« Ce soir, je voudrais mieux comprendre le cri des gens du diocèse… un cri que souvent, nous n’écoutons pas », a confié le pape François en rencontrant les participants au Congrès du diocèse de Rome, le 9 mai 2019, dans la Basilique Saint-Jean-de-Latran. Il a encouragé à ne pas habiter la ville « avec des idées, avec des plans pastoraux » mais « avec son cœur ». Et de prévenir : « Nous ne pouvons pas faire quelque chose de bon, d’évangélique, si nous avons peur du déséquilibre… parce que l’Évangile… est une doctrine ‘déséquilibrée’. »
Dans son long discours, le pape a prévenu contre le « cléricalisme » et le « fonctionnalisme ». Un diocèse qui tombe dans le fonctionnalisme, « s’éloigne tous les jours davantage de Jésus-Christ ».
« Faites attention, a-t-il aussi mis en garde, parce que le phénomène culturel mondial, disons au moins européen, des populismes, grandit en semant la peur. » Mais il a salué les lieux « positifs », « féconds » dans la ville : « là où les citoyens se rencontrent et dialoguent de manière solidaire et constructive ».
« Le premier sentiment à avoir dans le cœur, pour savoir écouter, c’est l’humilité et de bien se garder de mépriser les petits, quels qu’ils soient », a poursuivi le pape. Au contraire, « celui qui recherche sa propre gloire… n’a ni yeux ni oreilles pour les autres », « tout son espace intérieur est occupé par lui-même ou par le groupe auquel il appartient ».
L’évêque de Rome a recommandé aux diocésains d’exercer « un regard contemplatif sur la vie des personnes qui habitent la ville » : « Regarder. Et pour ce faire, dans chaque paroisse, cherchons à comprendre comment vivent les personnes, comment elles pensent, ce que ressentent les habitants de notre quartier, adultes et jeunes ; chercher à recueillir des histoires de vie… s’approcher en touchant la réalité. »
Voici notre traduction des paroles que le pape leur a adressées.
AK
Paroles du pape François
Merci de votre intervention et de votre écoute.
La première tentation qui peut venir après avoir écouté toutes les difficultés, tous les problèmes, toutes les choses qui manquent, c’est : « Non, non, il faut que nous réorganisions la ville, que nous réorganisions le diocèse, que nous mettions tout en état, que nous mettions en ordre ». Ce serait nous regarder nous-mêmes, recommencer à nous regarder à l’intérieur. Oui, les choses seront réorganisées et nous aurons remis en ordre le « musée », le musée ecclésiastique de la ville, tout en ordre. Cela signifie domestiquer les choses, domestiquer les jeunes, domestiquer le cœur des gens, domestiquer les familles ; faire de la calligraphie, tout parfait. Mais ce serait le plus grand péché de mondanité et d’esprit mondain anti-évangélique. Il ne s’agit pas de « réorganiser ». Nous avons entendu [dans les interventions précédentes] les déséquilibres de la ville, le déséquilibre des jeunes, des personnes âgées, des familles. Le déséquilibre des relations avec les enfants… Aujourd’hui, nous avons été appelés à gérer le déséquilibre. Nous ne pouvons pas faire quelque chose de bon, d’évangélique, si nous avons peur du déséquilibre. Il faut que nous prenions le déséquilibre en main : c’est ce que le Seigneur nous dit, parce que l’Évangile – je crois que vous me comprendrez – est une doctrine « déséquilibrée ». Prenez les Béatitudes : elles méritent le Prix Nobel du déséquilibre ! C’est l’Évangile.
Les apôtres se sont énervés lorsque le soir baissait et que cette foule – cinq mille, uniquement les hommes – continuaient d’écouter Jésus ; et eux, ils ont regardé leur montre et disaient : « C’est trop, il faut prier les Vêpres, les Complies… et puis manger… ». Et ils ont cherché la manière de « réorganiser les choses : ils se sont approchés du Seigneur et lui ont dit : « Seigneur, renvoie-les, parce que ce lieu est désert : qu’ils aillent s’acheter de quoi manger », dans la plaine déserte. Cela, c’est l’illusion de l’équilibre des gens « d’Église » entre guillemets ; et je crois – je l’ai dit je ne sais plus où – que c’est là qu’a commencé le cléricalisme : « Renvoie les gens, qu’ils s’en aillent, et nous mangerons ce que nous avons ». Peut-être est-ce là qu’a commencé le cléricalisme, qui est un bel « équilibre » pour organiser les choses.
J’ai noté des choses que j’ai entendues et qui m’ont touché le cœur… Et puis, sur ce chemin de « réorganisation des choses », nous aurons un beau diocèse fonctionnel. Cléricalisme et fonctionnalisme. Je pense – et je le dis avec charité, mais je dois le dire – à un diocèse – il y en a plusieurs, mais je pense à l’un d’eux – qui a tout fonctionnalisé : le département de ceci, le département de l’autre, et dans chacun des départements il a quatre, cinq, six spécialistes qui étudient les choses… Ce diocèse a plus d’employés que le Vatican ! Et ce diocèse, aujourd’hui – je ne veux pas le nommer par charité – ce diocèse s’éloigne tous les jours davantage de Jésus-Christ parce qu’il rend un culte à l’ « harmonie », à l’harmonie non pas de la beauté, mais de la mondanité fonctionnaliste. Et nous sommes tombés, dans ces cas, dans la dictature du fonctionnalisme. C’est une nouvelle colonisation idéologique qui cherche à convaincre que l’Évangile est une sagesse, une doctrine, mais pas une annonce, pas un kérygme. Et beaucoup laissent le kérygme, inventent des synodes et des contre-synodes… qui en réalité ne sont pas des synodes, mais sont des « réorganisations ». Pourquoi ? Parce que, pour être un synode – et cela vaut aussi pour vous [en tant qu’assemblée diocésaine] – il faut l’Esprit-Saint ; et l’Esprit Saint donne un coup de pied dans la table, la jette par terre et recommence à zéro. Demandons au Seigneur la grâce de ne pas tomber dans un diocèse fonctionnaliste. Mais je crois que, d’après ce que j’ai entendu, les choses sont bien orientées. Et avançons.
Et puis, ce soir, je voudrais mieux comprendre le cri des gens du diocèse : cela nous aidera à mieux comprendre ce que les gens demandent au Seigneur. Ce cri est un cri que souvent, nous n’écoutons pas non plus ou que nous oublions facilement. Et cela se produit parce que nous avons cessé d’habiter avec notre cœur. Nous habitons avec les idées, avec les plans pastoraux, avec la curiosité, avec des solutions préétablies ; mais il faut habiter avec son cœur. J’ai été frappé par ce que don Ben – [directeur de la Caritas] a éprouvé pour ce garçon [qu’il avait vu prendre un peu de pain dans une poubelle] : il a eu honte de lui-même, il n’a pas été capable d’aller lui demander : « Que penses-tu, comment va ton cœur, que cherches-tu ? ». Si l’Église ne fait pas ces pas, elle restera arrêtée, parce qu’elle ne sait pas écouter avec son cœur. L’Église sourde au cri des gens, sourde à l’écoute de la ville.
Je voudrais partager quelques réflexions que j’ai ici – qu’on a préparées pour moi et que j’ai un peu « recuisinées » – des réflexions qui éclairent le chemin pour l’année prochaine. Nous pouvons partir d’un passage évangélique : ensuite, je rappellerai quelques passages du discours que j’ai fait à l’Église italienne à Florence [10 novembre 2015], qui est précisément le style de notre Église. « Qu’il était beau, ce discours ! Ah, le pape a bien parlé, il a bien indiqué le chemin » et on l’encense… mais aujourd’hui, si je demandais : « Dites-moi quelque chose du discours de Florence. – Eh, oui, je ne me souviens pas… ». Disparu. Il est entré dans l’alambique des distillations intellectuelles et il a fini sans force, comme un souvenir. Reprenons le discours de Florence qui, avec Evangelii gaudium, est le plan pour l’Église en Italie et le plan pour cette Église de Rome.
Nous pouvons commencer avec un extrait de l’Évangile.
[Lecture de Matthieu 18,1-14]
Pape François
Gardez bien à l’esprit et dans le cœur que, quand le Seigneur veut convertir son Église, c’est-à-dire la rapprocher de lui, la rendre plus chrétienne, il fait toujours ceci : il prend le plus petit et le met au centre, invitant tout le monde à devenir petit et à « s’humilier » – dit littéralement le texte de l’Évangile – pour devenir petit, comme il l’a fait lui-même, Jésus. La réforme de l’Église commence par l’humilité, et l’humilité naît et grandit avec les humiliations. Ainsi, elle neutralise nos envies de grandeur. Le Seigneur ne prend pas un enfant parce qu’il est le plus innocent ou parce qu’il est le plus simple, mais parce que, en-dessous de 12 ans, les enfants n’avaient aucune importance sociale, à cette époque. Seul celui qui suit Jésus sur ce chemin de l’humilité et qui se fait petit peut vraiment contribuer à la mission que le Seigneur nous confie. Celui qui cherche sa propre gloire ne saura ni écouter les autres ni écouter Dieu, comment pourra-t-il collaborer à la mission ? Peut-être l’un de vous, je ne me souviens pas qui, me disait qu’il ne voulait pas encenser : mais parmi nous, il y a beaucoup de « liturges » qui se trompent et qui n’ont pas appris à bien encenser : au lieu d’encenser le Seigneur, ils s’encensent eux-mêmes et vivent comme cela. Celui qui recherche sa propre gloire, comment pourra-t-il reconnaître et accueillir Jésus dans les petits qui crient vers Dieu ? Tout son espace intérieur est occupé par lui-même ou par le groupe auquel il appartient – des personnes comme nous, bien souvent – et c’est pourquoi il n’a ni yeux ni oreilles pour les autres. Par conséquent, le premier sentiment à avoir dans le cœur, pour savoir écouter, c’est l’humilité et de bien se garder de mépriser les petits, quels qu’ils soient, jeunes orphelins ou qui ont fini dans le tunnel de la drogue, familles éprouvées par le quotidien ou détruites dans leurs relations, pécheurs, pauvres, étrangers, personnes qui ont perdu la foi, personnes qui n’ont jamais eu la foi, personnes âgées, handicapées, jeunes qui cherchent leur pain dans les poubelles, comme nous l’avons entendu…
Malheur à celui qui regarde de haut en bas et qui méprise les petits. Dans un cas seulement, il nous est permis de regarder une personne de haut en bas : pour l’aider à se relever. Le seul cas. Dans les autres cas, ce n’est pas permis. Malheur à ceux qui regardent de haut en bas pour mépriser les petits, même si leur style de vie, leur façon de raisonner sont très loin de l’Évangile ; rien ne justifie notre mépris. Celui qui est sans humilité et qui méprise ne sera jamais un bon évangélisateur, parce qu’il ne verra jamais au-delà des apparences. Il pensera que les autres sont seulement des ennemis, des « sans Dieu » et il perdra l’occasion d’écouter le cri qu’ils ont en eux, ce cri qui est souvent souffrance et rêve d’un « Ailleurs » où se manifeste le besoin du salut. Si l’orgueil et la supériorité morale présumée ne nous émoussent pas l’ouïe, nous nous rendrons compte que, sous le cri de tant de personnes, il n’y a rien d’autre qu’un gémissement authentique de l’Esprit Saint. C’est l’Esprit qui pousse encore une fois à ne pas se contenter, à chercher à se remettre en chemin ; c’est l’Esprit qui nous sauvera de cette « réorganisation » diocésaine. Qui d’ailleurs est un « gattopardisme » : vouloir tout changer pour que rien ne change.
Le second trait nécessaire – le premier est l’humilité : pour écouter, tu dois t’abaisser – le second trait nécessaire pour écouter le cri est le désintéressement. Il est exprimé dans le passage d’Évangile de la parabole du pasteur qui part à la recherche de la brebis égarée. Il n’a aucun intérêt personnel à défendre, ce bon pasteur : sa seule préoccupation est que personne ne se perde. Avons-nous des intérêts personnels, nous qui sommes ici ce soir ? Chacun de nous peut réfléchir : quel est mon intérêt caché, personnel, que j’ai dans mon activité ecclésiale ? La vanité ? Je ne sais pas… chacun a le sien. Sommes-nous préoccupés de nos structures paroissiales ? De l’avenir de notre institut ? Du consensus social ? De ce que diront les gens si nous nous occupons des pauvres, des migrants, des Roms ? Ou sommes-nous attachés à ce peu de pouvoir que nous exerçons encore sur les personnes de notre communauté ou de notre quartier ? Nous avons tous vu des paroisses qui ont fait des choix pour de bon, sous l’inspiration de l’Esprit, et beaucoup de fidèles qui allaient là-bas se sont éloignés parce que : « Ah, ce curé est trop exigeant, et même un peu communiste » et les gens s’en vont. Et quand les plaintes n’arrivent pas à l’évêque… Et si l’évêque n’est pas courageux, si ce n’est pas un homme qui a de l’humilité, un homme désintéressé, il appelle le prêtre et lui dit : « N’exagère pas, tu sais, un peu d’équilibre… ». Mais l’Esprit Saint ne comprend pas l’équilibre, il ne le comprend pas. Le désintérêt pour soi-même est la condition nécessaire pour pouvoir être plein d’intérêt pour Dieu et pour les autres, pour pouvoir les écouter vraiment. Il y a le « péché du miroir ». Et nous, prêtres, sœurs, laïcs avec la vocation de travailler, nous tombons si souvent dans ce péché du miroir : cela s’appelle le narcissisme et l’autoréférence, les péchés du miroir qui nous étouffent. Le Seigneur a écouté le cri des hommes qu’il a rencontrés et il s’est fait proche d’eux, parce qu’il n’avait rien à défendre et rien à perdre, il n’avait pas « le miroir » : il avait la conscience en prière, en contemplation avec le Père et avec l’onction de l’Esprit Saint. Voilà son secret et c’est pour cela qu’il a avancé. Il laisse les quatre-vingt-dix-neuf en sécurité et il se met à la recherche de celle qui s’est égarée. Nous, en revanche, comme je l’ai déjà dit, nous sommes souvent obsédés par les quelques brebis qui sont restées dans l’enclos. Et beaucoup cessent d’être des pasteurs de brebis pour devenir des « peigneurs » de charmantes brebis. Et ils passent tout leur temps à les peigner. Beaucoup ? Non ! Dix… peu de choses… C’est triste. Nous ne trouvons jamais le courage d’aller chercher les autres, celles qui se sont perdues, qui vont par des sentiers que nous n’avons jamais foulés. S’il vous plaît, soyons convaincus que tout mérite d’être laissé et sacrifié pour le bien de la mission. Moïse, devant sa mission, a eu peur, il a opposé mille résistances et objections ; il a cherché à convaincre Dieu de s’adresser à quelqu’un d’autre ; mais à la fin, il est descendu avec Dieu au milieu de son peuple et il s’est mis à écouter. Que le Seigneur nous remplisse le cœur de l’audace et de la liberté de celui qui n’est pas lié par des intérêts et qui veut se mettre avec empathie et sympathie au milieu de la vie des autres.
Le dernier trait du cœur, nécessaire pour écouter le cri et pour évangéliser, est d’avoir fait l’expérience des Béatitudes. Aujourd’hui, je parlais avec un rabbin, très ami, qui était venu de Buenos Aires, et il m’a dit : « Dans la Loi, je trouve que notre point de départ pour le dialogue judéo-chrétien est la loi de l’amour : Tu aimeras ton Dieu de toutes tes forces et ton prochain comme toi-même. Et dans l’Évangile, dans les livres chrétiens, quel est à ton avis le texte qui peut beaucoup nous aider ? ». Je lui ai aussitôt dit : les Béatitudes. Les Béatitudes sont un message chrétien, mais aussi humain. C’est le message qui te fait vivre, le message de la nouveauté… Cela m’a toujours aidé de penser que les Béatitudes rejoignent aussi les gens païens ou agnostiques. Gandhi lui-même, en son temps, a confessé que c’était son texte préféré. Les Béatitudes : cela signifie avoir appris du Seigneur et de la vie où est la vraie joie, celle que le Seigneur nous donne, et savoir discerner où la trouver et la faire trouver aux autres, sans se tromper de route. Celui qui se trompe de route ou qui trébuche, peut-être avec la présomption de marcher sur la voie de Dieu, risque de faire se tromper et trébucher aussi les autres. Nous le voyons dans certains mouvements pélagiens ou dans certains mouvements ésotériques, ou gnostiques, qui existent aujourd’hui parmi nous : tout le monde trébuche, tout le monde, ils sont incapables d’aller vers un horizon, il avancent un peu pour revenir sur eux-mêmes ; ce sont les propositions égocentriques. En revanche, les Béatitudes sont théocentriques, qui regardent la vie, te poussent en avant, te dépouillent mais te rendent plus léger pour suivre Jésus. Et Jésus parle de ne pas scandaliser les petits. Pourquoi ? Parce que le scandale est une pierre d’achoppement. Tu n’as pas compris l’esprit des Béatitudes. Pensons au monde des docteurs de la Loi : c’était une pierre d’achoppement continuelle pour le peuple. Le peuple savait qu’ils n’avaient pas d’autorité : ils scandalisaient. Et sur cette route, nous finissons par devenir des guides aveugles : nous trébuchons et nous faisons trébucher ceux que nous prétendons aider. Aux personnes fragiles, blessées par la vie ou par le péché, aux petits qui crient vers Dieu, nous pouvons et nous devons offrir la vie des Béatitudes dont nous avons nous aussi fait l’expérience, c’est-à-dire la joie de la rencontre avec la miséricorde de Dieu, la beauté d’une vie communautaire de famille où l’on est accueilli pour ce que l’on est, des relations vraiment humaines pleines de douceur. Je m’arrête un peu là-dessus. Ces jours-ci, je suis un peu obsédé par la douceur. C’est un mot qui risque de sortir du dictionnaire, comme est pratiquement sorti le verbe « caresser »… La douceur, la tendresse, les gestes de tendresse de Jésus… La douceur accueille chacun tel qu’il est. La richesse des moyens très pauvres, sans effets spéciaux…
Aujourd’hui, lors de la rencontre avec les Roms, j’ai trouvé sœur Geneviève, qui vit parmi eux depuis 50 ans, avec les forains du Luna Park, dans une roulotte. Simple : elle prie, elle sourit, elle caresse, elle fait du bien avec les Béatitudes. Les moyens très pauvres de l’écoute, du dialogue face à face, l’enthousiasme de travailler courageusement ensemble pour la justice et la paix, l’aide réciproque dans les moments de fatigue ou de persécution, la splendeur quotidienne de contempler avec un cœur pur le visage de Dieu dans la liturgie, dans l’écoute de la Parole, dans la prière, dans les pauvres… Cela vous semble peu de choses, cela ? C’est la route.
Il est vrai que les Béatitudes données par Dieu ne sont pas notre « plat de résistance » : nous devons encore apprendre ; nous devons chercher par cette route à offrir à nos concitoyens le plat de résistance qui les fera grandir. Et quand ils le trouvent, voilà que la foi fleurit, plante ses racines, se greffe sur la vigne qu’est l’Église, de qui elle reçoit la sève de la vie de l’Esprit. Pensons-nous que nous devons offrir autre chose au monde que l’Évangile cru et vécu ? Je vous en prie, ne scandalisons pas les petits en offrant le spectacle d’une communauté vaniteuse… Je vous invite à visiter l’Aumônerie apostolique : là-bas, le card. Krajewski, qui est un peu « diable », a mis une photo prise par un jeune photographe de Rome, un artiste : il y a la sortie d’un restaurant, en hiver, et en sort une dame d’un certain âge, presque âgée, avec sa fourrure, son chapeau, ses gants, très élégante, la dame, rien qu’en la regardant, on sent l’odeur du parfum français, tout parfait…, et au pied de la porte, sur le trottoir, une autre femme, vêtue de haillons, qui tend la main ; et cette dame élégante regarde de l’autre côté. Cette photo s’appelle Indifférence. Allez la voir. Ne scandalisons pas les petits. Ne tombons pas dans l’indifférence. Si nous offrons le spectacle d’une communauté vaniteuse – comme cette photo – intéressée, triste, qui vit la compétition, le conflit, l’exclusion, nous méritons les paroles de Jésus : » Je n’ai pas besoin de vous, vous ne me servez à rien. Au contraire, puisque vous risquez de faire beaucoup de dommages, dirait Jésus, il vaudrait mieux que vous disparaissiez, en vous jetant au fond de la mer ». Pour ne pas scandaliser. Rome est un peu loin de la mer, mais on peut dire : « Va te jeter dans le Tibre » (le pape parle en dialecte romain, ndlr)
À Florence, j’ai ensuite demandé à tous les participants au Congrès de reprendre en main Evangelii gaudium. C’est le second point de départ de l’évangélisation post-conciliaire. Pourquoi dis-je le « second point de départ » ? Parce que le premier point de départ est le document le plus grand, sorti après le Concile : Evangelii nuntiandi [de Paul VI, 8 décembre 1975]. Evangelii gaudium est une mise à jour, une imitation d’Evangelii nuntiandi pour aujourd’hui, mais la force c’est le premier. Prenez en main Evangelii gaudium, retournez sur le parcours de transformation missionnaire des communautés chrétiennes qui est proposé dans les pages de l’Exhortation. Je vous demande la même chose, à vous, ce soir, en vous renvoyant en particulier à une partie du deuxième chapitre d’Evangelii gaudium, celui des défis de l’évangélisation, les défis de la culture urbaine : les numéros qui vont de 61 à 75. Je souligne deux choses qui, en vue du cheminement de l’année prochaine, représentent aussi les deux tâches que je vous confie.
1) Exercer un regard contemplatif sur la vie des personnes qui habitent la ville. Regarder. Et pour ce faire, dans chaque paroisse, cherchons à comprendre comment vivent les personnes, comment elles pensent, ce que ressentent les habitants de notre quartier, adultes et jeunes ; chercher à recueillir des histoires de vie. Des histoires de vies exemplaires, significatives de ce que vit la majorité des personnes. Nous pouvons recueillir ces histoires de vie en interrogeant avec amitié les parents des enfants et des adolescents, ou en allant trouver les personnes âgées ou en interviewant les jeunes à l’école, en nous mettant d’accord avec leurs enseignants. J’ai mentionné les personnes âgées : s’il vous plaît, ne les oubliez pas. Maintenant, on s’occupe mieux d’elles parce que, comme le travail manque et que la personne âgée reçoit une pension, on s’occupe mieux d’elle, de la personne âgée… Mais faites-les parler : non pas pour devenir des antiquaires, non, pour avoir l’odeur des racines et pouvoir aller de l’avant enracinés. Avec cette technologie du virtuel, nous risquons de perdre l’enracinement, les racines, de devenir déracinés, liquides – comme disait un philosophe – ou encore, comme je préfère dire, gazeux, sans consistance, parce que nous ne sommes pas enracinés et que nous avons perdu le suc des racines pour grandir, pour fleurir, pour porter du fruit. Faisons parler les personnes âgées : n’oubliez pas ceci. Une écoute des personnes qui est de plus en plus le cri des petits. Mais surtout, ayez un regard contemplatif, pour vous approcher avec ce regard… Et s’approcher en touchant la réalité. Le toucher, des cinq sens, est le plus plein, le plus complet.
2) Deuxième tâche : exercer un regard contemplatif sur les cultures nouvelles qui se génèrent dans la ville. Nous le savons, la ville de Rome est un organisme qui palpite : prenons conscience que là où les personnes vivent et se rencontrent, il se produit toujours quelque chose de nouveau qui va au-delà des simples histoires de ses habitants. Dans Evangelii gaudium, j’ai souligné que les contextes urbains sont précisément les lieux où une nouvelle culture est produite : de nouveaux récits, de nouveaux symboles, de nouveaux paradigmes, de nouveaux langages, de nouveaux messages (cf. n.73).
Il faut les comprendre; les trouver et les comprendre. Et tout cela produit du bien et du mal. Le mal est souvent sous les yeux de tout le monde : « citoyens à moitié, non citoyens, restes urbains » (ibid., 74), parce qu’il y a des personnes qui n’accèdent pas aux mêmes possibilités de vie que les autres et qui sont rejetées ; ségrégation, violence, corruption, criminalité, trafic de drogue et des êtres humains, abus sur les mineurs et abandon des personnes âgées. C’est ainsi que se génèrent des tensions insupportables. Comme vous l’avez rappelé, il y a dans de nombreux quartiers de Rome des guerres entre pauvres, des discriminations, de la xénophobie et même du racisme. Aujourd’hui, au Vatican, j’ai rencontré cinq cents Roms et j’ai entendu des choses douloureuses. Xénophobie. Faites attention, parce que le phénomène culturel mondial, disons au moins européen, des populismes, grandit en semant la peur. Mais dans la ville, il y a aussi beaucoup de bien, parce qu’il y a des lieux positifs, des lieux féconds : là où les citoyens se rencontrent et dialoguent de manière solidaire et constructive, se crée « un tissu connecté où les personnes et les groupes partagent différentes modalités de rêver la vie, des imaginaires semblables, et se constituent de nouveaux secteurs humains, des territoires culturels invisibles » (ibid.).
Que le Seigneur bénisse notre écoute de la ville. Et puis, nous nous donnons rendez-vous à la Pentecôte. Ce sera pour nous la rencontre avec le visage du Seigneur dans le buisson ardent. Nous ôterons nos sandales, nous nous voilerons le visage et nous dirons à Dieu notre « oui » : Nous te suivons tandis que tu descends au milieu du peuple, pour écouter le cri des pauvres.
Merci !
© Traduction de Zenit, Hélène Ginabat