Des études fiables disent que l’âge moyen du premier accès à la pornographie est actuellement de 11 ans et a tendance à baisser encore. Cela n’est en aucun cas acceptable.
Bien que les parents soient les premiers responsables de la formation de leurs enfants, il faut prendre acte que, malgré leur bonne volonté, il est aujourd’hui de plus en plus difficile pour eux de contrôler l’usage que font leurs enfants des instruments électroniques. C’est pourquoi l’industrie doit collaborer avec les parents dans leur responsabilité éducative. L’identification de l’âge des utilisateurs ne doit donc pas être considérée comme une violation du droit à la vie privée, mais comme un prémisse importante pour la protection efficace des mineurs.
Les possibilités de la technologie sont de plus en plus élevées. Aujourd’hui, on parle beaucoup des applications de la fameuse intelligence artificielle. L’identification et l’élimination de la circulation en réseau des images illégales et nocives qui recourent à des algorithmes de plus en plus élaborés sont un domaine de recherche très important, où les chercheurs et les professionnels du monde numérique doivent continuer de s’engager dans une noble compétition pour lutter contre l’emploi pervers des nouveaux instruments à disposition. Je fais donc appel aux ingénieurs informaticiens, pour qu’ils se sentent eux aussi responsables en première ligne de la construction de l’avenir. C’est à eux, avec notre soutien, de s’engager dans un développement éthique des algorithmes, de se faire les promoteurs d’un nouveau domaine de l’éthique pour notre temps : l’ « algor-éthique ».
Le développement technologique et du monde numérique implique d’énormes intérêts économiques. On ne peut donc négliger la force avec laquelle de tels intérêts tendent à conditionner la conduite des entreprises. Agir pour la responsabilité des investisseurs et des gestionnaires, pour que le bien des mineurs et de la société ne soit pas sacrifié au profit, est donc un engagement à encourager. Comme cela se produit déjà pour le développement d’une sensibilité sociale dans le domaine environnemental ou du respect de la dignité du travail, de même l’attention à la protection efficace des mineurs et la lutte contre la pornographie doivent devenir de plus en plus présentes dans la finance et dans l’économie du monde numérique. La croissance sure et saine de la jeunesse est le noble objectif pour lequel il vaut la peine de travailler et cela vaut bien davantage que le simple profit économique obtenu au risque de faire du mal aux jeunes.
Dans un monde comme le nôtre, où les frontières entre les États sont continuellement dépassées par les dynamiques crées par les développements du numérique, nos efforts doivent assumer la dimension d’un mouvement mondial qui s’unit aux engagements les plus nobles de la famille humaine et des institutions internationales pour la protection de la dignité des mineurs et de chaque personne. C’est un défi de taille qui nous interpelle avec de nouvelles interrogations : comment défendre, en effet, la dignité de la personne et du mineur à l’ère du numérique, quand la vie et l’identité de la personne sont inextricablement liées aux données qui la distinguent et dont de nouvelles formes de pouvoir cherchent continuellement à s’emparer ? Comment formuler des principes et des exigences à respecter par tous dans le monde globalisé numérique ? Ce sont des questions exigeantes qui nous demandent d’être profondément solidaires avec tous ceux qui s’engagent avec patience et intelligence pour cette cause dans le monde des relations et des règlementations internationales.
La créativité et l’intelligence de l’homme sont merveilleuses, mais elles doivent être orientées dans la direction positive du bien intégral de la personne dans toute sa vie, dès l’enfance. Tous les éducateurs, tous les parents le savent très bien et doivent être aidés et soutenus dans leur service par l’engagement unanime d’une nouvelle alliance de toutes les institutions et les forces éducatives.
Ce qui y contribue, c’est non seulement la saine raison éthique, mais aussi la vision et l’inspiration religieuse, qui a une respiration universelle parce qu’elle fonde le respect de la dignité humaine sur la grandeur et la sainteté de Dieu, son Créateur et Sauveur. C’est pourquoi la présence parmi vous de nombreux responsables religieux influents, qui désirent assumer ces problèmes de manière solidaire et corresponsable, est bienvenue. Je les salue avec un grand respect et je les remercie sincèrement. La cause de la protection des mineurs dans le monde numérique, c’est-à-dire dans notre monde d’aujourd’hui et de demain, doit nous voir unis, en tant que témoins de l’amour de Dieu pour chaque personne, à commencer par les plus petites et les plus désarmées, pour faire grandir en tous, partout dans le monde et dans toutes les confessions religieuses, l’attention, le soin et la conscience. Nous voulons bannir de la face de la terre la violence et tout type d’abus à l’égard des mineurs. Regardons-les dans les yeux : ce sont vos filles et vos fils, nous devons les aimer comme les chefs-d’oeuvre et les enfants de Dieu. Ils ont droit à une vie bonne. Nous avons le devoir de faire tout notre possible pour qu’ils l’obtiennent.
Je vous remercie et j’invoque sur vous tous la bénédiction de Dieu. Merci.
© Traduction de Zenit, Hélène Ginabat