« L’Eglise en France face à la Shoah », par Sylvie Bernay

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Les coulisses d’un travail de recherche inédit

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ROME, mardi 17 janvier 2012 (ZENIT.org) – « Histoire du Christianisme Magazine » (en kiosque et par abonnement, n° 58, de janvier-février 2012) offre en avant-première quelques résultats de la recherche de l’historienne française Sylvie Bernay dans un dossier intitulé: « Les évêques contre les rafles » (cf. Zenit du 16 janvier 2012). Sylvie Bernay a accepté d’en dire davantage sur sa recherche passionnante aux lecteurs de ZENIT.

Zenit – Sylvie Bernay, vous êtes agrégée d’histoire et vous publiez en avril votre thèse de doctorat aux éditions du CNRS sous le titre : « L’Eglise en France face à la Shoah ». Pourquoi un doctorat sur ce thème?

Sylvie Bernay – J’aime à conter cette anecdote familiale. Mes grands parents maternels ont quitté la région parisienne pendant l’exode en 1940 et se sont réfugiés en Corrèze. Grâce à de nombreuses solidarités, la famille s’est installée à Argentat, où mon grand-père a pu ouvrir un atelier de photographie en 1941. Son travail a pris de l’ampleur, au point d’embaucher une juive allemande comme apprentie pendant près d’un an. Cette jeune femme a partagé les jeux de mes oncles et tantes. À l’approche de la Libération, comme les maquis étaient très actifs dans le secteur et la division SS Das Reich tout autant, elle est partie avec sa famille, qui s’était installée à la porte du village.
Enfant, j’ai baigné dans les souvenirs de la guerre et je me posais parfois des questions sur ce sauvetage. Comment cette jeune femme était-elle arrivée jusque chez nous ? Qu’était-elle devenue ?
Depuis que je travaille ce sujet, je recueille très souvent des témoignages similaires.
Plus profondément, j’ai toujours conçu mon métier d’historienne comme au service de la vérité. Il m’a semblé alors qu’une question majeure, en histoire contemporaine, concernait le rôle de l’Eglise face à la Shoah. Je me suis proposée de traiter le sujet, après un long cheminement personnel.

Dans quelle direction avez-vous cherché, quelles ont été les archives inédites auxquelles vous avez eu accès?

J’ai voulu tracer une trame chronologique précise afin d’établir les faits. Le mécanisme de la persécution commence en France avec le premier statut des Juifs, élaboré par le régime de Vichy en octobre 1940. Le calendrier de la Shoah, établi par les travaux de Serge Klarsfeld et d’autres à sa suite, me sert de canevas sur lequel j’ai raccordé les pièces d’archives que j’ai consultées. J’avais présenté cette ébauche au cardinal Lustiger qui a encouragé mon travail, lorsqu’il m’a reçue en 2003. Il était très important pour lui que je connaisse bien l’engrenage de la persécution.
Ma recherche croise les archives juives avec les archives catholiques. J’ai consulté le fonds du Consistoire central israélite, qui organise le culte juif en France depuis Napoléon Ier. Ces archives m’ont fait découvrir l’histoire des Juifs de France et j’en ai été passionnée. Ce fonds contient aussi les papiers de certains rabbins, qui ont payé de leur vie l’assistance à leurs coreligionnaires.
J’ai aussi consulté le fonds de Mgr Chappoulie, délégué des cardinaux et archevêques auprès du gouvernement de Vichy. Ce prélat servait d’intermédiaire entre les évêques de zone occupée et de zone libre, qui ne pouvaient pas se rencontrer. Mgr Chappoulie voyait souvent le nonce. J’ai pu mieux comprendre le rôle de la Secrétairerie d’Etat et de Pie XII, en croisant ce fonds avec les archives publiées par le Vatican. Ce sont les deux fonds qui m’ont demandé le plus de travail, avec celui du cardinal Suhard, archevêque de Paris à l’époque. Mais j’ai consulté bien d’autres fonds juifs et catholiques, l’énumération serait un peu longue.

Quels ont été les premiers résultats de ce travail de recherche?

Les premiers résultats éclairent la déclaration de repentance des évêques de France, lue à Drancy en 1997. Mes travaux expliquent le rôle de l’épiscopat au moment où le régime de Vichy met en place une législation antisémite de plus en plus sévère. Puis je montre comment l’épiscopat, dans son ensemble, s’est engagé dans la défense des proscrits au tournant de l’année 1941. Enfin je me suis attachée à définir les liens entre les réseaux de sauvetage, animés par la Résistance juive, et les diocèses. Je définis enfin la notion de « diocèses refuges ».

Dans la masse des archives consultées, quel a été votre critère?

Donner une synthèse représentative du contexte de cette époque de détresse …
C’est pourquoi, sur les conseils avisés de ma directrice de recherche, Catherine Nicault, j’ai vite abandonné l’idée de consulter tous les fonds épiscopaux des diocèses de l’époque et toutes les congrégations religieuses. Je n’aurais pas suffi à la tâche. Il faudrait compléter mon travail avec des monographies diocésaines diversifiées. Mon travail donne les grands principes de l’engagement de l’Eglise de France au côté des Juifs.

Quelle conscience les catholiques de France mais aussi la hiérarchie avaient-ils de la Shoah telle qu’on la connaît aujourd’hui?

Nous vivons dans une société marquée par la mémoire de la Shoah. Toutefois cette dernière est devenue quelque peu sélective. Les catholiques valorisent les sauvetages et l’action de Pie XII. Beaucoup de Juifs veulent comprendre la position des évêques français au moment de l’élaboration des lois antijuives par le gouvernement de Vichy. Le tout venant véhicule un certain nombre de poncifs sur la question. L’historien se doit de revenir aux faits et au contexte.
Pour en revenir à ce que savaient les catholiques de la Shoah, je prendrais deux exemples. Je relisais récemment les lettres que ma grande tante adressait à ma grand-mère pendant l’Occupation. Elle habitait en zone interdite. Les lettres de cette vieille dame sont marquées par l’obsession du froid et de la faim. Proche du dénuement, elle continuait son travail d’infirmière auprès des gens de son village. On vivait dans un univers très cloisonné à cause de la surveillance policière et du découpage du pays imposé par la ligne de démarcation.
En Corrèze, située dans l’ancienne zone libre, mon grand-père a entendu la protestation de Mgr Saliège, archevêque de Toulouse. Les réseaux de résistance et les radios alliées ont donné beaucoup de publicité à son message. Beaucoup d’historiens s’accordent à dire que les protestations épiscopales de l’été 1942 ont retourné l’opinion publique des Français et les ont encouragés à sauver les proscrits.
Les évêques ont reçu des bribes d’informations très préoccupantes sur le sort final des Juifs. Elles leur ont été fournies soit par la Gestapo et la police de Vichy, soit par le Consistoire israélite qui avait des informations provenant du monde libre sur la situation des Juifs dans l’Europe occupée. Ils ont pris cela au sérieux et ont agi en conséquence par voie diplomatique auprès du gouvernement de Vichy et des Allemands.
Mais ils étaient loin de comprendre l’ampleur du danger encouru par les Juifs et sa nature. Ils en ont été abasourdi en découvrant le sort de Juifs, après la Libération. La nécessité de donner libre cours à la vie les ont incités à ne plus évoquer cette période obscure par la suite. Ce mécanisme d’enfouissement mémoriel est assez courant chez les témoins de cette époque. La résurgence progressive de ces souvenirs pénibles permet de comprendre l’historiographie de ces 70 années, depuis le temps des rafles.

Le dossier de HCM est très fourni en photos et documents: est-ce qu’il y a l’un ou l’autre document ou photo dont la découverte vous a beaucoup frappée?

Mgr Rocacher, alors archiviste du diocèse de Toulouse et maintenant décédé, a retrouvé des lettres d’enfants cachés à Massip, par les soeurs de Notre Dame. Soeur Denise B
ergon, qu’il a longuement interviewée avant sa mort, n’avait pas osé envoyer ces missives. Elle ne voulait pas que la censure postale décèle la présence des Juifs. Mais pour soulager la souffrance et encourager l’espérance des enfants, les religieuses les ont aidées à écrire. Ces documents figurent dans ce dossier et j’en suis très émue. C’est un hommage aux archivistes diocésains qui m’ont toujours réservée le meilleur accueil et qui ont contribué à illustrer ce numéro.

La publication d’une thèse c’est comme une deuxième vie pour le travail effectué: qu’espérez-vous du fruit de cette publication?

J’y travaille d’arrache-pied et je me réjouis d’avance. Toutefois il est prudent d’attendre la sortie du livre et de mesurer les réactions, avant d’envisager de nouvelles perspectives. Mais j’espère bien continuer dans cette voie. Sous quelle forme ? Je compte sur la Providence pour me l’indiquer. Elle a, jusqu’ici, parfaitement conduit les choses.

Propos recueillis par Anita Bourdin

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Anita Bourdin

Journaliste française accréditée près le Saint-Siège depuis 1995. Rédactrice en chef de fr.zenit.org. Elle a lancé le service français Zenit en janvier 1999. Master en journalisme (Bruxelles). Maîtrise en lettres classiques (Paris). Habilitation au doctorat en théologie biblique (Rome). Correspondante à Rome de Radio Espérance.

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