Il est nécessaire, estime Mgr Paul Richard Gallagher, de « recentrer le débat sur l’Europe, souvent déséquilibré en faveur de la revendication de droits, personnels et sociaux, par rapport au concept même de devoir parfois perçu de manière hostile par la mentalité moderne ». Il rappelle qu’au centre des principes fondateurs du projet européen, « se trouve le devoir de solidarité », mais « une solidarité de la raison et du sentiment », « prémisse indispensable » fondée « sur l’objectivité d’une commune nature humaine ».
Mgr Paul Richard Gallagher, secrétaire pour les Relations avec les États, est intervenu au XL Meeting pour l’Amitié entre les Peuples mercredi 21 août 2019, sur le thème : Europe. Droits et devoirs (1979-2019). Le rassemblement se tient à Rimini du 18 au 24 août. « Ce qui lie entre eux les devoirs et les droits », a-t-il souligné, c’est « précisément cette caractéristique d’objectivité est de raison ».
« Le devoir d’aider son prochain en tant que personne est un devoir fondamental, mais certainement pas le seul », a poursuivi l’archevêque. « Il doit être équilibré par le devoir tout aussi important qui appartient aux États d’offrir des opportunités d’intégration aux migrants et la sécurité à leurs citoyens ». Il y a donc aussi, a-t-il rappelé, un « devoir de solidarité entre les États » qui est un « principe fondateur de l’existence même de l’Union européenne ». En effet, « le projet européen est né avec l’idée de donner vie à une communauté de peuples qui acceptent de se lier avec des devoirs réciproques ».
Voici notre traduction intégrale de l’intervention de Mgr Gallagher.
HG
Intervention de Mgr Paul Richard Gallagher
Monsieur le Ministre, Monsieur le Secrétaire d’État, Monsieur Nicola Renzi, Monsieur le Président Letta, Professeur Vittadini, chers amis,
Ce sont mes premiers moments à un Meeting de Rimini de Communion et Libération et je dois dire que je suis très ému par le grand public qui participe à cette réunion.
Le thème proposé oblige certainement, d’une certaine façon, à recentrer le débat sur l’Europe, souvent déséquilibré en faveur de la revendication de droits, personnels et sociaux, par rapport au concept même de devoir parfois perçu de manière hostile par la mentalité moderne. Le pape François lui-même le relevait au Parlement européen : « au concept de droit, il semble que ne soit plus associé celui, tout aussi essentiel et complémentaire, de devoir, de sorte que l’on finit par affirmer les droits de l’individu sans tenir compte du fait que tous les êtres humains sont liés à un contexte social dans lequel leurs droits et devoirs sont connectés à ceux des autres et au bien commun de la société elle-même » (1).
À bien des égards, si nous observons l’histoire du projet européen, qui a émergé à la fin du second conflit mondial, nous notons qu’il est est né principalement comme une « communauté de devoirs ». C’est ce que fait clairement comprendre Alcide De Gasperi, dont nous avons rappelé il y a deux jours le 65ème anniversaire de la mort, à une conférence prononcée à Bruxelles en 1948 (2). De Gasperi notait que « pour sauver la liberté, il faut sauver la paix » et que « toute l’action démocratique doit viser à la paix, pour les raisons mêmes de son existence ». Il faut, pousuivait-il, constituer par conséquent une « solidarité de la raison et du sentiment, de la liberté et de la justice et insuffler à l’Europe unie cet esprit héroïque de liberté et de sacrifice qui a toujours porté la décision aux grandes heures de l’histoire. C’est la tâche principale de tous ».
Dans ces quelques mots, De Gasperi indique les piliers sur lesquels édifier le projet d’unification européen : la défense de la liberté, la promotion de la justice et l’édification de la paix. Au centre se trouve le devoir de solidarité, prémisse indispensable pour réaliser les autres biens, puisque sans elle l’autre restera toujours d’une certaine façon un étranger, un concurrent et donc quelqu’un à combattre et à dominer. La solidarité était l’antidote à l’oppression tyrannique et l’engagement, vécu comme un devoir fondamental, qui aurait évité que se représentent des prémisses qui avaient conduit à la guerre mondiale.
Attention toutefois ! De Gasperi parle d’une solidarité de la raison et du sentiment. C’est une remarque particulièrement précieuse, surtout à notre époque très sentimentale, où même les questions les plus délicates sont traitées de manière évanescente, davantage pour susciter des émotions que pour élaborer des réflexions. Ces derniers temps, on a vu un déplacement décisif vers la « solidarité du sentiment » qui, au contraire, doit rester étroitement liée à la « solidarité de la raison ». Pour De Gasperi, c’était une prémisse indispensable pour que le projet européen puisse grandir et se développer. La solidarité n’est donc pas « une bonne réolution : [elle] se caractérise par des faits et des gestes concrets, qui approchent du prochain, indépendamment de la situation dans laquelle il se trouve » (3). Elle ne se base pas sur la compassion ou la répulsion que l’autre suscite, mais sur l’objectivité d’une commune nature humaine. En termes chrétiens, nous dirions qu’elle se base sur la conscience de faire partie d’un unique corps et par conséquent si un membre souffre, tous souffrent (cf. 1 Cor 12, 26).
Et c’est précisément cette caractéristique d’objectivité et de raison qui lie entre eux les devoirs et les droits. Parce qu’au devoir objectif de solidarité envers le prochain, correspond cet ensemble de droits tout aussi objectifs de toute personne humaine. Là où l’objectivité est absente, le système même des droits perd sa prégnance. C’est ce qui s’est produit au cours de ces cinquante dernières années lorsque « l’interprétation de certains droits s’est progressivement modifiée, jusqu’à inclure une multiplicité de « nouveaux droits », souvent en contradiction entre eux » (4), créant les prémisses de ce que le pape définit comme la colonisation idéologique moderne.
Ce processus de relativisation des droits est intimement connecté à l’exclusion progressive de la sphère religieuse de la vie sociale, à son tour fruit d’un laïcisme malsain, qui oppose César à Dieu au lieu de leur permettre une interaction positive, dans une évidente distinction des domaines. Il n’est donc « pas très surprenant », comme l’affirmait saint Jean-Paul II, de voir « les tentatives de donner un visage à l’Europe en en excluant l’héritage religieux et, en particulier, l’âme profondément chrétienne, en fondant les droits des peuples qui la composent sans les greffer sur le tronc irrigué par la sève vitale du christianisme » (5).
Un des résultats dramatiques de ce processus est la fragmentation de l’existence (6) : deuxième signe préoccupant de notre temps, marqué par la solitude et par l’individualisme (7). Malheureusement, poursuivait Jean-Paul II, l’Europe a connu pendant ces années « le grave phénomène des crises familiales et la disparition de la conception même de la famille, (…) la renaissance de certaines attitudes racistes, les tensions interreligieuses, l’égocentrisme qui replie sur eux les individus et les groupes, la croissance d’une indifférence éthique générale et d’une attention spasmodique à l’égard de leurs propres intérêts et privilèges » (8). Ce sont des paroles qui demeurent encore prophétiques seize ans plus tard.
La perte du sens du devoir et la progressive subjectivisation des droits a donc affaibli le coeur même du projet européen. À ce déséquilibre, dans ce que nous pourrions définir comme ses « prémisses théoriques », ont contribué ces dix dernières années les multiples crises qui ont frappé le continent : de la crise financière, qui a mis à rude épreuve le maintien de l’Euro, au résultat du référendum britannique, qui a d’une certaine manière remis en question la cohésion du projet européen tout entier ; de la question migratoire, qui a fait émerger les graves fractures qui existent entre les États membres de l’Union européenne, ainsi que le problème de l’identité religieuse et culturelle sur un continent de plus en plus déchristianisé, à l’avancée des populismes et de sentiments antieuropéens qui ont mis en évidence un déconnexion depuis longtemps en cours entre l’idéal d’une Europe unie et les peuples qui la composent. À ces crises s’ajoute l’émotivité et la réactivité croissantes des choix politiques, souvent privés d’une vision de fond et engagés dans une sorte de « navigation à vue », plutôt que dans un projet à long terme qui affronte les problèmes en cherchant des solutions durables.
Parmi les différentes crises que j’ai nommées, je m’arrête brièvement sur celle des migrations, étant donné sa constante actualité et la capacité du sujet à « échauffer les esprits » en alimentant des oppositions idéologiques qui ne tiennent pas pleinement compte de la complexité du problème. Je crois qu’il est évident pour tout le monde que l’on ne peut pas affronter efficacement une question aussi délicate sans avoir une vision politique claire à tous les niveaux. Mais comment avoir cette vision, sans une perspective culturelle qui permette d’affronter le large spectre des problématiques connexes ? Comment éviter qu’un grave problème humain et humanitaire ne se transforme qu’en une diatribe stérile sur des quotas et des frontières ? Comment faire pour qu’on ne se limite pas à simplement opposer les besoins des migrants et les droits des citoyens ? Comment éviter que les migrants ne continuent d’être victimes de trafiquants et que les citoyens, en particulier dans des pays qui sont en première ligne, comme l’Italie, n’éprouvent un sentiment général d’insécurité et d’impuissance face à un problème qui, malgré les efforts, n’est en grande partie pas encore traité ?
S’il y a un aspect qui frappe tous ceux qui entrent en contact avec le pape François, c’est sa profonde humanité. Il voit dans l’autre essentiellement et avant tout une personne. Toutes les autres caractéristiques de cette personne finissent d’une certaine façon au second plan. On comprend alors pourquoi il a souvent insisté, en parlant de l’Europe, sur le caractère central de la personne, comme antidote principal à la tentative de « chosifier » et de catégoriser les autres. « La première, et peut-être la plus grande contribution que les chrétiens puissent apporter à l’Europe d’aujourd’hui, affirme le pape, est de lui rappeler qu’elle n’est pas un recueil de chiffres ou d’institutions, mais qu’elle est faite de personnes » (9), dotées d’une dignité transcendante (10), c’est-à-dire d’une « capacité innée de distinguer le bien du mal, [de] cette “boussole” inscrite [dans leur coeur] et que Dieu a imprimée dans l’univers créé » (11). Et les personnes ont des noms, ont des visages, qui décrivent leur identité la plus intime et la plus profonde, leur façon d’être en relation avec le mystère infini de Dieu : « Ton nom est né de ce que tu fixais », comme le dit le titre suggestif de ce Meeting, tiré d’un poème de Karol Wojtyła. Le nom et le visage émergent précisément du lien avec Dieu qui fait de nous des personnes. Et justement à l’origine de l’idée d’Europe, précise De Gasperi, il y a « la figure et la responsabilité de la personne humaine avec son ferment de fraternité évangélique, […] sa volonté de vérité et de justice accentuée par une expérience millénaire » (12). Mais, ajoute le pape François, « reconnaître que l’autre est avant tout une personne, signifie valoriser ce qui m’unit à lui. Être une personne nous lie aux autres, fait de nous une communauté » (13). Et communauté est un mot fondamental de l’Europe car le projet européen est né avec l’idée de donner vie à une communauté de peuples qui acceptent de se lier avec des devoirs réciproques.
Pour revenir à la délicate question migratoire, il faut donc redécouvrir les devoirs, plus que les droits, qui sont en jeu. Il y a avant tout le devoir le plus évident : celui de la solidarité humaine envers la personne qui est dans le besoin, dans la souffrance et souvent en danger. C’est un devoir qui, avant de concerner les États et les gouvernements, concerne chacun de nous. C’est l’abc de la charité chrétienne : « j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger, j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire ; j’étais étranger et vous m’avez accueilli, j’étais nu et vous m’avez habillé ; j’étais malade et vous m’avez visité ; j’étais en prison et vous êtes venu jusqu’à moi » (Mt 25, 35-36).
Le devoir d’aider son prochain en tant que personne est un devoir fondamental, mais certainement pas le seul. Il doit être équilibré par le devoir tout aussi important qui appartient aux États d’offrir des opportunités d’intégration aux migrants et la sécurité à leurs citoyens. En ce sens, le Saint-Père, qui a à coeur les personnes, a été particulièrement clair : on ne peut privilégier un devoir au détriment d’un autre. Il faut la « vertu de prudence qui est la vertu du gouvernant, (…) un peuple qui peut accueillir mais qui n’a pas la possibilité d’intégrer, mieux vaut qu’il n’accueille pas » (14), parce qu’ « on ne peut pas penser que le phénomène migratoire est un processus sans discernement et sans règles » (15), a souligné le pape François.
Il y a ensuite un devoir de solidarité entre les États. C’est, comme je viens de le rappeler, un principe fondateur de l’existence même de l’Union européenne. On ne peut donc pas penser que la question n’intéresse que les pays « de frontière ». Ce n’est pas à moi bien sûr, et encore moins au Saint-Siège, d’offrir des solutions pratiques de ce point de vue, puisque c’est une question interne. Toutefois, on ne peut pas ne pas relever le déséquilibre actuel qui nécessite d’être corrigé, parce que les retombées de ce déséquilibre sont évidentes pour tous.
Il faut enfin rappeler qu’il y a aussi un devoir des migrants. C’est le devoir de se familiariser avec la terre sur laquelle ils sont arrivés, d’en apprendre la langue, d’en connaître les traditions culturelles et religieuses. On a parfois l’impression que l’on préfère la naissance de ghettos pour éviter les « contaminations » qui parviennent de l’extérieur. C’est une solution commode, souvent recherchée de la même façon par les migrants et par ceux qui les accueillent. La chronique a déjà montré que cette solution manque de souffle et aggrave les problèmes, au lieu de les résoudre. Le devoir des migrants de s’intégrer est au contraire une grande opportunité. Pour eux, avant tout, parce que cela les insère dans le nouveau contexte social où ils sont arrivés et les libère des dynamiques qui les ont fait fuir de leur patrie et qui se représentent souvent dans les lieux où ils arrivent en restant au sein de leur communauté nationale. C’est également une opportunité pour ceux qui accueillent, de redécouvrir, valoriser et communiquer efficacement leurs propres traditions culturelles et leur identité populaire.
Je vous remercie de votre attention.
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[1] François, Ripensare il futuro dalle relazioni. Discorsi sull’Europa, Libreria Editrice Vaticana, Città del Vaticano 2018, 18.
[2] Cf. De Gasperi e l’Europa, scritti e discorsi, a cura di M. R. De Gasperi, Brescia 1979, 68-71.
[3] François, Ripensare il futuro dalle relazioni, cit., 88.
[4] François, Discours aux membres du Corps diplomatique accrédité auprès du Saint-Siège pour la présentation des voeux du nouvel an, 8 janvier 2018.
[5] Jean-Paul II, Exhortation apostolique post-synodale «Ecclesia in Europa», 28 juin 2018, 7.
[6] Ibid., 8.
[7] Cf. François, Ripensare il futuro dalle relazioni, cit., 99-100.
[8] Jean-Paul II, Ecclesia in Europa, 8.
[9] François, Ripensare il futuro dalle relazioni, cit., 98.
[10] Cf. Ibid., 19.
[11] Ibid.
[12] A. De Gasperi, Notre patrie l’Europe. Discours à la Conférence parlementaire européenne, 21 avril 1954, in: Alcide De Gasperi e la politica internazionale, Cinque Lune, Roma 1990, vol. III, 437-440.
[13] François, Ripensare il futuro dalle relazioni, cit., 99.
[14] François, Conférence de presse sur le vol de retour d’Irlande, 26 août 2018.
[15] François, Ripensare il futuro dalle relazioni, cit., 105.
© Traduction de Zenit, Hélène Ginabat
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Europe. Droits et devoirs : par Mgr Paul Richard Gallagher
Pour une « solidarité de la raison et du sentiment »