Le cardinal Paul Poupard a évoqué cette confidence du pape Paul VI : « Newman, Père de l’Eglise pour le siècle à venir ! ». Une expression citée par Pascale Vincette, professeur au collège des Bernardins (Paris), dans sa présentation du bienheureux cardinal John Henry Newman (1801-1890), qu’elle adresse aux lecteurs de Zenit, en ce jour où le Vatican annonce la reconnaissance d’un second miracle, ce qui ouvre la voie à sa prochaine canonisation. Pascale Vincette souligne aussi l’insistance de Newman sur la place des laïcs dans l’Eglise et son rôle dans Vatican II. Benoît XVI avait voulu présider lui-même sa béatification, en Angleterre, à Birmingham, le 19 septembre 2010.
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Newman: parcours biographique
Suite à la béatification de John Henry Newman, le 19 septembre 2010, Benoît XVI disait que cet événement avait davantage mis en lumière « un intellectuel de grande envergure, un éminent écrivain et poète, un sage homme de Dieu, dont la pensée a illuminé de nombreuses consciences et exerce encore aujourd’hui une fascination extraordinaire »[1]. Qui est donc Newman ?
John Henry Newman est né à Londres le 21 février 1801, dans une famille bourgeoise appartenant –comme la plupart des Anglais alors– à l’Église d’Angleterre ou « anglicane » (l’Église « établie » du pays, l’Église officielle, liée à l’État). Il est l’aîné de 6 enfants. Sa famille est peu pratiquante, ce qui est normal à cette époque, mais la lecture de la Bible y occupe une place centrale. Chaque famille la possède et on la lit non seulement à l’église, mais chez soi. Newman en est imprégné très tôt, notamment grâce à sa grand-mère paternelle, et il en apprend par cœur des chapitres, voire des livres entiers.
L’année 1816 est marquée par plusieurs événements majeurs. Suite aux guerres napoléoniennes, la banque où travaille son père, dans la « City », doit fermer ses portes. La famille est contrainte de déménager dans une petite ville et s’adapte à la situation financière désormais précaire. Quelques mois plus tard, John Henry tombe malade et il est autorisé à passer l’été en convalescence à l’école. C’est alors que Newman fait une expérience spirituelle qui le marquera pour toujours et qu’il appellera sa « première conversion » : « Quand j’eux quinze ans, un grand changement se fit dans ma pensée. Je subis les influences d’un credo défini, mon esprit reçut l’empreinte du dogme, et cette empreinte, grâce à Dieu, ne s’est jamais effacée ni obscurcie […]. Je crus que la conversion intérieure dont j’étais conscient… continuerait dans la vie future, et que j’étais prédestiné à la gloire éternelle […] [cette conversion] m’isola des objets qui m’entouraient, elle me confirma dans la défiance que j’avais touchant la réalité des phénomènes matériels ; et elle concentra toute ma pensée sur deux êtres – et deux êtres seulement– absolus et s’imposant avec une évidence lumineuse, moi-même et mon Créateur »[2].
Newman, élève brillant et précoce, s’inscrit dès cette fin d’année 1816 à Trinity, l’un des collèges d’Oxford, université anglicane et principal séminaire du pays. Et après plusieurs années d’étude acharnée, il devient, en 1822, enseignant et agrégé (fellow) du plus réputé des collèges d’Oxford alors, Oriel. Il y devient diacre en 1824, et prêtre un an plus tard. Fait exceptionnel dans l’anglicanisme : il considère son ordination comme la consécration de toute sa vie dans le célibat, ce à quoi il aspirait depuis sa « première conversion ». Devenir « ministre de l’Église » pour lui signifie détenir « le pouvoir infini de guider sur le chemin étroit de la vie, à la place du Christ ». Au lendemain de son ordination diaconale, il note dans son journal intime : « Je porte la responsabilité des âmes jusqu’au jour de ma mort »[3].
De 1826 à 1832, il exerce la lourde charge de « tuteur », que la plupart prenaient alors à la légère. Lui, au contraire, va s’efforcer de renouveler ce mode d’enseignement car il estime nécessaire de s’occuper, non seulement du progrès intellectuel des étudiants, mais aussi de leurs progrès moral et spirituel. Suite à un désaccord avec le nouveau président du collège concernant la nature de cette fonction, il se voit confier de moins en moins d’étudiants. Il profite de ce temps libre pour se consacrer à la prédication à Sainte-Marie, la paroisse universitaire dont il est nommé curé dès 1828, et pour poursuivre avec passion son étude des Pères de l’Église, que presque plus personne ne lit alors… Son premier ouvrage, publié en 1832 et intitulé Les Ariens du 4e siècle, porte sur l’hérésie arienne combattue en particulier par saint Athanase[4], au temps des conciles de Nicée et de Constantinople, et fait de Newman l’un des meilleurs connaisseurs de l’Église primitive. Il confiera plus tard que les Pères ont contribué à renouveler sa pensée en profondeur et ont fait de lui un catholique.
Sa démission du poste de « tuteur » lui permet encore d’accepter l’invitation d’amis (les Froude) à passer 6 mois en Méditerranée. C’est à la fin de ce voyage, alors qu’il est reparti seul en Sicile, qu’il tombe gravement malade et frôle la mort. Lorsqu’il revient à lui, il écrit le poème resté célèbre « Conduis-moi, douce lumière ». (L’une de ses hymnes encore chantées aujourd’hui). Il se sent alors investi d’une mission.
À son retour, au début de l’été 1833, Newman et ses amis Keble, Froude et Pusey, entreprennent de s’opposer aux ingérences de l’État dans la vie ecclésiale et d’enraciner de nouveau leur Église dans une Tradition « apostolique ». C’est la naissance du « Mouvement d’Oxford » ou « Mouvement tractarien » : pour diffuser leur pensée, les jeunes universitaires rédigent des « tracts », des pamphlets polémiques pouvant faire jusqu’à 70 pages. Ce mouvement de renouveau vise avant tout la redécouverte des sacrements, de la liturgie et de la vie de prière. La prédication de Newman va jouer également un rôle capital. C’est à Saint Mary the Virgin qu’il prêche la plupart des 600 sermons que nous possédons de sa période anglicane, et dont il publie le tiers environ. Cette prédication attire les étudiants et les enseignants de l’université, mais on vient même de beaucoup plus loin pour l’écouter, au point qu’il devient le prédicateur le plus écouté et lu du pays. Les 15 sermons les plus connus, publiés sous le titre de Sermons universitaires d’Oxford, sont à mettre à part. Il s’agit plutôt de conférences prononcées, à la demande de l’Université, à Sainte Marie toujours, le dimanche après-midi, entre 1826 et 1843. Ces discours traitent principalement du rapport entre la foi et la raison.
À partir de l’enseignement des Pères et des théologiens anglicans du XVIIe siècle, Newman essaie d’élaborer une théologie anglicane qui serait une voie intermédiaire, une Via Media, entre le protestantisme et le catholicisme, deux corruptions à ses yeux. Il continue à réfléchir au sens de la proposition du Credo : « Je crois en l’Église, une, sainte, catholique et apostolique ». Qu’est-ce qui unit l’Église d’Angleterre aux deux autres Églises (catholique et orthodoxe) à qui il reconnaît une certaine légitimité (sur leurs territoires respectifs) ? De là naît sa théorie des « branches ». Quant à la sainteté, il écrit dans une lettre : « Il faut que je vois [en Rome] plus de sainteté que je n’en vois à présent. […] [Si les catholiques] veulent convertir l’Angleterre, qu’ils aillent pieds nus dans nos villes manufacturières, qu’ils prêchent au peuple, comme saint François Xavier, qu’ils se fassent lapider et piétiner –et j’admettrai qu’ils puissent faire ce que nous ne pouvons pas faire, j’avouerai qu’ils sont meilleurs que nous […]. C’est cela être des catholiques. […] La foi et la sainteté sont irrésistibles »[5].
Cette lettre est datée de 1841, année qui commence mal pour Newman. Dans le « Tract 90 » (le dernier), il répond à des membres du Mouvement réformateur se demandant s’il est compatible d’adhérer à la fois à la doctrine catholique et aux « Trente-neuf Articles » (la profession de foi anglicane). Il y propose une interprétation suivant le sens qu’en donne l’Église catholique[6]. Ce tract, condamné par nombre d’évêques anglicans, met fin à la série. Deux autres « coups » vont « briser » Newman : alors qu’il entreprend une traduction annotée de Traités de saint Athanase, il constate un parallèle entre ariens/semi-ariens d’une part, protestants/anglicans d’autre part ; enfin, il est le témoin de l’émiettement de sa « théorie des branches » lorsqu’est établi à Jérusalem un évêché commun à la Prusse et à l’Angleterre, soit aux protestants et aux anglicans : « Ainsi, au moment précis où les évêques anglicans dirigeaient leurs censures contre moi, parce que j’avais tenté un rapprochement avec l’Église catholique, sans toutefois aller au-delà des limites que je croyais permises par les formulaires anglicans, ces mêmes évêques fraternisaient, par leurs actes ou par leur consentement tacite, avec les Congrégations protestantes » [7].
Newman en vient à douter sérieusement de la fidélité de l’Église anglicane à l’Église des premiers siècles, son modèle de référence. Il lui semble peu à peu que c’est l’Église catholique romaine –objet de haine de la part de la majorité des Anglais à l’époque– qui est le véritable continuateur de ce qu’il appelle « l’Église des Apôtres ». Il se demande quelle Église rejoindraient les Pères, s’ils revenaient de nos jours sur terre : « Imaginez que saint Athanase, ou saint Ambroise, reviennent soudain à la vie. Peut-il y avoir le moindre doute sur l’Église qu’ils reconnaîtraient comme la leur ? Tout le monde conviendra que ces Pères, quelles que pussent être leurs opinions personnelles, ou même, si l’on veut, leurs protestations, se trouveraient beaucoup plus chez eux en compagnie d’hommes comme saint Bernard ou saint Ignace de Loyola, ou du prêtre dans la solitude de son presbytère, ou d’une communauté de sœurs de la charité, ou de la foule illettrée à genoux devant l’autel, qu’auprès des docteurs ou des membres d’aucune autre confession. […] [L’esprit de cette Église est] celui qui se rapproche le plus, sinon tout à fait, du sentiment religieux, de l’ethos comme nous disons, de l’Église primitive… »[8].
Fin 1841, il quitte Oxford et se retire à Littlemore pour y mener, avec quelques compagnons, une vie semi monastique, faite d’étude, de prière et d’ascèse. Il s’atèle à son Essai sur le développement de la doctrine chrétienne dans le but de trancher la question suivante : les pratiques et croyances catholiques (l’invocation de la Vierge Marie et des saints, le purgatoire, le sacrifice de la messe, l’infaillibilité du pape) sont-elles des corruptions ajoutées par l’Église catholique, comme le lui reprochent les protestants et les anglicans, ou sont-elles les développements légitimes d’éléments présents dès les débuts du christianisme ? Il détermine 7 critères ou « notes » permettant de distinguer entre un faux et un vrai développement et de prévenir la décadence : « Il n’y a pas corruption si l’idée conserve un seul et même type, les mêmes principes, la même organisation ; si ses commencements font pressentir les phases subséquentes, et que ses formes plus récentes protègent et conservent les plus anciennes ; si elle a un pouvoir d’assimilation et de reviviscence, et garde du début à la fin une vigoureuse activité »[9].
Il montre ainsi que tout développement authentique allie changement et continuité, nouveauté et fidélité. Il illustre ce principe par sa propre vie en passant sur l’autre rive, ou selon ses termes, en « rentrant au port après une violente tempête ». Il considère en effet sa conversion au catholicisme non comme une rupture mais comme une continuité et le prolongement logique de sa quête de vérité. Newman achève son Essai par le Nunc dimittis.
Le 9 octobre 1845, il est reçu dans l’Église catholique par le P. Dominique Barberi, religieux passionniste italien aujourd’hui béatifié. Les conséquences personnelles de cette décision vont être terribles. Il perd définitivement son poste à Oxford, ainsi que les revenus et autres avantages considérables attachés à ce statut ; la plupart de ses amis l’abandonnent ; il est même rejeté par sa famille.
Avec son ami Ambrose Saint John, Newman part à Rome pour y étudier la doctrine catholique et recevoir les Ordres. Il y fait la connaissance du milieu catholique et y découvre, entre autres Congrégations, l’Oratoire de saint Philippe Néri, communauté qu’il décide de fonder à son retour (début 1848), près de Birmingham, avec des amis qui ont eux aussi rejoint la communion catholique romaine. Il fondera plus tard une école, avec le souci de l’éducation des jeunes catholiques. Newman déplorait le manque de formation des catholiques.
De son côté, l’Église lui confie diverses missions, qui tournent court, faute de soutien de la part des évêques, à vrai dire sur la défensive, à cause du récent rétablissement de la hiérarchie catholique, en 1850. C’est ainsi qu’il fonde une université catholique à Dublin, entreprend une nouvelle traduction de la Bible en anglais et prend la direction d’une revue catholique devenue trop libérale aux yeux de l’épiscopat. Suite à l’article « De la consultation des fidèles en matière de doctrine » qu’il y publie en 1859, il est dénoncé à Rome pour hérésie, et à cause d’une lettre qui ne lui sera jamais remise, près de 8 années seront nécessaires pour que la suspicion soit écartée ! Cet article annonce la place qui sera accordée aux fidèles laïcs bien plus tard… lors de Vatican II. Son journal souligne une vie contrastée suite à sa conversion : « comme protestant, je trouvais ma religion triste, mais pas ma vie ; mais comme catholique, c’est ma vie qui est triste, pas ma religion » [10].
A cela s’ajoute une attaque particulièrement sournoise provenant d’un pasteur et romancier anglican qui met en doute le respect de la vérité, non seulement de la part de Newman, mais du clergé catholique tout entier. Newman y répond par le récit de son évolution personnelle : c’est la célèbre Apologia pro vita sua ou Histoire de mes opinions religieuses, chef-d’œuvre rédigé en quelques semaines (début 1864), comparé aux Confessions de saint Augustin, qui lui permet de renouer avec d’anciens collègues oxoniens et de regagner la faveur de l’opinion publique. Dès la préface, il confesse au lecteur qu’ « il a sacrifié bien des choses qu’il aimait, et estimait, et qu’il aurait pu garder s’il n’avait préféré l’honnêteté à la gloire et la vérité à des amis très chers »[11]. Cette réhabilitation dans le milieu anglican le pousse à republier l’ensemble des livres de la 1ère période de sa vie, sans y modifier pratiquement quoi que ce soit, mais en ajoutant ici ou là des préfaces et des notes. Fin 1877, il reçoit les honneurs de Trinity College : difficile d’imaginer l’émotion de cet ancien élève et professeur lorsqu’il franchit de nouveau les portes de la célèbre Université qu’il pensait avoir quittée pour de bon en 1841 !
En 1870, il est invité à participer au Concile du Vatican en tant qu’expert théologique par l’évêque d’Orléans et celui de Newport. Il refuse, d’abord parce qu’il ne s’est jamais considéré théologien, ensuite parce qu’il travaille à la publication d’un essai philosophique magistral, auquel il a réfléchi pendant une vingtaine d’années, à la demande d’un ami anglican, un scientifique devenu agnostique. Dans l’Essai de contribution en vue d’une grammaire de l’assentiment, titre qu’on abrège souvent en Grammaire de l’assentiment, Newman veut surtout venir en aide à la foi des gens simples en montrant qu’on peut croire sans comprendre ou encore croire sans être en mesure de donner ses raisons de croire, sans pouvoir démontrer, prouver sa croyance.
En 1879, le nouveau pape Léon XIII le fait cardinal. Dans son discours, Newman reconnaît avoir lutté toute sa vie contre le « libéralisme », ce que nous appelons aujourd’hui « relativisme » : le fait de réduire la religion à une affaire d’opinions, sans valeur ni vérité objective. Il choisit pour devise « Cor ad cor loquitur », « Le cœur parle au cœur », qu’il emprunte à saint François de Sales.
Newman meurt le 11 août 1890, aimé et admiré de l’immense majorité des anglais, toutes confessions confondues. Le 19 septembre 2010, le pape Benoît XVI l’a béatifié lors de sa visite d’Etat en Angleterre, présidant ainsi sa toute première béatification.
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NOTES
[1] Audience générale suivant sa béatification, 22 septembre 2010.
[2] Apologia pro vita sua, Textes newmaniens, p. 110-111 (édition anglaise, p. 4).
[3] Autobiographical Writings, p. 201.
[4] ATHANASE, saint (v. 295-373), patriarche d’Alexandrie, Père de l’Église, lutta contre l’arianisme.
[5] Letters and Diaries VIII, p. 42-43.
[6] Apologia pro vita sua, p. 296 (éd. Anglaise, p. 137).
[7] Apologia, p. 297-306 (p. 139-146). En particulier p. 302 (p. 142).
[8] Essai sur le développement de la doctrine, p. 132-136.
[9] Dev., p. 217 (p. 171).
[10] Autobiographical Writings, p. 254.
[11] Apologia p. 94 (p. xvii).
Le card. Newman a Rome, 1879 @ Julian Felsenburgh 2014 / wikimedia commons
Newman, «Père de l’Eglise pour le siècle à venir!», par Pascale Vincette
Un second miracle est reconnu : il sera canonisé