Une historienne et membre de l’École française de Rome, Nina Valbousquet, partage ses impressions d’une courte semaine de travail dans les archives du pape Pie XII (1939-1958), ouvertes aux chercheurs le 2 mars 2020 et à nouveau fermées le 6 mars à cause de la pandémie. Elle affirme que, dans le contexte des persécutions des Juifs, l’intérêt pour la figure du pape Pie XII ainsi que pour ses actions est justifié, mais ne reflète pas la « complexité de la situation ecclésiastique » en cette période tragique :
« Les débats mémoriels et sociétaux sur l’Église face au nazisme, au fascisme et à l’antisémitisme tendent à se focaliser sur un seul individu, le pape, scrutant sa personnalité, ses dires et ses actions », écrit-elle. « Cette attention au pouvoir pontifical est légitime, mais elle est aussi quelque peu réductrice face à la complexité des rouages ecclésiastiques, pour ne pas parler du monde catholique. »
La chercheuse affirme que la « réduction du cadre historique à la seule figure pontificale a souvent pour corollaire médiatique une mise en scène de la recherche en archives comme véritable chasse au trésor ». « Ainsi, poursuit-elle, l’énigme de l’attitude de Pie XII durant la Shoah serait résolue par la découverte d’un document unique, le document, la preuve absolue et univoque, servant soit au procès de canonisation, soit au tribunal d’inquisition. » Il s’agit, dit-elle, d’une approche erronée qui « aplatit » « ce qui est pourtant crucial pour comprendre l’attitude de l’Église durant cette période : l’ambivalence et l’ambiguïté ».
Spécialiste d’histoire transnationale du XXe siècle, de l’antisémitisme, du catholicisme et du fascisme et lauréate 2015 du prix de la Ville de Paris pour la recherche sur la xénophobie et l’antisémitisme, Nina Valbousquet parle des principes du travail de l’archiviste et partage quelques notes préliminaires sur les dossiers dont elle avait étudiés dans les archives du pape Pie XII : il s’agit principalement du celui sur les « Juifs, 1940-1944 » dans « l’un des rares inventaires papiers encore disponibles : ‘Nonciature de France’ ».
Pour retrouver les « nuances et contradictions, ce sfumato du passé proche », affirme l’historienne, il faut « accepter et embrasser l’équivocité et l’opacité de l’archive ». « Derrière l’attrait du sensationnalisme historico-médiatique, la réalité du travail en archives est bien différente, explique-t-elle. D’une part, le temps de la recherche est long et lent, la tâche est ample et collective ; d’autre part, l’intérêt de ces fonds documentaires immenses réside moins dans le dévoilement d’une improbable révélation que dans la diversité des acteurs et le jeu d’échelles qu’ils permettent d’appréhender comme autant d’objets historiques. »
« Nonciature de France »
Le premier jour du travail dans les archives, lundi 2 mars, l’historienne a eu accès à l’inventaire de la « Nonciature de France » : « Me voici, écrit-elle, bientôt en salle de consultation à ouvrir la toute première boîte issue de ce fonds. D’un lourd carton intitulé « Guerre », j’extrais le dossier qui m’occupera toute la semaine et au-delà : ‘Juifs, 1940-1944’. »
En dépouillant ces quelques « cinq cents feuillets », elle s’intéresse « en particulier aux réactions catholiques face aux rafles et déportations des Juifs au cours de l’été 1942 ». « Les archives, écrit-elle, laissent transparaître des décalages certains entre les différents niveaux de la hiérarchie, loin d’offrir une réponse monolithique et compacte aux évènements tragiques. »
Suite à « la forte impression » faite sur la population par la « brutalité » de la rafle du Vel d’Hiv (la plus grande arrestation massive des Juifs en France – en juillet 1942 – quand plus de treize mille personnes, dont près d’un tiers étaient des enfants, ont été arrêtées et ensuite envoyées vers le camp d’extermination d’Auschwitz – réd.), explique la chercheuse, la nonciature « déplore la réaction trop tiède de l’Assemblée des cardinaux et archevêques de France ; le message de l’assemblée transmis au maréchal Pétain est ainsi qualifié par la nonciature de protestation bien ‘platonique’ » (une lettre au secrétaire d’État du 31 juillet 1942).
Quelques évêques de l’Église de France « font cependant exception par leur condamnation publique et explicite des déportations, à l’image de la lettre pastorale du cardinal Saliège, archevêque de Toulouse, du 23 août 1942 ». Rappelant que « ces protestations et leur impact sur les politiques antisémites de Vichy sont bien connus de l’historiographie », Nina Valbousquet explique que les archives du Vatican « permettent de les situer davantage dans un paysage ecclésiastique tout en contrastes et un monde catholique travaillé de l’intérieur par la question du silence et de la prise de position publique ».
La chercheuse cite deux exemples « singuliers et diamétralement opposés » : le premier est un rapport du 2 septembre 1942, « élaboré pour la nonciature, au sujet de l’opinion publique dans la zone Sud face aux déportations ». Selon ce document, « le silence de l’Église en France et du Saint-Siège ne passe pas inaperçu : « J’ai trouvé chez des prêtres séculiers, religieux de plusieurs ordres, religieuses, civils de toute confession et nationalité, fonctionnaires même, un étonnement et presque un scandale de voir la hiérarchie – et même Rome – rester silencieuse, à l’exception des évêques de Toulouse et de Montauban », écrit le père jésuite Roger Braun, aumônier général adjoint des camps de Gurs et Rivesaltes. « Engagé dans l’aide aux détenus juifs, dont il essaie d’empêcher la déportation (en particulier des enfants), le père Braun sera le premier Français reconnu comme ‘Juste parmi les nations’ par Yad Vashem en 1972 », souligne l’historienne.
Le deuxième exemple est une lettre anonyme signée par « un curé de la campagne marseillaise » adressée à Pierre Laval, chef du gouvernement de Vichy.
Le principal objectif du courrier anonyme est de « dénoncer la lettre pastorale de l’évêque de Marseille, Mgr Delay, lue en chaire, le 6 septembre 1942, qui dans la continuité de celle de Saliège attirait l’attention des fidèles sur l’injustice inhumaine des persécutions antijuives ». Louant la politique antisémite de Laval, « la lettre anonyme vilipende la protestation de Mgr Delay : « Communiqué lamentable s’il en fut, qui présente comme ‘criminelle’ l’œuvre de salubrité publique que vous avez entreprise pour enrayer les méfaits de cette race qui porte le désastre et la ruine partout où elle domine ; communiqué qui n’aboutira qu’à être un ferment de division entre catholiques, alors que l’union des Français est si nécessaire. »
Il s’agit donc, explique la chercheuse, « d’un renversement complet des valeurs défendues par le rapport de Braun : ici le scandale provient de la protestation et non pas du silence, lequel est érigé en conduite morale ».
Aussi opposés soient-ils, « ces deux documents constituent des cas à la fois singuliers et notables qui permettent d’interroger la plasticité de la notion de silence, affirme Nina Valbousquet. Loin d’être réservée à une seule interrogation autour de l’attitude pontificale, la question se décline donc de manière fractale, à plusieurs échelles ».
« Écriture de l’histoire, un processus toujours inachevé »
La fermeture soudaine des archives à cause de la pandémie provoque chez la chercheuse les réflexions sur « la fragilité » et « la dimension insaisissable qui touchent toute source dont dispose le travail de l’historien » : « Cet arrêt soudain, cette suspension forcée, écrit-elle, révèlent la nature nécessairement incomplète de l’écriture de l’histoire, un processus toujours inachevé et, pour cette raison même, ouvert aux possibilités créatives et aux reformulations. »
L’historienne voit aussi un aspect positif dans la fermeture inattendue des archives : « À défaut de rêves glorieux (et vains) d’exhaustivité, écrit-elle, la frustration face à un continent archivistique temporairement inaccessible peut encourager au contraire la descente en profondeur dans les quelques documents que l’intuition a su choisir. »
En fait, conclut-elle, il s’agit d’une « chance devenue rare dans un monde de la recherche soumis aux soi-disant « lois » du marché, entre course effrénée aux publications et candidatures précaires : du temps suspendu, un arrêt sur images, une reprise d’une pensée libre sur la frénésie productive, avant de pouvoir repétrir la matière de l’archive, rattraper et reformuler le fil interrompu, forcément altéré, de ces histoires ».